Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: La peinture (1769) - Chant 1

Je chante l'art heureux ...


 

Je chante l'art heureux dont le puissant génie
Redonne à l'univers une nouvelle vie,
Qui, par l'accord savant des couleurs et des traits,
Imite et fait saillir les formes des objets,
Et prêtant à l'image une vive imposture,
Laisse hésiter nos yeux entre elle et la nature.
Toi qui près d'une lampe et dans un jour obscur,
Vis les traits d'un amant vaciller sur le mur,
Palpitas et courus à cette image sombre,
Et de tes doigts légers traçant les bords de l'ombre,
Fixas avec transports sous ton oeil captivé
L'objet que dans ton coeur l'amour avait gravé.
C'est toi dont l'inventive et fidèle tendresse
Fit éclore autrefois le dessin dans la Grèce.

Du sein de ces déserts, lieux jadis renommés,
Où parmi les débris des palais consumés,
Sur les tronçons épars des colonnes rompues,
Les traces de ton nom sont encore aperçues,
Lève-toi, Dibutade, anime mes accens,
Embellis les leçons éparses dans mes chants,
Mets dans mes vers ce feu qui, sous ta main divine,
Fut d'un art enchanteur la première origine.
Heureux père ! Tu vis ce prodige nouveau,
Le crayon de ta fille alors fut un flambeau;
Artiste en un moment, à sa clarté propice,
Tu découpes la pierre autour de cette esquisse,
Et déjà du ciseau l'industrieux secours
Donne un corps à l'image en bombant les contours.

D'abord à la peinture on ne pouvait atteindre,
Tout parut plus facile à modeler qu'à peindre;
On arrondit la pierre, on façonna le bois,
Pour figurer un corps, d'un autre l'on fit choix.
Eh ! Regardez l'enfant, voyez comme il imite;
Rarement à tracer la nature l'invite;
Connut-il le crayon, ses effets sont trop lents,
Trop de fois il rompra sous ses doigts pétulans.
Mais il taille le liége, il sait pétrir la cire,
Il découpe le bois, il forme, il veut construire;
Ainsi par le ciseau l'artiste commença,
Un art guida vers l'autre et bientôt l'on traça;
La peinture naquit. Toi qui, séduit par elle,
Veux tenir de sa main une palme immortelle,
Ne suis point au hasard ce dangereux attrait;
Que ce soit un instinct, et non pas un projet;
Si de l'astre fécond qui luit sur le poëte
Les rayons divergens semblent fuir ta palette,
S'ils n'ont d'un trait de flamme échauffé ton berceau,
Tes travaux seraient vains: laisse là le pinceau.
Mais toi, chéri du ciel, dont l'enfance inspirée
De la gloire a senti la soif prématurée,
Toi qui né pour les arts décelas cette ardeur,
Comme Hercule sa force, Achille sa valeur;
Regarde les talens, vois comme le génie
Prête à des sucs grossiers la chaleur et la vie;
Il veut et tout s'anime, il touche et dans l'instant
L'eau coule, un mont s'élève, une plaine s'étend,
Le jour luit, le ciel roule, enfin l'homme respire.
Fier de ta destinée et plein d'un beau délire,
Écoute, jeune élève, il est plus d'un pinceau;
Vois quel est ton génie et marche à ce flambeau;
Les dons sont partagés: la nature bizarre,
Jusques dans ses faveurs paraît encore avare,
Et lorsqu'elle sourit de ses yeux complaisans,
Ne panche qu'à demi l'urne de ses présens.

L'un, né pour moissonner dans le champ de l'histoire,
Nous peindra les héros courans à la victoire,
Le front des combattans, leur choc impétueux,
Les coursiers écumans, la poussière, les feux,
Le vol du plomb rapide et plus prompt que la flèche,
Les remparts foudroyés, le vainqueur sur la brèche.
Un autre est attiré par de plus doux sujets,
Il aime à nous tracer de paisibles objets;
Il peint les bois, les prés, les ruisseaux, les campagnes,
Et les troupeaux errans au penchant des montagnes;
Sylvandre ingénument par Annette agacé,
Et la jeune laitière en jupon retroussé,
Rapportant son pot vide, un bras passé dans l'anse,
Et de la ville aux champs retournant en cadence.

Un fidèle crayon m'attachant de plus près,
Sous mes yeux étonnés a reproduit mes traits;
Il semble, partageant la divine puissance,
Multiplier mon être avec ma ressemblance;
La toile est un miroir où l'objet présenté
Même loin du modèle est encor répété.

