Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 3

Où court donc tout ce peuple ...


 

Où court donc tout ce peuple au bruit de ces fanfares ?
Viens ma muse, suivons ces juges en simarres;
Ils ouvrent dans Paris un enclos fréquenté,
Asile de passage au marchand présenté:
Le peuple allant, venant, fait foule en cet asile;
J'efface pour passer une épaule docile:
Le wauxhaal anglican, les cafés attentifs
Ont dressé leur orchestre et regorgent d'oisifs.
Pour fixer en ce lieu la troupe vagabonde
Qui s'écoule sans cesse, et qui sans cesse abonde,
Vingt théâtres dressés dans des réduits étroits,
Entre des ais mal joints sont ouverts à la fois;
Il en est un surtout à ridicule scène,
Fondé par Brioché, haut de trois pieds à peine,
Pour trente magotins constans dans leurs emplois;
Petits acteurs charmans que l'on taille en plein bois,
Trottant, gesticulant, le tout par artifices,
Tirant leur jeu d'un fil et leur voix des coulisses,
Point soufflés, point sifflés, de douces moeurs entre eux;
Aucune jalousie, aucuns débats fâcheux.
Cinq ou six fois par jour ils sortent de leur niche,
Ouvrent leur jeu: jamais de rhume sur l'affiche;
Grand concours, on s'y presse, et ces petits acteurs,
Fêtés, courus, claqués par petits spectateurs,
Ont pour premier soutien de leurs scènes bouffonnes,
Le suffrage éclatant des enfans et des bonnes.

Je vois après ces jeux, sur le chanvre tendu,
Le farceur voltigeant et dans l'air suspendu,
Des Saturnes nouveaux qui dévorent la pierre,
Des géans nés pareils aux enfans de la terre,
Un nain sur un tréteau, plus grave qu'un régent,
Un jeune homme à trois mains, propre à faire un sergent;
Dromadaires, vautours, rhinocéros, hyènes,
Serpens, singe en famille, et marsouins et baleines;
Tous les monstres des mers et des déserts lointains,
Des glaces de Norwège aux sables africains.
Quels cris assourdissans sur la porte des huttes,
Entrez, entrez ici; les oiseaux et les brutes
Façonnés à l'adresse, à des tours imprévus,
D'un talent d'amateur les animaux pourvus,
L'art de la diablerie et des métamorphoses,
Sous d'amusans effets l'art de cacher les causes,
La pensée elle-même au fond de mon cerveau,
Scrutée et mise à nu par un secret nouveau;
L'impérieux aimant parmi tous ces prestiges,
Fixant l'oeil étonné sur différens prodiges,
La clef de la nature aux mains d'un charlatan,
Les jeux de la physique et l'ombre d'Ozanan,
Voltigeant à l'entour de la table paisible
Que parcourt le pouvoir d'un moteur invisible.
Délassemens publics, amusement profond,
Spectacles honorés des regards de Buffon;
Il est, il est souvent des trésors de lumières
Que le sage recueille en ces jeux populaires.
De ce séjour au moins les jeux sont innocens;
Jamais on n'y frémit des objets repoussans,

Dont Lisbonne et Madrid nous présentent la scène;
Paris ne voit point l'homme au milieu d'une arène,
Combattant les taureaux, et par eux terrassé,
Repaître l'inhumain du sang de l'insensé.
Pendant la nuit entière autres fêtes publiques:
On relègue Morphée aux alcôves antiques
Des mortels qui des ris ont passé l'âge heureux;
La jeunesse légère et faite pour les jeux,
Laissant là le sommeil, ses vapeurs et ses songes,
Court, conduit sur ses pas de plus rians mensonges.
La nature languit encor sous les frimas,
Un ciel encore obscur attriste nos climats;
Nous n'avons ni Zéphir, ni Pomone, ni Flore,
Mais Hébé nous demeure et sa soeur Terpsichore:
Pour elles de Momus les grelots ont sonné;
Il ouvre dans la nuit son cirque illuminé,
Où le jeu des archets sur la corde harmonique,
Entretient par ses sons l'allégresse publique,
Et marquant la cadence entre ce peuple errant,
Saisit d'abord l'oreille et nous flatte en entrant.
Quelle masse mouvante, et quelle ardeur commune !
Est-ce un peuple de fous descendus de la lune ?
L'un l'autre en tous les sens je les vois se presser;
C'est ce bataillon grec qu'on ne pouvait percer:
Pour un visage humain, mille faces postiches,
Pagodes en vernis, ambulantes fétiches,
Sous de longs nés crochus, grimaces de carton;
Le plus jeune en vieillard, barbe blanche au menton;

