Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 10

Demi-cercle de l'an te voilà parcouru ...


 

Demi-cercle de l'an te voilà parcouru:
Le Lion enflammé dans les cieux a paru,
De lui-même il s'attelle au char de la lumière,
Il secoue, en marchant, les feux de sa crinière,
Et du chien de Procris brûlant avant-coureur,
De l'été qui s'embrase annonce la fureur;
Le volage zéphyr n'agite plus qu'à peine
La pointe des épis mûrissans dans la plaine.
Ô terre ! ô riche aspect des fertiles guérets !
Ô trésors attachés à ces blondes forêts !
Les voilà des humains ces moissons attendues,
Ces biens qu'ont préparé tant de mains assidues,
Que le peuple inquiet allait voir et revoir,
Le domaine du riche, et des autres l'espoir:
Combien de plus d'un astre on craignit l'influence,
Le souffle de Borée aux jours de la semence;
Tantôt des eaux du ciel les refus prolongés,
Et tantôt leurs torrens dans nos champs submergés !
La terre sur les fruits vient d'épuiser sa sève,
Cieux, suspendez la pluie avant qu'on les enlève:
La cigale voltige et semble du buisson,
Crier au laboureur, commence la moisson.
Le soleil en effet, par son ardeur extrême,
Consumerait les fruits qu'il a mûris lui-même.
Vous, maîtres de ces champs par d'autres cultivés,
Vous qu'on verrait bientôt de fatigue énervés,

S'il fallait de vos mains cueillir ces dons des plaines,
Possesseurs étrangers à vos propres domaines,
Vous ne concevez guère à l'ombre des cités,
Ces travaux des moissons sous les feux des étés:
Mais loin de la mollesse et du luxe des villes,
La vigueur a germé dans ces sillons fertiles:
C'est sous l'ardeur du jour, sous ses rayons brûlans,
Que tant d'hommes épars sont courbés dans ces champs,
Et la faucille au poing abattent par javelles
Les trésors abondans de ces moissons nouvelles.
Soleil, globe de feux, voile-toi dans les airs;
Ces femmes, ces enfans, de sueurs tout couverts,
S'empressent au travail, et de leurs mains hâlées,
Entourent d'un lien ces gerbes assemblées;
La plaine se découvre, et la jeune perdrix,
Dans un champ dépouillé cherche en vain ses abris.
Indigent moissonneur, le cercle de ta vie
Est la fatigue, hélas ! De fatigue suivie:
N'importe, avec ton corps n'endurcis point ton coeur,
Un plus pauvre que toi réclame ta faveur;
Suis de l'iduméen la loi compatissante,
Laisse, laisse tomber la gerbe consolante,
Que le glaneur errant va chercher après toi.
Du temple et du château quel cri vient jusqu'à moi ?
La dîme ! les puissans la réclament en maîtres,
Sur un sol qu'à ce prix ont cédé leurs ancêtres:
Tel est encor le droit du vertueux mortel,
Qui vit obscur et pauvre à l'ombre de l'autel,
Comme un ange de paix au milieu de ses frères,
Appaise les débats par ses soins tutélaires,

Va visitant l'infirme accablé de douleurs,
Et de l'infortuné sécha souvent les pleurs:
Prêtre, de ta vertu connais tout l'avantage,
L'exemple du pasteur fait les moeurs du village.
Tout cesse: un char reçoit les épis en faisceaux,
Et revient lentement sous le poids des monceaux:
Tout grossier qu'il paraît aux yeux de l'opulence,
C'est un char de triomphe, il porte l'abondance.
La force des états tiendra dans tous les tems
À ces grains précieux, comme à des talismans;
L'agriculture est tout. Qu'on remonte les âges,
L'homme au sortir des bois, quittant les moeurs sauvages,
Paraîtra devoir tout aux gerbes de Cérès,
Et la société naître dans les guérets.
Quand l'homme eut, las du gland, le blé pour nourriture,
Pouvait-il, isolé, suffire à la culture ?
Il fallut d'autres arts, il fallut d'autres mains,
Et qu'un pouvoir public veillât sur les terrains:
Le possesseur d'un champ à l'abri du pillage,
Paya des fruits du sol le chef puissant et sage,
Qui, sans murs et sans haie, assurait son enclos:
C'est de là que naquit le premier des impôts,
Tribut vraiment sacré fondé sur la justice,
Et payé sans murmure à la loi protectrice:
Mais des sociétés le lien s'étendit,
Des chefs ambitieux le pouvoir s'agrandit;
Bientôt tout s'altéra: l'oppression hautaine
Ajouta dans les champs la misère à la peine.
Du reste des mortels, déplorable rebut,
Le laboureur plia sous le faix du tribut,

