Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779)

Avertissements de l'auteur


 

Ce fut en relisant les fastes d'Ovide que je
conçus l'idée du poëme que je présente au public;
je me disais: pourquoi sous le même titre
n'essayerait-on pas sur l'année française ce que le
poëte latin exécuta sur l'année romaine ? Ce
n'était pas que je ne visse malgré la parité
des sujets, que les ressources n'étaient pas les
mêmes pour l'exécution. Je sentais combien
l'emploi de la mythologie jetait d'agrément sur
la description des usages de Rome, donnait
d'avantage au poëte et préparait de plaisir au
lecteur. Ovide avait à rapporter les origines
piquantes des fêtes de son tems: celles de nos
usages sont perdues pour la plus grande partie,
ou n'ont pas à beaucoup près le même attrait.
Malgré ce désavantage, je n'en fus que plus animé
contre les difficultés qu'il fallait vaincre: si je
voyais d'un côté moins d'agrémens à semer sur
mes tableaux, de l'autre je voyais plus de philosophie
à répandre. Ma patience était alarmée,
mais mon amour-propre était piqué. Moins mon
sujet prêtait à l'imagination, plus il y aurait de
mérite à le créer. Le poëte, par l'invention, doit
ressembler à Ulysse qui, brûlant de revoir sa patrie,
construisit lui-même le vaisseau sur lequel il
entreprit le voyage.

D'ailleurs, les coutumes que j'avais à décrire
étant appuyées nécessairement sur quelqu'une
des saisons de l'année, je pouvais tracer des
peintures sommaires de ces anniversaires invariables,
et la base de nos usages, plus heureuse
que nos usages mêmes, m'attirait invinciblement
vers mon sujet.

La difficulté était de lier les objets que j'aurais
à peindre. L'année, dans ses époques, n'a point
de transitions: les objets graves ou frivoles y
sont jetés comme au hasard. La foire saint-Germain,
par exemple, ouvre le lendemain de la
fête de la purification; le jour des morts touche
à la saint-Martin, et ces retours de fêtes si
différentes sont placés dans les mêmes mois. Si
j'eusse présenté l'année telle qu'elle est, si je
n'eusse fait que montrer un usage après un autre,
je donnais, au lieu d'un poëme, un recueil de
pièces fugitives et disparates; il fallait donc
chercher des transitions faciles qui fussent comme
autant de ponts surbaissés où le lecteur passât
sans fatigue d'un objet à l'autre; il fallait entre
un tableau majestueux et un sujet frivole, ménager
des intervalles, pour ne pas présenter des
couleurs trop heurtées; il fallait quelquefois que
le commencement d'un chant se sentît encore du
caractère des images qui terminaient le précédent,
comme on voit les eaux d'une rivière laisser au
fleuve où elles se jettent une demi-teinte sensible
qui ne se perd qu'au loin dans son courant;
il fallait enfin, dans d'autres occasions plus rares,
savoir violer la règle que je m'étais prescrite, et
passer d'un sujet à l'autre sans transition. J'ai
donc ainsi tantôt lié, tantôt séparé mes tableaux;
et sans m'assujétir à finir les chants dans l'ordre
des mois, j'ai suivi seulement l'année. La raison
d'incohérence dans les objets m'ayant empêché
de finir chaque chant avec chaque mois, j'ai été
dès lors nécessairement dispensé de suivre la
division de l'année, et j'ai pu préférer celle de
seize chants, ayant à peu près employé quatre
chants à décrire les usages de chacune des quatre
saisons.

Les fêtes religieuses ne devaient pas être omises,
puisque je peignais l'année; elles occupent peu
de place dans mon poëme: plus elles inspirent
de vénération, moins il fallait les prodiguer. Le
morceau de la semaine sainte et de la fête de
pâques qui la suit, est le seul qui soit détaillé
dans l'ouvrage. Quant aux autres, comme les
objets de la foi exigent la soumission de l'esprit,
je n'ai pris que le côté moral qu'elles pouvaient
présenter, comme le seul dont on puisse tirer
des motifs de conduite.

J'avouerai que je ne voyais pas l'étendue de
mon ouvrage quand je l'ai commencé; qu'embarqué
sur cette mer, et après avoir long-tems
vogué, me voyant encore loin du port, j'ai été
effrayé de la longueur de la traversée; mais la
variété des points de vue que je rencontrais allégeait
les fatigues de la navigation; je changeais
même en quelque sorte de bâtiment sur la
route: tantôt je montais le navire de Cléopâtre,
orné de fleurs et de banderoles dorées; tantôt
c'était le vaisseau qu'égée donna à son fils et
qui portait des voiles noires; tantôt je me jetais
dans une nacelle de pêcheurs.

Du moment où j'ai pris la plume, je me suis
attendu à toutes les critiques; j'ai vu même assez
de personnes sensées, prévenues au premier
coup d'oeil contre mon sujet, et je me serais
déterminé à l'abandonner, si j'eusse eu moins
de résolution: mais c'était un sujet neuf, et ils
sont si rares ! C'était un sujet national varié à
l'infini, où si d'un côté j'avais à craindre qu'on ne
voulût voir plutôt la bigarrure que la variété,
de l'autre j'avais pour encouragement ces deux
vers de Boileau:

heureux qui dans ses vers sait d'une voix légère,
passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
Il faut convenir cependant que la variété
même pouvait produire la monotonie dans un
poëme aussi diversifié, et que la qualité la moins
commune et la plus recommandée, celle qui fait
le charme des écrits, devenait pour la première
fois l'écueil d'un ouvrage: pour obvier à cet
inconvénient, j'ai semé mon poëme de morceaux
de sentiment et de philosophie; j'ai jeté quelques
épisodes, et j'ai cherché à nous garantir,
mes lecteurs et moi, de la langueur du genre
descriptif trop prolongé.