La plus jolie a pris la plus laide figure;
Bâton d'aveugle en main, le riche est sous la bure.
Venise, ah ! Vante moins les larves de tes jeux,
La politique y vint, et ce masque est fâcheux.
Vive le bal français ! Jamais la gaîté folle
Ne souffre aucun intrus dans son temple frivole;
Un fausset d'étiquette y déguisant la voix,
N'y permet qu'un langage et sans suite et sans choix;
La liberté, l'amour, la feinte et la méprise
Sont les divinités de ce lieu de franchise;
La vanité se tait, la raison s'étourdit;
Sous le masque indulgent la pudeur s'enhardit;
Ici c'est un secret qu'a surpris l'artifice,
Une vengeance ailleurs qu'on tire avec malice;
Les intrigues partout, les sermens vrais ou faux,
Les ruses des amans, les piéges des rivaux;
Même la jalousie a pris l'air de la joie.
Chacun avec ardeur se cherche, se coudoie,
Se quitte, se reprend dans ces lieux enchantés;
Damis passe, repasse, attaque vingt beautés,
Questionne au travers du tourbillon qui roule,
N'attend pas la réponse et se perd dans la foule;
Agréable désordre et passe-tems chéris,
Formés du bruit confus des danses et des ris,
Rapide enchantement de ce lieu de délices,
D'égalité, d'ivresse et de joyeux caprices.
Sortons, car aussi bien vois-je au loin dans le bal,
Les flambeaux expirer sur plus d'un piédestal;
L'orchestre s'assoupit; et l'amphyon machine
Du bout de son menton bat déjà sa poitrine;

La foule s'éclaircit, le soleil de retour,
À la terre au dehors a dû rendre le jour,
Et, comme ces oiseaux que blesse la lumière,
Chacun vole à son lit en fermant la paupière.
Momus suivi des jeux ouvre encore à la cour
Un cirque plus superbe et digne du séjour;
À la porte, il est vrai, le dieu quitte son masque,
Les jeux n'y montrent point leur attirail fantasque;
Ce despote femelle élevé sur les grands,
L'étiquette, au ton grave, y vient marquer les rangs,
Et souvent, au sortir d'un drame qui chancelle,
L'ennui, pour changer d'air, s'est glissé derrière elle;
Mais la beauté sans voile en ces superbes lieux,
Mille appas ravissans éblouissent les yeux;
La mode, qui surtout préside à la parure,
Des recherches du goût orne encor la nature;
Le luxe a tissu d'or les riches vêtemens,
L'art a tout embelli: le feu des diamans
En étoile, en aigrette éclate au front des belles,
Et semble avec leurs yeux disputer d'étincelles.
La danse a commencé: ces quadrilles mouvans
Des deux sexes formés partent comme les vents,
Ces tours et ces retours, ces voltes et ces passes,
D'une taille élégante ont déployé les grâces;
Avec quelle souplesse on enlace les bras,
Et l'on dérobe aux yeux l'agilité des pas !
Quel sourire enchanteur, que de grâces divines,
Quel mélange d'attraits ! Que ces jeunes sabines,
Par momens dans les bras de ces enfans de Mars,
Allumeront de feux d'un seul de leurs regards !
D'un côté la pudeur embellit l'innocence,

