Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 15

Rien ne franchit son terme ...


 

Rien ne franchit son terme, et sur les pas du temps,
Des diverses saisons les retours sont constants;
Si lorsque le zéphyr du doux vent de son aile,
A fondu les glaçons que l'hiver amoncèle,
Nous ne voyons jamais sans un nouveau plaisir,
S'étendre l'horizon, et le ciel s'éclaircir,
L'arbre s'orner de fleurs, et d'aurore en aurore,
De l'an qui s'enrichit les prémices éclore,
Quelle mélancolie et quel secret ennui
Nous pénètre à son tour lorsque l'automne a fui,
Quand chaque jour aux champs ôte de leur parure !
Tout annonce l'hiver et son âpre froidure:
La feuille sur mes pas tombant de toutes parts,
Et l'arbre presque chauve attristant mes regards,
Les traits demi-glacés qu'à travers l'atmosphère,
Sur les prés, dans les nuits, lance le Sagittaire,
Le disque du soleil qui, pâle à son retour,
Sans montrer ses rayons, nous ramène le jour,
Les vents qui s'engouffrant dans les forêts profondes,
Agitent les sapins, comme ils battent les ondes,
Le départ des oiseaux attroupés dans les airs,
Les humides vapeurs dont les cieux sont couverts,
Les urnes que l'hyade épuise sur nos têtes,
Les fleuves, les torrens grossis par les tempêtes,
Et les jours s'avançant vers leur dernier déclin,
Et l'année en décours qui penche vers sa fin.

Ainsi chaque saison a différens préludes,
Ainsi l'ordre dépend de ces vicissitudes;
L'univers fut orné, l'univers est flétri,
La glace va durcir où la rose a fleuri.
Ah ! Que tous les mortels, d'une saison si dure,
Ne peuvent-ils braver également l'injure !
Ils approchent ces jours que le sort inhumain
File pour l'indigent sur des fuseaux d'airain;
Tant que l'astre des cieux parcourant d'autres signes,
Avait rempli les airs d'influences bénignes,
Riche de la saison le pauvre avait joui,
Le fardeau des besoins portait bien moins sur lui;
Mais des rigueurs du froid il est né tributaire,
Tout le poids des hivers pèse sur sa misère:
Qui le soulagera de ce faix renaissant ?
Ô riche, éveille-toi ! Deviens compatissant:
Imite ce soldat si fameux à ce titre,
Et que Tours dans ses murs a vu ceindre la mitre;
Sur sa route il rencontre un mortel inconnu,
Tout transi de froidure et le corps demi-nu;
Pauvre lui-même, il peut détourner son visage:
Il n'avait qu'un manteau, n'importe, il le partage.
Ô toi, plus décoré par ce trait de vertu,
Que par les saints honneurs dont tu fus revêtu,
Sur le déclin de l'an tu ne reparais guère,
Sans éclaircir le front du triste Sagittaire;
Et souvent nous voyons sous un ciel azuré,
Briller un jour serein pour ta fête épuré:
Ton retour est pour nous un moment d'allégresse;
Tu vois en ton honneur que de tables l'on dresse;

Tout sobre que tu fus, on te croit de tout tems
Le patron des banquets et le saint des gourmands.
Ces festins unissaient dans leur simple origine,
Les hôtes de la plaine et ceux de la colline:
Ceux-là montant la côte, et ceux-ci descendant,
S'arrêtaient sur le mont au milieu du penchant.
C'est là que rappelant dans leurs humbles fortunes,
Leurs champêtres travaux, leurs fatigues communes,
Dans un repas rustique ils venaient s'égayer,
Pour ne plus se revoir qu'au retour du Bélier.
Dans les villes de guerre une table burlesque
Voit éclater surtout la gaîté soldatesque;
L'ingénu villageois qui loin de son hameau,
Nouveau stipendiaire a rejoint le drapeau,
Des générosités de sa bourse un peu nue,
S'en vient à ce festin payer sa bienvenue,
Tout oreille et tout yeux devant ces vétérans
D'humeur brusque, mais bons, gens d'honneur, restés francs,
Pour n'avoir point vécu dans l'air des capitales,
Où se perdent bientôt les moeurs les plus loyales.
Mille propos croisés animent le repas;
Ils parlent à l'envi de marches, de combats,
De retraites, d'assauts, de diverses surprises,
De cantines par eux sur l'ennemi conquises,
De manteaux pour tout lit sur le bord d'un ravin:
Les coudes sur la table, ils traversent le Rhin,
Le Var, l'Elbe, l'Escaut, parlent de leurs prouesses,
De leur chaume natal, d'adieux à leurs maîtresses,
De sabres ébréchés contre ceux des pandours;
S'interrompent soudain pour boire à leurs amours,

