Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 13

Vaste empire des eaux ...


 

Vaste empire des eaux, image en ton espace,
De l'espace infini, qui toi-même t'embrasse,
Origine et tombeau des fleuves, des torrents,
Domaine illimité des abîmes, des vents;
Fluide inconcevable, orageuse étendue,
Roulant comme un tonnerre encor sourd dans la nue;
De golfes et de lacs élément composé,
Sous des cieux différens en vingt mers divisé;
Des continens du globe effrayante ceinture,
Toi dont la profondeur à peine se mesure;
Dont les flots condensés au bout de l'univers,
Nous ferment la nature à l'aspect de ces mers
Où, pour arrêter l'homme usurpateur de l'onde,
Les glaces ont posé les limites du monde;
Formidable océan, mon oeil épouvanté
N'aperçoit plus la terre et l'espace habité;
Malgré tant de pays ou féconds, ou stériles,
Que sont auprès de toi les deux mondes ? Deux îles;
Et depuis ce naufrage immense, universel,
Où tes flots conspirant avec les eaux du ciel,
Tout disparut un tems sous l'élément liquide,
La main qui te versa dans les déserts du vide,
A tracé ton enceinte et voulu sur tes bords,
Avec des grains de sable enchaîner tes efforts;
Ou si quelqu'autre loi, dans le progrès des âges,
A déplacé tes eaux et changé tes rivages,
Si d'un secret effort l'empire du trident,
De l'orient qu'il fuit se meut vers l'occident,

C'est d'un cours insensible, et ta vague docile,
De l'homme sur la terre a respecté l'asile:
C'est lui qui sur tes flots, égaré, sans appui,
Ne mit qu'un ais étroit entre l'abîme et lui;
Qui dans une nacelle et fragile et légère,
Las de suivre, en voguant, la rive tutélaire,
Construisit des vaisseaux, tendit aux mâts dressés,
Cent cordages divers artistement placés;
Tenta de nouveaux cours guidés par les étoiles,
Osa quitter la rame et déployer les voiles,
Pour ne voir au milieu des liquides déserts,
Que la double étendue et des cieux et des mers.
Toutefois, en perdant le rivage de vue,
Il ne cherchait encor qu'une plage connue;
Inattendu prodige ! Enfin l'aimant parut:
Fière d'un tel secours notre audace s'accrut;
Alors on s'avança sur tant de mers immenses,
D'un hémisphère à l'autre on franchit les distances;
Alors, par les progrès d'un art né dans Memphis,
Colomb fit oublier les courses de Tiphis.
Qui n'eût dit qu'en forçant les barrières de l'onde,
L'homme allait rapprocher les deux moitiés du monde;
L'américain former avec l'européen,
À travers l'océan, un éternel lien ?
Quels objets curieux une terre inconnue,
Sous un tropique ardent offrait à notre vue;
D'autres moeurs à la fois et d'autres végétaux,
Presqu'une autre nature en des climats nouveaux;
Un peuple hospitalier, plus simple que sauvage,

Dont les moeurs retraçaient celles du premier âge,
Et qui sans défiance en sa noble candeur,
Ouvrait également son pays et son coeur;
Ô si l'européen vers ces peuples sincères,
Eût volé plein de joie, eût reconnu des frères !
Mais pour prix de l'accueil qu'il reçut dans leurs ports,
Le barbare a jonché leur continent de morts;
Tyrans de l'Amérique, âmes dénaturées,
Trop avides de l'or qui naît en ces contrées,
Pour chercher ces trésors dans les mines conçus,
Vous avez sous la terre exilé les vaincus,
Tandis que de leurs champs leur laissant la culture,
Vous gardiez de richesse une source plus sûre.
Par un aveuglement à vous même fatal,
Il ne reste en vos mains qu'un stérile métal:
Hé quoi ! Pour vous nourrir, aveugles que vous êtes,
Pétrirez-vous cet or, l'objet de vos conquêtes ?
Pour repeupler les lieux ravagés par vos coups,
Il faut d'autres forfaits trop faciles pour vous:
Vous courez, inhumains, aux rivages d'Afrique,
Vous traînez dans les fers un peuple pacifique;
Et le commerce a pu, grand dieu ! Le croirait-on !
À ces crimes publics prostituer son nom !
L'homme à l'enchère ! L'homme ! ô contrastes bizarres,
Nous, humains dans l'Europe, en Afrique barbares !
Ô sages prétendus ! Jetez donc dans les feux,
Tous vos écrits tracés pour rendre l'homme heureux;
Hé ! Comment accorder vos préceptes sublimes
Avec la cruauté qui dément vos maximes ?
Poursuivez, mais craignez que peut-être bientôt
L'homme dans l'africain ne s'éveille en sursaut;