Perdit sous les sueurs sa liberté première,
Ne rentra bien souvent qu'en pleurs sous sa chaumière,
Par ceux qu'il nourrissait devenu malheureux,
Et mis au même joug où haletaient ses boeufs.
Dans les plaines encor le sarmate à la gêne,
Semble les sillonner en y traînant sa chaîne.
Tels rampaient autrefois dans nos champs desséchés,
Nos tristes laboureurs à la glèbe attachés;
Ah ! Si le ciel français n'éclaire plus d'esclaves,
Si de l'homme champêtre on brisa les entraves,
Vous tous qui gouvernez, il vous serait honteux
Qu'il fût devenu libre et restât malheureux.
Soyez donc bienfaisans, que votre main mesure
Le fardeau des tributs aux dons de la culture;
Ne souffrez point surtout que la cupidité
Opprime en votre nom avec impunité;
Dans les mains du colon par des lois tyranniques,
N'appesantissez point les instrumens rustiques.
Le laboureur peut tout si vous l'encouragez;
La terre accorde tout si vous le protégez.
Entendez-le vous dire, en vous montrant les plaines:
La richesse publique est le fruit de nos peines;
Ouvrez-nous donc vos coeurs: un peu moins de fardeaux,
Une part moins légère aux prix de nos travaux,
Et nous sommes heureux: seriez-vous donc barbares ?
La terre est libérale; est-ce à vous d'être avares ?
Que nos bras, s'il le faut, de fatigue épuisés,
Réparent les chemins ou les canaux brisés,
Nous saurons pour ces soins nous courber sans salaires;
Mais qu'au tems des moissons, en des heures si chères,
Nul de nous n'interrompe un travail commencé,

Ne tourne un oeil en pleurs vers son champ délaissé;
Ôtez-nous pour jamais la gêne et les alarmes,
Nourris par nos sueurs, épargnez-nous des larmes.
On a vu jusqu'ici, l'on verra dans les champs,
La femme égaler l'homme en ces travaux touchans,
La première à la plaine et souvent la dernière;
Mais on la vit encor dans une autre carrière,
Tenter avec succès des efforts hazardeux,
Qui semblaient réservés à des bras plus nerveux,
Et des plus grands guerriers généreuse rivale,
Mériter quelquefois la couronne murale.
Voyez la jeune Hachette arracher d'un bras sûr
Le drapeau qu'un soldat arborait sur ce mur:
Les siennes l'ont suivie, et leur ardeur vaillante
Ranime l'assiégé, porte au camp l'épouvante.
Bientôt Beauvais triomphe; et toi, Charles tu fuis !
La valeur d'une femme a sauvé son pays.
Dure, dure à jamais cette marche ordonnée,
Où l'homme a consacré cette illustre journée,
Où la femme a sur lui le droit de s'arroger
Le pas qu'il lui cédait en un jour de danger:
Hé ! Pourquoi s'étonner qu'en ces momens d'alarmes,
Elle ait par sa valeur changé le sort des armes ?
N'a-t-elle donc jamais d'un transport aussi beau,
Pour s'armer d'une lance, oublié le fuseau ?
Ailleurs dans les hazards, l'amour, non sans murmure,
A vu plus d'un beau sein palpiter sous l'armure,
Aux bords du Thermodon, un peuple de Pallas,

Celle qui but les eaux du sévère Eurotas,
Dans les forêts du nord la chérusque vaillante,
Des rochers de Zurich l'intrépide habitante,
Et plus d'une héroïne en nos heureux climats,
Par les mêmes exploits a signalé son bras.
Celle dont chaque année aux rives de la Loire,
Nous honorons encor la cendre et la mémoire,
N'a-t-elle pas jadis, bouclier de l'état,
Aux lis décolorés rendu tout leur éclat ?
Sans doute l'on n'a vu qu'à de longs intervalles,
Dans un sexe si doux ces ardeurs martiales;
Hé ! Laisserions-nous donc des bras si délicats
Se mêler parmi nous dans le choc des combats ?
Quel autre Diomède, en sa rage égarée,
S'exposerait sans honte à blesser Cythérée ?
Mais sache, homme orgueilleux, qui d'un sourire altier
Relègues dans Paphos ce sexe tout entier,
Qu'il peut renaître encor des Clorindes nouvelles;
Sache que le laurier peut sur le front des belles
Être à sa place encor, si le myrte y sied mieux.
Toutefois, sans chercher les combats furieux,
Il est trop de hazards, où d'un coeur intrépide,
Courra, sans balancer, même la plus timide:
L'être faible a des droits au bras qui le défend,
L'homme vole à la femme, et la femme à l'enfant;
Le coeur n'a point de sexe; une mère enhardie
Affronte au premier bruit un horrible incendie,
Vole au berceau d'un fils qu'enveloppent les feux,
Et l'enlève au péril dans ses bras courageux.