Et le verre à la main, mêlent avec délice,
Le nom de leur Fanchette au grand nom de Maurice.
Dans Paris, même orgie, et pour mille repas
L'Inde a fourni l'oiseau nourri dans nos climats;
Le peuple, si fidèle aux usages bachiques,
Court en foule aux faubourgs à des tables rustiques,
Et sous un vaste abri confusément assis,
Coiffe d'un vin fumeux son cerveau peu rassis.
À l'aspect de leur folle et grossière cohue,
Le riche avec dédain détournera la vue;
Mais de nos grands festins les ennuis solennels,
La froide gravité, les silences mortels,
Des convives titrés la réserve commune,
Des valets espions la présence importune,
La triste indifférence et les airs apprêtés
Qui ne permettent plus de porter les santés,
Ont-ils donc plus d'attrait que la scène bruyante
D'un peuple heureux, qui boit, rit, déraisonne et chante ?
Cependant on a vu sous de bachiques toits,
Le noble, en d'autres tems, s'attabler quelquefois,
Avant qu'un faux esprit de frivole sagesse
Eût des sociétés exilé l'allégresse;
Sans croire déroger à l'orgueil des cimiers,
Le noble partageait ces plaisirs roturiers,
Même les plus titrés s'échappaient du beau monde,
Pour aller vivre entr'eux à quelque table ronde:
Ce commerce agréable était-il donc si vain ?
Là l'esprit belliqueux moussait avec le vin,
Le plaisir d'être ensemble avait pour eux des charmes

Qui resserraient encor la fraternité d'armes;
Et moins vains, mais plus fiers, ces guerriers honorés
Ne s'amollissaient point sous des lambris dorés.
C'était dans un caveau que venaient prendre place,
Même encor de nos jours les enfans du Parnasse:
Le lierre de Bacchus fut toujours un feston
De la couronne offerte aux suivans d'Apollon.
C'était là qu'ennemi de la mélancolie,
Piron faisait briller l'éclair de la saillie;
Que les esprits plus vifs, enflammés pour leur art,
Malgré les ans jaloux semblaient vieillir plus tard.
Loin d'aller usurper, pour leurs vers éphémères,
De quartiers en quartiers des succès circulaires,
À la critique entr'eux ils livraient tour à tour
L'ouvrage toujours humble avant d'être au grand jour.
Le peuple que j'ai vu buvant sous la verdure,
Et que sous des abris ramène la froidure,
Me rappelle ces tems où l'homme encore épars,
Et n'ayant que des joncs pour toits et pour remparts,
Vint chercher à la fin, en bâtissant des villes,
Un refuge plus sûr que des huttes fragiles:
Mais comme on voit les fruits de l'arbre détachés,
Se meurtrir aisément l'un de l'autre approchés,
Les hommes rassemblés bientôt se corrompirent,
Des intérêts rivaux les désordres sortirent.
Hé quoi ! J'ai cru montrer les humains plus heureux,
Plus ils sont rassemblés, plus ils ont pris de noeuds;
Faut-il donc retrancher ce but de mon ouvrage ?
Ai-je perdu mes vers ? Et changeant de langage

Faut-il donc effacer ces tableaux si touchans,
Ces tableaux d'union répétés dans mes chants ?
Non, quand l'homme eut dressé les premiers murs des villes,
Contre les élémens quand il eut des asiles,
Il sut se garantir des efforts du pervers,
Comme il se défendait de l'injure des airs:
Au milieu des cités le tribunal du juge
Fut fondé pour le faible, et devint son refuge,
Et la société, grâce au bienfait des lois,
Au lieu de s'écrouler, s'affermit par son poids.
Depuis les noms sacrés d'archontes, de prytanes,
Partout, sous d'autres noms, Thémis eut des organes.
Vous qui l'êtes pour nous, corps de nos magistrats,
Vos loisirs sont finis: quel peuple suit vos pas !
Avec quel appareil dans cette auguste enceinte,
Tous en robe à longs pans et que la pourpre a teinte,
Vous venez à l'autel voisin des tribunaux,
Ouvrir et consacrer le cours de vos travaux !
Grand dieu ! Toi qu'on invoque à cette auguste pompe,
Tu vois le fond des coeurs dont le dehors nous trompe,
Seul infaillible juge, arbitre souverain,
La balance jamais ne vacille en ta main;
Aux mains du magistrat daigne affermir la sienne;
Et prête à sa justice un rayon de la tienne.
Comme la fable a peint cette île de Délos,
Vagabonde long-tems à la merci des flots,
Avant qu'elle rendît dans un état tranquille,
Les oracles du dieu dont elle était l'asile:
Tel de nos magistrats on voyait autrefois
Le tribunal errant à la suite des rois;

