Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 6

Les fêtes qu'en son cours nous ramène l'année ...


 

Les fêtes qu'en son cours nous ramène l'année,
Tenaient devant la foi la raison prosternée,
Et détournant nos yeux de ce séjour mortel,
Loin des objets des sens rappelaient l'homme au ciel;
Voici les seuls momens, voici l'unique fête
Où la religion sur la terre l'arrête;
Le rattache à la vie et met un prix aux soins
Que prend le laboureur pour servir nos besoins:
Ô toi dont les sueurs, cultivant la semence,
Ont de loin, dans ces champs, préparé l'abondance,
Ministre vigilant du ciel qui, par tes mains,
Fertilise la terre et nourrit les humains,
Ne viens point à l'autel prier l'être suprême;
C'est toi qui vas chercher la religion même
Au milieu de ces champs, temple de l'éternel
Fermé par l'horizon et voûté par le ciel.
Vers ces lieux où flottaient les enseignes guerrières,
Les zéphyrs n'enflent plus que de saintes bannières;
Les prêtres assemblés au nom d'un dieu de paix,
À pas respectueux traversent les guérets;
Pour obtenir du ciel des récoltes propices,
Ils ne versent le lait, ni le sang des génisses;
Mais avec tout le peuple, implorant l'immortel,
Ils modulent en choeur un hymne solennel;
Le vieillard épuisé dans les travaux rustiques,
Ranime encor sa voix pour s'unir aux cantiques,
Et demande avec zèle une abondance, hélas !

Vaine pour lui peut-être, et qu'il ne verra pas.
Grand Dieu, bénis la terre et tes propres largesses,
Confirme notre espoir placé dans ces richesses,
Prends nos champs sous ta garde, écarte le venin
Qui s'attache aux épis et pénètre leur sein;
Que le froment sacré, nourriture première
N'avorte en nos guérets ni ne tombe en poussière;
Mais qu'un peuple innombrable y trouve le seul bien,
Par qui le pauvre est riche, et sans qui l'or n'est rien.
Quelles vives clartés ont ébloui ma vue !
De quel nouveau Tabor s'élevant dans la nue,
Par les champs de l'éther, loin de nos faibles yeux,
Le Christ est-il déjà remonté dans les cieux !
Vous qu'il a tant aimés et dont il fut le maître,
À des signes nouveaux vous l'allez reconnaître.
Quel vent impétueux ! L'esprit du tout-puissant
Du ciel, en traits de feu, sur vos têtes descend;
Mortels illuminés, vous en qui Dieu réside,
Pleins du feu qui vous brûle et du dieu qui vous guide;
Hérauts de l'éternel, publiez à la fois
Ses prodiges sur vous, et son culte et ses lois;
Courez, dispersez-vous sur différens rivages,
Vous n'aurez pas besoin d'apprendre les langages;
Le ciel vous a parlé, l'univers vous entend.
Ils volent et déjà la lumière s'étend;
Cette foule de dieux et d'idoles bizarres,
Nés de nos passions, tous impurs ou barbares,
Des autels que dressa le mensonge insensé,
Tombe au nom d'un seul dieu sur la terre annoncé,

Qui mit au fond des coeurs ses lois inviolables,
Et le ver du remords dans le sein des coupables.
Les tyrans sont armés; on proscrit en tout lieu,
Et l'on traîne à la mort les députés d'un dieu:
Mais il les a munis d'une force céleste,
Leur bouche l'annonçait, leur sang versé l'atteste;
Ils meurent, mais la foi trouve d'autres soutiens;
Il renaît sur leur tombe un peuple de chrétiens.
Loin de ces tems, la Gaule à Teutatès soumise,
Dans la nuit de l'erreur était encore assise;
Le jour va luire enfin: le chêne révéré,
Où long-tems sous l'écorce ésus fut adoré,
Dépouillé de son dieu ne voit plus les druïdes
Ensanglanter son tronc abreuvé d'homicides;
Le gaulois, abjurant ces meurtres solennels,
Épure son encens à de nouveaux autels;
Le ciel, belle Clotilde, avait mis sur ta bouche,
Cet art qui persuade et ce charme qui touche;
Ta voix sait détacher par de pressans avis,
Le bandeau de l'erreur sur les yeux de Clovis;
Il voit, et pour jamais ta croyance est la sienne,
Son peuple ouvre les yeux et la France est chrétienne.
Ainsi donc la beauté qui sous les traits si fiers
D'Hélène et de Boulen, ravagea l'univers,
Qu'on vit en divers tems, ardente à tout confondre,
Porter la guerre à Troie, et le schisme dans Londre,
Exerça sous tes traits un pouvoir précieux,
Qui pour l'Europe encor est un bienfait des cieux:

Le sang a ruisselé sous les pas des Hélènes,
Et Clotilde abolit les victimes humaines.
Plût au ciel, de Clovis que ton charme vainqueur
Eût, en ouvrant ses yeux, apprivoisé son coeur !
Plût au ciel que ce roi, plus jaloux de sa gloire
N'eût point de Tolbiac obscurci la victoire,
Versé le sang des siens et par d'autres excès,
Souillé le nom chrétien et le sceptre français !
La fête qui rappelle à la terre éclairée,
Des envoyés d'un dieu la conquête sacrée,
Mêle au milieu du temple et dans les mêmes jours,
La pompe des autels et le faste des cours;
Valois, pour consacrer la dignité nouvelle
Qui, sur le sein des grands, à nos yeux étincelle,
Prit le plus digne emblême et le plus vénéré,
Celui de l'esprit saint, signe auguste et sacré,
Que le roi seul dispense et qu'il revêt lui-même:
La naissance est un titre à cet honneur suprême;
Brillante dignité que refusa Faber,
Faber, dans ses refus trop modeste ou trop fier,
Qui vit, en l'acceptant, une gloire usurpée,
Ou n'attacha de prix qu'aux honneurs de l'épée.
Vous, qui si près du maître approchez par son choix,
Tournez au bien public le commerce des rois;
En tout tems, en tout lieu ce grand objet pour guide,
Introduisez près d'eux la vérité timide;
Sulli sans fard, Sulli l'honneur de vos pareils,
Ne la présentait point seulement aux conseils:

Faites valoir ses droits avec un zèle extrême,
Au milieu des festins, et parmi les jeux même;
Un mot souvent importe, et l'on sait ce qu'il peut,
Quand la gloire du maître ou votre honneur le veut;
Aimez assez vos rois pour oser leur déplaire;
Qu'un prince ait des amis, les sujets ont un père.
Il est, s'il m'est permis de comparer ici
Un village et la cour, Versaille et Salenci,
De plus simples honneurs, une gloire modeste,
Qu'obtient au même tems, parmi le peuple agreste,
La jeune villageoise au maintien sage et doux,
Jugée avec rigueur et par des yeux jaloux,
Intacte en sa conduite et même dans sa race,
Qui, sortant des Baucis en a suivi la trace:
Jadis de Sybaris l'habitant amolli,
Sur la rose couché s'agitait sur un pli;
Elle n'était alors que l'emblême frivole
De cette volupté dont il fit son idole;
Reine de nos jardins, rose aux vives couleurs,
Sois fière désormais d'être le prix des moeurs,
Et de voir éclater tes beautés printanières
Sur le front ingénu des modestes bergères;
Sois plus flattée encor de servir en nos jours,
De couronne aux vertus, que de lit aux amours:
La pomme à la plus belle, a dit l'antique usage;
Un plus heureux a dit: la rose à la plus sage.
Pour celle qui l'obtient que ce triomphe est doux !
D'honorer sa vertu l'autel même est jaloux:
Des villages voisins tout le peuple s'empresse;

Quel concours elle excite et quels cris d'allégresse !
C'est le bruit des tambours, c'est celui des mousquets,
Le seigneur la convie à ses propres banquets.
Ah ! Si tel est le fruit des coutumes publiques,
De resserrer encor les liens politiques,
De quel plus grand pouvoir l'usage est revêtu,
Quand sa voix nous rallie au nom de la vertu !
Fortuné Salenci, dans ta paisible enceinte,
Les moeurs jusqu'à ce jour n'ont point reçu d'atteinte;
Assassin ni brigand n'est sorti de tes murs;
Les coeurs, de race en race, y sont demeurés purs;
L'âge de fer pour toi n'existe point encore:
Tel en de beaux climats sous l'empire de Flore,
Le Penée arrosait un tranquille vallon,
Où ne soufflait jamais le fougueux aquilon.
Soit que la peur des lois, soit que l'horreur du crime
Arrête le méchant sur le bord de l'abîme,
Il est peu de pervers d'un esprit assez noir,
Pour franchir aussi loin les bornes du devoir:
Mais le crime lui seul fait-il les maux du monde ?
Faut-il des ouragans toujours pour troubler l'onde ?
Paris, séjour propice aux manéges obscurs,
La fourbe eut de tout tems son dédale en tes murs;
L'homme signe, et dès-lors son astuce médite
Les moyens d'échapper à sa promesse écrite;
Il n'est qu'un vil trompeur d'autant plus odieux,
Qu'il donne de sa foi des garans spécieux;
Qu'un arrière dessein dans son coeur sacrilége