Doux charme des amis, malgré le sort barbare,
Le pinceau fait tomber le mur qui les sépare;
De la mort elle-même il affaiblit les coups;
Et lorsqu'elle a rompu nos liens les plus doux,
L'objet qui dans la tombe emporta notre hommage,
Reste encor près de nous et vit dans son image.
Sous le comble d'un temple, aux voûtes d'un palais,
Celui-ci suspendu les parcourt à grands traits;
Peint l'hymen de Thétis, les champs de l'élysée,
Les brigands abattus sous le bras de Thésée;
Hercule à qui la Grèce a dressé tant d'autels,
Monte de son bûcher au rang des immortels;
Le dôme a disparu, c'est la céleste voûte.
Le peintre en son essor franchit la même route,
Perce avec le héros les espaces des cieux,
Et dans tout leur éclat il contemple les dieux.
L'autre, dans ces jardins peint d'agréables rives,
Donne aux objets trompeurs des formes fugitives;
Sur l'immense horizon que je touche des mains,
Mon regard se fatigue en ces vastes lointains;
Je parcours des palais la superbe étendue;
Cette surface est plane et recule à ma vue;
Tandis qu'à points légers, par des traits délicats,
Le pinceau d'une main, de l'autre le compas
Celui-là forme un mont avec un grain de sable;
Ce nain est un atlas, et ce fil est un câble;
Le monde entier se meut dans le tour d'un anneau.
Là le peintre joyeux, égayant son tableau,
De ses crayons badins, dans ses peintures vives,
Fait mouvoir plaisamment ses figures naïves.

Dans ce rustique enclos que de peuple dansant !
On va, l'on vient, l'on court, on se heurte en passant,
On joue, on chante, on rit, on boit sur la verdure;
Nise danse avec Blaise, Alain prend sa future,
Et le ménétrier debout sur un tonneau,
Sous son archet aigu fait détonner Rameau.
As-tu connu ton genre ? As-tu percé ce voile ?
Dessine en ton cerveau, c'est la première toile.
Solitaire et rêveur au sein de tes réduits,
Au silence des bois, dans le calme des nuits,
Quelquefois en des tems, en des lieux moins tranquilles,
Et sachant être seul dans le fracas des villes,
Dispose le sujet secrètement formé,
Comme une autre Minerve il doit sortir armé.
Le sujet médité, prends le crayon, esquisse,
Par espaces réglés que la toile blanchisse.
Tu vois que les objets élevés sous la main
S'aplatissent à l'oeil par le moindre lointain;
Imite de ces corps les formes raccourcies,
Vois combien la distance altère ces parties;
Que le champ du tableau soit clair et bien choisi,
Dès le premier coup d'oeil que le plan soit saisi.

Ne nous présente point, dans tes folles peintures,
Ce désordre jeté par l'amas des figures,
Ces corps s'entrechoquant, ces groupes mal conçus,
Montrant une mêlée au milieu des tissus;
Mais que dans le tableau la figure première
Frappe d'abord les yeux par sa vive lumière;
Sur leurs bases entr'eux que les corps balancés
Se répondent des points où tu les as placés;
En reculant l'objet, fais décroître l'image,
Marque bien le concours de chaque personnage;
Que le reste au hasard seulement aperçu,
Soit comme abandonné dans un coin du tissu.
Au temple d'Esculape une école est placée;
Au milieu de l'enceinte une table dressée
Étale un corps sans vie et soustrait au tombeau;
Ferrein observe auprès, la mort tient le flambeau.
Le scalpel à la main, l'oeil sur chaque vertèbre,
L'observateur pénètre avec la clef funèbre
Les recoins de ce corps, triste reste de nous,
Objet défiguré dont l'être s'est dissous,
Pur chef-d'oeuvre des cieux, quand l'âme l'illumine,
Vil néant, quand ce feu rejoint son origine.

Tu frémis, jeune artiste, ah ! Surmonte l'horreur
Que porte dans tes sens cet objet de terreur,
Et si ce n'est point là que l'homme entier s'enferme,
Si ton espoir s'étend au-delà de ce terme,
Viens, reconnais encor jusques dans ces débris,
Tout ce qu'au sort humain tu dois mettre de prix;
Ces tubes, ces leviers, organes de la vie,
Ce corps où la nature épuisa son génie,
Par elle fut construit dans un ordre si beau,
Que même quand la mort l'a marqué de son sceau,
Tant qu'il n'est pas détruit dans son dernier atôme,
Il sert aux arts de base et de modèle à l'homme.
Il éclaire ton art: porte un oeil aguerri
Sur ces canaux glacés où le sang s'est tari,
Démonte ces ressorts de l'humaine structure,
Examine des os la mobile jointure,
Les nerfs et leur dédale, et d'un regard savant,
Alors dans l'homme éteint, cherche l'homme vivant.
Ce n'est qu'en pénétrant dans le sein de l'ouvrage;
Que tu peux des dehors nous présenter l'image;
Marquer les passions et peindre avec chaleur
Le courroux enflammé, la force et la douleur.