Subit élan du coeur, ô courage, ardeur pure,
De la sphère as-tu donc les degrés pour mesure ?
Et ce rapide instinct de notre âme élancé,
Sous le poids des chaleurs n'est-il point affaissé ?
Si l'astre dont les feux plongent sur notre tête,
Embrasait plus long-tems le signe qui l'arrête,
D'un courage indompté, quel mortel revêtu,
Ne sentirait bientôt affaiblir sa vertu ?
La terre, dans nos champs où le soleil domine,
En arides réseaux sous mes pas se dessine;
L'eau des lacs, des étangs et des sources tarit,
La fleur se décolore et l'herbe se flétrit;
Des poudreuses forêts la cîme est immobile
Et sous un ciel brûlant l'air est morne et tranquille.
Hors des prés altérés, le pâtre et son troupeau
Cherchent le frais de l'ombre et les bords d'un ruisseau:
Le jeune citadin, sous cette ardeur extrême,
Quitte ses vêtemens et son élément même,
Du bord d'une nacelle il plonge dans les flots,
Disparaît, reparaît, folâtre sans repos,
Bat les eaux de ses bras, s'adosse à la surface,
Se plie et se replie et nage avec audace.
Belles, contre les feux que nous lance Procris,
On vous a préparé de commodes abris:
Des mains de la pudeur ces toiles sont tendues,
Pour cacher les appas des nymphes demi-nues;
Ces tentes que ces pieux soutiennent sur les flots,
Irritent les desirs autour de ces enclos:
Curieux Actéons, respectez ces Dianes,
Doux objets, interdits même à l'oeil des Albanes,

Jaloux de crayonner ces attraits ravissans:
Non ce n'est qu'à l'essaim des zéphyrs caressans
D'approcher cet asile et d'entr'ouvrir ces toiles.
Mais quelle obscurité du soir prévient les voiles ?
Ne vois-je pas des eaux les liquides sillons,
Sur le fleuve agité s'élever par bouillons ?
Fuyez, nymphes, fuyez de vos grottes humides,
Vers des abris plus sûrs hâtez vos pas timides;
L'ouragan souffle au loin sur la terre et les eaux,
La poussière volant couvre l'air et les flots;
Deux nuages formés des vapeurs de la terre,
Foyers noirs et brûlans où couve le tonnerre,
Des bouts de l'horizon dans leur marche grossis,
Tournent, gagnent des airs les contours obscurcis;
Le soir vient, et l'éclair qui dans l'ombre serpente,
Effleure de ses feux ma paupière tremblante.
Entendez ce bruit sourd d'un globe sulfureux,
Roulant profondément sous un ciel ténébreux,
La tempête commence, et l'hyade en furie
Semble abaisser un ciel qui se résout en pluie;
Ce déluge nouveau, les ténèbres des airs,
Et la grêle et la foudre et le feu des éclairs,
Dans la brute, dans l'homme ont porté l'épouvante.
Le tonnerre s'approche et la frayeur augmente,
Les atômes de soufre en leurs chocs turbulens,
Du nuage épaissi vont déchirer les flancs;
Par sa masse embrasé enfin l'air se dilate;
L'éclair luit, le coup tombe, et le tonnerre éclate.
Loin d'appaiser les feux de l'ardente saison,

L'orage semble encor réchauffer l'horizon:
Le Lion associe à ces feux qu'il exhale,
Ceux du chien qui suivit l'amante de Céphale;
Le soleil pompe encor la terrestre vapeur,
Et sa sérénité n'a qu'un éclat trompeur.
Ces momens ne sont plus pour le fils d'Uranie
Les momens de l'étude, encor moins du génie.
Le Permesse tarit, et sur ses bords divins,
La fleur brûle et languit comme dans nos jardins.
Ma muse jusqu'ici, par sa verve entraînée,
Suivait sans haleter la course de l'année:
Plus l'astre des saisons s'élevait dans les cieux,
Plus il vivifiait mes vers harmonieux;
Mais d'un air enflammé les ardeurs assidues
Relâchent de mon luth les cordes détendues.
Muse, reposons-nous: un utile sommeil,
Me rendra, pour chanter, plus de force au réveil.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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