Quand Philippe parut, et de ses mains propices,
Vint fixer dans Paris leurs mobiles comices:
Ce grand corps, par les soins du vainqueur des flamands,
Assemblé tel alors qu'il subsiste en nos tems,
Donne la sanction aux décrets des rois même,
Marque du sceau des lois leur volonté suprême,
Ceint les mêmes mortiers dont on vit les barons
Décorer autrefois leurs brillans écussons,
Prend place avec les pairs, et dans sa marche altière
Du louvre a droit comme eux de franchir la barrière.
Mais qu'est-ce que la pourpre et l'éclat des mortiers,
Tant de droits si flatteurs, tant d'honneurs singuliers ?
Que l'art des Phidias, d'attributs symboliques,
Ait orné les dehors des fontaines publiques,
Qu'elles offrent à l'oeil de pompeux monumens,
Elles n'existent point par ces vains ornemens,
Mais par l'eau salutaire et non interrompue
Que la source abondante aux cités distribue.
Vertueux successeurs des Harlays, des Potiers,
De leur patriotisme illustres héritiers,
Savoir vous distinguer par ces heureuses marques,
Porter les voeux du peuple aux pieds de vos monarques,
Contre l'homme en crédit de sa puissance armé,
Protéger l'innocent, défendre l'opprimé;
Ennemis reconnus des obliques intrigues,
Imposer à la cour, aux artisans des brigues,
Et dénoncer aux rois par le cri de vos moeurs,
Des princes égarés les coupables flatteurs,
Qui voudraient étouffer de leur main tyrannique,
Ce qui doit nous rester de liberté publique;

Voilà vos vrais honneurs et vos droits les plus beaux,
Voilà la gloire enfin, l'éclat des tribunaux.
Montpellier dans ses murs ouvre aussi ces comices
Où je vois s'assembler sous d'augustes auspices,
La noblesse, le peuple et ce corps révéré
Que le droit de l'autel place au premier degré;
Ombre du champ de mars et de ces tems antiques
Qui du peuple français sont les tems héroïques,
Jours libres où l'état n'eut qu'un chef dans son roi,
Où du voeu général émanait chaque loi,
Où l'on voyait enfin la nation suprême
Peser ses droits ensemble et ceux du diadême.
Ici la liberté, dans de sages avis,
Sans élever la voix comme au tems de Clovis,
Délibère, examine au nom de la province,
Quels secours le pays peut offrir à son prince.
C'est là qu'on voit Dillon déployer puissamment
Cette éloquente voix, ce talent du moment;
Là pour le bien public sa grande âme zélée
Le montre digne chef d'une telle assemblée:
À sa voix l'indigène entreprend des travaux
Qui semblaient demander des Hercules nouveaux:
Les marais desséchés et les terrains stériles
Se transforment bientôt en des plaines fertiles;
Au commerce enrichi des canaux sont ouverts
Qui joignent ce canal, le lien des deux mers.
Prodige sur prodige; et Neptune s'étonne
De voir communiquer le Rhône à la Garonne.
Tandis que dans Paris, Démosthène nouveau,
Seguier avec éclat vient rouvrir le barreau,

Le louvre en son enceinte offre d'autres séances;
Des érudits, livrés à des veilles immenses,
Sur les débris des arts et des antiquités,
Jettent incessamment de nouvelles clartés,
Du mélange étranger purgent l'or de l'histoire,
Des écrits mutilés rétablissent la gloire,
Percent d'un oeil de lynx l'obscurité d'un sens
Qui tient à quelque usage et des lieux et des tems.
C'est par eux que l'on voit nos publics édifices,
Du trait qui les annonce orner leurs frontispices,
Et sur l'étroit contour du métal arrondi,
Multiplier partout un emblême applaudi.
Dieu ! Sur combien d'objets dans cet autre lycée
S'exercent les regards, les mains et la pensée !
Par l'homme curieux tout secret est cherché,
L'espace est parcouru, le ciel s'est rapproché;
Les mutuels aspects des astres et du globe,
N'ont plus rien qu'à nos yeux leur distance dérobe;
Le contour de la terre est au loin mesuré,
L'aimant présente au pôle un point plus assuré,
Le sang reprend son cours mu par une étincelle,
La foudre se détourne et la mort avec elle;
L'homme aux travaux créant les forces qu'il n'a pas,
Réalise à nos yeux le géant aux cent bras;
L'art assiége et défend, la foudre sort de terre,
Et des tours en éclat disperse au loin la pierre;
Par des tubes de verre où l'air a pris un corps,
J'apprends de mon foyer quel vent souffle au dehors;
Deux arts savent porter une clarté certaine
Sur le dédale obscur de la structure humaine;

Des immenses calculs les fils sont raccourcis,
Mille voiles levés ou du moins éclaircis:
Un autre art revêtu d'un pouvoir sans mesure,
Décompose à son gré l'oeuvre de la nature;
Il a dit à l'aspic, dépouille ton venin,
Sois bienfaisant pour l'homme, et passe dans son sein:
Il a dit au métal, sur la flamme ouvrière,
Change à ma volonté ta substance première:
Ainsi que les vertus des divers minéraux,
Il extrait les parfums, les sels des végétaux,
D'un pas pénible et lent sans hazarder des pentes,
Sans gravir sur des rocs pour y chercher les plantes,
Tout s'offre sous nos mains, tout s'observe de près
Dans ce jardin savant, plein des trésors d'Hermès:
Là je vois l'abrégé de la nature entière,
Sur vingt pieds de terrain j'ai parcouru la terre.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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