Distingue dans le jeu des muscles et des fibres,
Les mouvemens contraints d'avec ceux qui sont libres;
Nous représentes-tu deux athlètes nerveux,
Aux prises dans l'arène et partageant les voeux ?
Que leur oeil teint de sang sous leur vive prunelle,
Rouge et demi caché, de fureur étincelle;
Fais sortir sur le corps de ces cruels rivaux,
Tous leurs nerfs déployés comme autant de rameaux.
Milon entr'ouvre un chêne aussi vieux que la terre,
Mais l'arbre tout à coup se rejoint et l'enserre;
Un lion qui se dresse et s'attache à son flanc,
De l'athlète entravé boit à loisir le sang.
Sur le marbre animé le puget défigure
Tout le corps du lutteur sous les maux qu'il endure;
Ses cheveux sont dressés, ses membres sont roidis,
Vous reculez d'effroi, vous entendez ses cris.
J'aime dans la figure, à trouver les parties
Sous leur juste mesure à l'ensemble assorties;
Par Lysippe imité, la massue à la main,
Alcide triomphant, de loin paraît un nain;
Approche, tu verras dans le bras du pygmée,
Le bras qui terrassa le monstre de Némée.
La figure toujours exige ces rapports;
Artiste, étends les bras, c'est la hauteur du corps;
Que l'exacte longueur de la tête imitée,
Par le reste du corps huit fois soit répétée;
Ne change de compas que lorsque ton pinceau
Nous présentera l'homme encor près du berceau.

Nul concert dans l'enfant du corps avec la tête,
Et l'édifice alors commence par le faîte;
La tête a plus d'ampleur, devant porter au loin
Ces esprits répandus dont tout l'homme a besoin;
Mais quand l'être est formé, lorsque tout progrès cesse,
De la tête et du corps que le concert paraisse;
Offre le mouvement et le contour aisés,
Des membres, sans combat, l'un à l'autre opposés.
Veux-tu les revêtir ? Peu de plis, mais faciles;
Qu'on distingue le nu sous ces formes dociles;
Que de ces pans légers l'adresse du pinceau
Fasse des vêtemens et non pas un fardeau,
Et qu'à l'oeil abusé leur souplesse élégante
Soit la flamme qui vole, ou l'onde qui serpente.

Sculpture, c'est encor à ton ciseau divin;
Que la peinture a dû les progrès du dessin;
Autrefois la statue immobile, roidie,
De la main du sculpteur sortait toujours sans vie,
L'oeil fermé, les pieds joints, les bras collés aux flancs.
Tels le Nil vit ses dieux presque dans tous les tems;
L'industrieux Dédale, honneur de la sculpture,
Des liens du maillot dégagea la figure;
Fit jouer ses ressorts, lui rendit l'action,
Et fut, pour l'animer, le vrai Pygmalion.
Mais malgré cet essor la figure vulgaire,
Sans accord et sans grâce, était sans caractère;
Le beau, dans tout son jour, n'était point présenté;
Il fallut ajouter à l'objet imité;
On vit que le vrai beau disperse ses parties,
Jamais sur un seul être à la fois réunies.
L'artiste jeta l'oeil éclairé par le goût,
Sur ces traits divisés, pour en former un tout,
Et sa main dans ce choix heureusement guidée
Montra l'homme parfait qui n'était qu'en idée.

Spectacle ravissant dans la Grèce étalé !
Sous ce vaste portique Appelle a rassemblé
Cet essaim de beautés, doux et brillans modèles;
L'amour vole incertain où reposer ses ailes;
Mon oeil croit voir en cercle, Hélène, Flore, Hébé,
Thétis, Psyché, Diane et Vénus et Thysbé.
Déesses, pardonnez, je vous mêle aux mortelles,
C'est être égale à vous que d'être au rang des belles;
Sur les divers appas de ces jeunes objets,
Le peintre laisse errer ses regards satisfaits;
Il préfère ce bras, c'est ce pied qui l'attire,
Cet oeil l'a séduit, il choisit ce sourire;
De lis plus éclatans ce cou paraît semé,
Ce front est plus uni, ce buste est mieux formé;
Plus beau dans ses contours, ce sein qu'il idolâtre,
S'élève et se sépare en deux globes d'albâtre;
En rassemblant ces traits, Appelle transporté
N'a peint aucune belle, il a peint la beauté.