Du nombre à tout moment l'avantage lui reste,
À tout moment sur vous pend ce glaive funeste;
Tremblez qu'il ne s'élève un nouveau Spartacus,
La nature et l'instinct ne sont jamais vaincus.
Quel heureux changement, douce Pensylvanie,
Du quakre sous ton ciel fait bénir le génie !
Il a dit à l'esclave, on t'a caché tes droits,
Tu naquis notre égal; travaille, tu le dois,
Mais sois libre, sois homme au moins sur ce rivage:
Qu'on dise un jour, l'anglais en chassa l'esclavage;
L'homme était sur ces bords, pour un maître orgueilleux,
Un patrimoine absurde, un mobilier honteux,
Il y naissait esclave et fut vil avant d'être;
Il n'a plus désormais que le travail pour maître.
Puisse l'européen briser partout les fers
Qu'il donne à son semblable en un autre univers;
L'homme se respecter lui-même en son espèce,
Et ne plus trafiquer que de l'ample richesse
Qu'apportent sur les mers ces commerçans hardis,
De Canton à Texel, et de Smyrne à Cadix.
Vous, murs de l'orient, avec quel avantage
M'offrez-vous les humains ralliés par l'usage !
À des momens prescrits on a vu sous ses noeuds
Les villes et les bourgs se rassembler entr'eux;
Ô plus vaste coup-d'oeil ! Ici sont rencontrées
Toutes les nations des diverses contrées,
L'anglais, le musulman, le russe, le germain,
Et le sujet des rois et le républicain,
Et celui qui naquit sous la loi d'un despote;

Tout n'est qu'un peuple ici, tout est compatriote;
Les moeurs des nations ont disparu pour moi:
Ce n'est plus l'étranger, c'est l'homme que je voi;
L'homme cosmopolite en ce séjour abonde,
Un port est l'entrepôt des richesses du monde:
Combien aux ateliers on doit de ces trésors !
Que ne peut l'industrie et ses divers efforts !
La nature elle-même à son secours l'appelle,
La matière existait, mais la forme vient d'elle;
Ministre de nos sens, c'est trop peu pour ses soins
De servir chaque jour la foule des besoins,
De nos goûts fugitifs elle sert l'inconstance;
Par elle d'artisans subsiste un peuple immense,
Déshérité du sort, mais qui du riche oisif,
Attire à lui les biens par un travail actif,
Trouve son revenu dans son art qu'il varie,
Dans son tems sa ressource, et partout sa patrie.
Autres lieux, autre adresse, et selon le climat,
Les dons de l'industrie ont plus ou moins d'éclat:
C'est la matière ici qui relève l'ouvrage,
Ailleurs l'art a sur elle un pareil avantage;
Arrivez de Delly, magnifiques tissus,
Moins belle fut jadis la robe de Nessus;
Je vole pour cueillir, tant l'art a de prestige,
Ces rejetons fleuris échappés de leur tige;
L'Inde assembla ces fils légèrement ourdis,
Pour voiler d'un beau sein les contours arrondis;
Vous enchantez mes yeux, délicates argiles,
Qu'on façonne au Japon en divers ustensiles,
Où sont peints des châteaux élégamment cintrés,
De gros bonzes en mule et des magots lettrés:

Ces vases recevront cette liqueur charmante
Qu'au sortir des festins on nous verse fumante,
Qui réveille nos sens et porte à nos cerveaux
Une sève féconde et des esprits nouveaux.
Je vois ces végétaux, ces salubres écorces,
Qui chassent ces levains destructeurs de nos forces.
Des climats levantins combien d'autres présens,
Le commerce aux français apporte tous les ans !
Ce colosse aux cent bras étendus sur les ondes,
Comme pour échanger les trésors des deux mondes,
Des plus lointains climats nous prodiguant les fruits,
Semble, heureux enchanteur, déplacer les pays,
Et sur le front d'Isis variant les couronnes,
Du globe où nous vivons, multiplier les zônes:
Ainsi le hollandais s'est fait un ciel nouveau,
La moisson qu'il recueille aborde en un vaisseau;
Si, marâtre envers lui, Cérès le déshérite,
L'ancre tient lieu du soc aux marais qu'il habite.
Rendons grâces au ciel, dont les refus prudens
L'un de l'autre ont rendu les pays dépendans.
Si la terre pour nous trop féconde en richesses,
Eût étalé partout leurs diverses espèces,
Les peuples isolés et tristement épars
Ne portaient qu'autour d'eux leurs stériles regards;
L'impérieux besoin, père de l'industrie,
Ne les eût point unis si loin de leur patrie;
Et j'ai des nations vu troubler ce concert !
Peuples, quoi ce lien qui vous était offert,
Vous l'avez pu changer en un flambeau de guerre !
Le commerce, ô prodige ! A divisé la terre.

Ah ! Vos premiers aïeux, comme vous, inhumains,
Venaient-ils en son nom ensanglanter leurs mains,
Lorsqu'il enrichissait l'heureuse Phénicie,
Des trésors que dans Tyr il rapportait d'Asie,
Ou conduisait chargés de ses biens différens,
Ses paisibles chameaux dans l'Arabie errans ?
Ce fut loin de ces tems de l'enfance du monde,
Quand de biens et de maux l'aimant, source féconde,
Eut reculé pour vous dans un autre univers,
Les bornes de la terre et les stades des mers;
Ce fut lorsqu'au-delà des liquides abîmes,
Vous voulûtes fonder des cités maritimes,
Qu'on vous vit l'un de l'autre aveuglément jaloux,
Trouver les vastes mers trop étroites pour vous,
Et lançant de vos mains la foudre sur vos têtes,
Submerger vos vaisseaux qu'épargnaient les tempêtes.
Ô France ! ô ma patrie, avais-tu donc besoin
D'acquérir à ce prix des domaines si loin,
Sur un sol étranger, contraire à ta nature,
Où tu perds en colons ce qu'il donne en culture ?
Toi qui dois te suffire et peux sur d'autres bords,
D'un fonds surabondant reverser les trésors:
De quels biens variés ton climat est la source !
Des ardeurs du tropique et des glaces de l'Ourse,
Heureusement distante et sous des astres doux,
L'Europe ne te voit qu'avec un oeil jaloux,
Les Alpes d'un côté, plus loin l'immense chaîne
De ces monts héritiers du grand nom de Pirêne,
De ton beau territoire éternels boulevarts,
Et le Rhin vers le nord te servant de remparts;

De tous côtés ainsi par ton site gardée,
Vingt fleuves dans ton sein, et jamais inondée;
Voisine des deux mers, sans connaître l'effroi
Des secousses du globe ébranlé loin de toi.
Regarde et t'applaudis: quelle terre est au monde
En fruits plus abondante, en métaux plus féconde ?
Si de l'or du Pérou ton sein n'est point veiné,
Le volcan par éclats n'en sort point déchaîné;
Si des champs de Saba les moissons parfumées
N'enorgueillissent point tes plaines renommées,
Tu ne te répands point en ces vastes déserts
Délaissés par l'arabe et de sables couverts:
L'homme, sans rencontrer les ours ni les panthères,
Traverse en sûreté tes forêts solitaires;
Tes landes, tes terrains, même les plus ingrats,
Pour se couvrir de fruits n'attendent que des bras:
C'est la fertilité qui du goth, du gépide,
Attira dans ton sein l'incursion rapide,
Et l'on vit de ton ciel ces peuples éblouis,
Conquérir ton climat bien plus que ton pays.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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