La volupté de l'autre est encor la décence;
Les fronts sont découverts, mais l'amour est masqué.
Tandis que par ces jeux tout ce tems est marqué,
Enfans, pour ces plaisirs on étend vos lisières;
De loin vous préludez à ces danses altières:
Faites seuls les honneurs, le charme en est plus doux;
Pour qui sont les plaisirs, s'ils ne sont pas pour vous ?
C'est le coup d'oeil des fleurs: gentillesse naïve,
Impatience aimable et joie encor plus vive;
La mère de sa fille aime à voir les essais,
Et la grâce naissante et déjà les succès;
Sur ces fronts enfantins un premier caractère
Semble annoncer l'instinct d'un sexe né pour plaire:
Amour, tu t'applaudis de ce secret penchant,
Pour tes myrtes un jour tu vois un nouveau champ;
Sans flèches, sans flambeau, tu planes sur la danse,
Plaisir pris sans excès et surtout sans licence.
La tante, la dévote en coiffe qu'elle abat,
Qui fuit du bal public le burlesque sabat,
Le prélat décoré de la croix pectorale,
Tout assiste à ces jeux, sans crainte de scandale;
Et Momus respectant les heures du repos,
Du vent de sa marotte éteint tous les flambeaux.
Plus la saison avance et plus règnent les fêtes:
Chez le peuple surtout elle a tourné les têtes;
L'artisan qu'elle inspire a posé le marteau,
Et le verre à la main, assis dans un caveau,
Bannissant les soucis de son âme distraite,
Suit des festins du tems la bachique étiquette;

L'ardente soif du gain ne brûle plus les coeurs,
Et du vil intérêt les plaisirs sont vainqueurs.
Vers ces remparts témoins des combats de la fronde,
Sur tes pas, ô folie ! Un peuple oisif abonde;
Des tambours, dans les mains de ces êtres falots,
Étouffent par leur bruit le son de tes grelots.
C'est là que se rallie au cri du ridicule,
Le peuple travesti qui dans nos murs circule;
C'est de là qu'un amas de bouffons renaissans,
En délire, en tumulte, attroupe les passans.
Aux fêtes de Bacchus je crois voir les Ménades.
Le sage avec l'enfant rit de ces mascarades;
Les sexes sont changés: l'homme endosse un corset,
Dont sa large carrure a rompu le lacet;
La femme en spadassin, affectant la rudesse,
De ses souples contours décèle la mollesse;
Quelques uns de la brute ont emprunté les traits,
Ont dépouillé tout l'homme, à la sottise près,
Et l'on croit voir errer sous ces formes factices,
Les amis ruminans du malheureux Ulysses.
Ce char appesanti qui chemine à pas lents,
Est surchargé partout de bouffons pétulans;
Des moqueurs bigarrés grimacent aux portières,
Joyeusement honnis du peuple en fourmilières;
D'autres enrubanés de diverses couleurs,
Mènent en laisse un boeuf tout pomponné de fleurs:
Je me figure alors ces antiques parades,
Dont Thespis de l'Attique amusait les bourgades,
Et ses acteurs hissés sur des tréteaux roulans,
Et le bouc promené qui fut le prix des chants.

Ainsi, lorsque si loin d'une origine obscure,
La tragédie en deuil, des cyprès pour parure,
S'empare des esprits à sa voix ébranlés,
Peut d'autant plus sur eux, qu'ils sont plus rassemblés;
Lorsque le grand Corneille au spectateur imprime
Les mâles sentimens de son âme sublime;
Quand, père de la scène, et lui seul sans égaux,
Aigle rapide et fier planant sur ses rivaux,
Il met le plus beau sceptre aux mains de Melpomène;
À voir dehors les fous dont l'essaim se promène,
Montrer de l'art naissant le burlesque tableau,
À dix pas de son trône, on le croit au berceau.
Tout passe: un jour de plus s'est levé sur nos têtes;
Il a fané les fleurs et terminé les fêtes;
Au temple un peu de cendre épars sur notre front,
A changé ce tumulte en un calme profond.
Des sons que je formais en chantant le délire,
J'entends frémir encor les cordes de ma lyre:
Muse, laisse mourir tant de frivoles sons,
De plus graves objets veulent de nouveaux tons.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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