J'ai employé le rhythme alexandrin, quelque
matière que j'aie eue à traiter, persuadé qu'il
suffisait de changer de style, sans changer de
mesure. J'ai tâché, autant que je l'ai pu, de donner
la forme dramatique à mes images: si la peinture
vaut mieux que la description, l'action est
encore au-dessus de la peinture, et rien n'anime
la poésie comme d'intervenir soi-même à la fête
qu'on présente; ainsi, en parlant du bal, je ne
l'ai ni décrit ni peint, j'y étais.
J'ai copié ou vérifié sur les modèles plusieurs
de mes tableaux, surtout les tableaux champêtres,
pour ne pas peindre la campagne en citadin
qui, faute de l'avoir observée, manquerait la
ressemblance, et paraîtrait n'avoir connu la
nature que par tradition.

Je ne me suis pas contenté de lier, par des
transitions, tant d'objets différens et même opposés,
de manière qu'ils dérivassent les uns des autres,
au lieu de se succéder froidement et sans connexion,
j'ai cru qu'il fallait laisser entrevoir
dans l'ouvrage un fil moral et philosophique qui,
reparaissant de tems en tems, fût la liaison générale
du poëme, et suppléât à l'unité qui lui
manquait.

Il fallait surtout en montrer le but. Quand
les hommes, rassemblés dans l'enceinte des villes,
instituèrent des lois pour se gouverner, ce ne
fut là qu'une première union des familles
entr'elles: les usages anniversaires, en convoquant
le peuple en certains lieux, à certains tems,
en ajournant les sociétés entières pour un ralliement
solennel, leur montrèrent qu'elles ne sont
qu'une famille subdivisée en plusieurs branches,
mais ayant les mêmes intérêts, les mêmes devoirs,
la même existence politique.

Quelques uns de ces usages de ralliement
avaient encore une utilité plus immédiate; ils
servaient à rapprocher ceux qu'une indolence
naturelle, ou même des ressentimens secrets
auraient tenus éloignés pour toujours. Forcés de
s'assembler, de se revoir à des jours marqués,
ne pouvant du moins s'en dispenser sans choquer
les bienséances, le procédé les ramenait au sentiment,
ils reprenaient nécessairement les uns
pour les autres la bienveillance et la cordialité
mutuelles que ces points de réunion faisaient
renaître.

Ceux qui ont remonté jusqu'à l'origine des
sociétés, n'ont peut-être pas assez fait observer
cette influence secrète des usages de ralliement
sur les hommes rassemblés, et ce serait peut-être
la matière d'un ouvrage à part. Tous ont parlé des
lois, des moeurs, des institutions sociales;
aucun d'eux n'a développé l'avantage des coutumes
qui rassemblent les familles entr'elles, ou
toutes les familles en même tems: quelle force
cependant, quelle utilité ces coutumes n'eurent-elles
pas dans tous les pays du monde ?

L'empereur de la Chine, suivi de toute sa cour,
va labourer lui-même un jour dans l'année; cet
exemple vaut seul tous les encouragemens qu'on
peut donner à l'agriculture.

En France, l'usage des cours plénières d'admettre
en présence de la nation, deux fois par an,
les plaintes des vassaux et des cliens, n'était-il
pas le frein le plus fort qu'on pût mettre aux
prévarications des juges et au despotisme des
seigneurs ? Les usages les plus utiles ne sont pas
ceux que les hommes suivent en silence chacun de
leur côté et d'une manière isolée; ce sont ceux
qui ont une publicité locale, et qui les réunissent
sous le même drapeau. Les occasions d'être
ensemble établissent entr'eux une sorte d'égalité
dont les avantages sont sensibles: un même
esprit les anime; ils abandonnent les sentimens
personnels pour s'unir aux affections générales;
chacun tient à tous, et tous ne font qu'un: on se
quitte soi-même sans effort, sans sacrifices; on
est ce que sont les autres, on se trouve en eux;
il n'y a plus qu'une existence publique, nationale,
commune, indivisible; on se concentre tous à
la fois dans l'objet qui rassemble: il n'y a plus
qu'un sentiment, qu'une idée.

Qu'est-ce qui soutient la religion ? Ne sont-ce
pas les assemblées du peuple dans nos temples ?
Croira-t-on que les mêmes exercices de piété,
pratiqués séparément dans l'intérieur des maisons,
excitassent le même zèle, la même ferveur ?
Les contemplatifs ont beau vanter le recueillement
de la retraite, les avantages de la méditation,
ce n'est point dans la solitude, c'est dans le
concours général que les âmes s'échauffent,
s'électrisent: quel est le coeur sensible qui n'est
pas touché dans nos églises des élans affectueux de
la piété communicative et de la prière générale ?

Je n'ai point rappelé tous les usages de l'année;
il y en a peut-être autant que de jours, et j'aurais
souvent retracé des tableaux peu intéressans.
Je me suis borné aux usages, quels qu'ils fussent,
qui étaient susceptibles d'être ornés par la poésie.
Qu'aurais-je pu tirer en effet de poétique de
l'usage des pénitens bleus ou blancs, si long-tems
suivi dans les provinces méridionales ?

Les anciens ne faisaient ni préfaces ni
avertissements; j'aurais dû peut-être les imiter: mais
à la tête d'un poëme sur les usages, je me suis
conformé à celui de mon siècle.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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