Cependant, loin d'atteindre à la parfaite image
Des grâces dont Appelle inventa l'assemblage,
Peu même ont su choisir des crayons assez vrais,
Pour tracer la nature en de moindres portraits.
Tel dont la touche est sûre et n'a rien de vulgaire,
N'a jamais détaché de stature légère;
Rien d'élégant, toujours sur la tête et les bras
Son pinceau trop pesant épaissit les appas;
Vénus même de Mars empruntant la stature,
Marcherait aux combats sans plier sous l'armure.
Rubens de qui la main colore avec éclat,
Porte sur le dessin les traits de son climat;
Anglaise, italienne, espagnole, allemande,
Partout à ses regards la nature est flamande.
Que de jeunes proscrits ! Quel orage soudain
Vient ravager ces fleurs aux rives du Jourdain !
Vos fils sur votre sein, trop malheureuses mères,
Vous courez, vous fuyez loin des mains sanguinaires;
Mais l'affreux satellite est partout sur vos pas,
Il poursuit vos enfans, il les perce en vos bras;

Le lait, le sang jaillit et vos larmes ruissèlent,
Des juives, des bourreaux les fureurs étincellent;
L'une par les cheveux a saisi le soldat,
Sous la lance homicide une autre se débat,
La nature triomphe en son désastre même;
Rubens dans ce tableau déploie un art suprême;
Mais son pinceau brûlant dans ces momens cruels,
Fait sortir trop de nerfs sur les bras maternels,
Et montrant au milieu de ces luttes fatales
Des deux sexes aux mains les forces presqu'égales,
Il ravit à notre oeil moins ému qu'effrayé,
Tout ce que la faiblesse inspire de pitié.
Le Brun sait adoucir la stature des mères,
Dans leurs traits de leur sexe il met les caractères,
Et marquant leurs efforts, mais débiles et vains,
Peint la même défense en de plus faibles mains. Quel mouvemen
T heureux conforme à la nature
Le Poussin par le trait jette sur la figure,
Soit qu'il montre l'hébreu nourri dans les déserts
D'un aliment nouveau tombé du haut des airs;
Ou sous un ciel chargé de vapeurs homicides
Le Philistin l'oeil cave et les lèvres arides;
Les morts et les mourans sur la terre étendus,
Et leurs tristes amis autour d'eux éperdus !
Quoi que vous nous traciez, jeunes rivaux d'Appelle,
Observez la nature et n'interrogez qu'elle;
Marchez dans ce sentier toujours trop peu battu;
Zénon sur une ligne avait mis la vertu,
En deçà, hors delà, tout lui paraissait vice
La nature est de même: ô peintre encor novice !
Apprends à la saisir sans jamais la forcer;
C'est rester au dessous que de la surpasser.

Des peuples différens consulte les usages,
Et le costume empreint jusques sur les visages;
Prends soin de feuilleter les registres des tems,
Fouille au sein dévasté des plus vieux monumens;
Consulte ces métaux d'une forme arrondie,
Multipliant les traits qu'un autre art leur confie,
Descends enfin, descends jusqu'en ces souterrains,
Des richesses des arts les dépôts clandestins,
Aux voûtes d'Héraclée, aux débris de Palmyre,
Partout où l'on s'instruit, partout où l'on admire.
Ô tems ! ô coups du sort ! La peinture autrefois,
La sculpture avec elle habitait près des rois,
Des romains toutes deux furent long-tems l'idole,
L'une, de tous les dieux peuplant le Capitole,
Fit ployer le genou des crédules humains
Devant le Jupiter qu'avaient taillé ses mains;
L'autre orna ces palais et ces bains qu'on renomme,
Des portraits de César, le premier dieu dans Rome;
Toutes deux triomphaient, mais lorsqu'en d'autres tems
Rome eût tendu ses mains aux chaînes des tyrans,
Quand le luxe en ses murs eût creusé tant d'abîmes,
Elle perdit les arts pour expier ses crimes;
Le Tibre, présageant son déplorable sort,
Vit l'orage de loin se former vers le nord;
La peinture et sa soeur dans cette nuit fatale
Pleurèrent leurs trésors foulés par le Vandale;
Tout fuit, tout disparut; l'une, de ses tableaux,
Au travers de la flamme, emporta les lambeaux;
L'autre sous les remparts enfouit les statues,
Les vases mutilés, les colonnes rompues;
Ces restes précieux au pillage arrachés
Sous la terre long-tems demeurèrent cachés;
Michel-Ange courut, il perça ce lieu sombre,
De la savante Rome il interrogea l'ombre,
Au flambeau de l'antique à demi consumé
Il alluma ce feu dont il fut animé;
De la perte des arts son pinceau nous console,
Et sur leur tombeau même il fonda leur école.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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