Contre le créancier lui sert de privilége,
Et qu'il faut que la loi... mais quel bruit m'interrompt,
Quel spectacle un moment vient dérider mon front ?
Entendez-vous au loin le fifre, la trompette,
Les cris tumultueux que le peuple répète ?
Voyez-vous s'avancer, couverts de noirs manteaux,
Ces roides écuyers juchés sur leurs chevaux;
Cavalcade peu faite aux marches régulières,
Qui vient parodier nos brigades guerrières,
Et gardant mal les rangs, plus mal les étriers,
Saisit au moindre choc le crin de ses coursiers.
C'est ce corps, dont la plume, instrument de grimoire,
D'un léger débiteur rafraîchit la mémoire;
Et, par un griffonage autorisé des lois,
Fait trembler l'univers aux bruits de ses exploits.
Sous ces paisibles fronts, voilà les Euménides
Que la justice attache aux débiteurs perfides,
Et qu'à jamais Thémis laissait dans les enfers,
Sans l'infidélité de tant d'hommes pervers.
Venez à mon secours Juvenal et Lucile,
Prêtez-moi ces stilets trempés dans votre bile,
Non pas pour immoler sur l'autel de l'honneur,
Le parjure effronté, ni le vil suborneur:
Un doigt vengeur les montre, et leur fourbe et leurs crimes
Seront assez punis sans le fiel de mes rimes.
J'attaque moins encor ces mortels indigens,
Dont la dette est sans honte en des besoins urgens.
Dans des coeurs que déjà tant de souci consume,
Irais-je donc verser ce surcroît d'amertume ?
Mais l'indignation s'empare de mon coeur,

Quand, du sein du désordre, on prétend à l'honneur:
Puissans, lorsque je vois vos coupables largesses,
Et les gouffres honteux où tombent vos richesses,
Quand je vous vois conduire une vile Phryné
Triomphante sous l'oeil de l'hymen consterné,
Affronter sur un as des chances homicides,
Préparer la disette à vos tables splendides;
Par le vent du caprice à toute heure emportés,
Changer tous les hochets de vos frivolités,
Et placer la grandeur en des dépenses vaines,
Qui du potose même épuiseraient les veines.
Je ne vous dirai point, reculez jusqu'au tems
De ces peuples vantés, vivant de peu, contens,
Riches de leurs vertus et de leurs moeurs frugales,
Nos moeurs en sont trop loin: mais ouvrez nos annales:
Celui de vos aïeux qui pouvait aux combats
Mener plus de vassaux, nourrir plus de soldats,
Passait pour le plus grand; c'était là sa puissance,
Et sa gloire et son luxe et sa magnificence.
On ne le vit jamais envier d'autre éclat,
Il prodiguait ses biens, mais c'était pour l'état.
Cependant s'il vous reste une âme encor sensible,
Voyez de vos excès quelle est la suite horrible,
Combien l'oubli de l'ordre engendre de malheurs !
Combien autour de vous il fait verser de pleurs !
L'indigent ouvrier qui languit sans salaire,
Voit ses débiles mains se sécher de misère:
Mais comment de ces maux seriez-vous attendris,
Vous qui de la nature étouffez jusqu'aux cris ?
Vos enfans dépouillés, vos femmes malheureuses,
De vos égaremens victimes si nombreuses,

Dans l'abîme, avec vous, vous les précipitez,
Et l'honnête homme encor vous souffre à ses côtés !
Indulgence inconnue aux peuples helvétiques:
Malheur dans leurs cantons aux débiteurs iniques !
Celui dont le désordre a consumé les biens,
Est privé par l'état du droit des citoyens;
Jamais aux grands emplois on ne permet qu'il monte,
Et nu sur son écueil, son naufrage est sa honte.
L'heureux âge, grand dieu ! Que la jeune saison,
Sans passions encor et même sans raison,
Où l'on ne connaît point tous ces tourmens des vices,
Où l'enfant marche en paix loin de ces précipices !
Des plaisirs toujours purs, point de profonds chagrins;
L'homme près du berceau coulant des jours sereins,
Est ce pilote en mer, mais non loin du rivage,
Qui commence son cours sous un ciel sans orage.
Tems fortuné des jeux et des ris ingénus,
Inestimables biens goûtés et méconnus !
Qu'avec rapidité ce bel âge s'envole !
Troupes d'adolescens, peuple aimable et frivole,
Un autre âge à grands pas va s'avancer vers toi,
Des plaisirs qu'il amène, ah ! Que je prends d'effroi !
Adieu repos, bonheur, âge d'or de la vie,
La coupe de Circé pour toi toujours remplie,
L'ardeur des voluptés, des desirs renaissans,
L'ivresse de ton coeur, l'extase de tes sens,
Crois-moi, ne vaudront point la douce jouissance
De tes premiers plaisirs goûtés dans l'innocence.

Ô jour de l'écolier, dont jamais le loisir
Assez tôt ne revient au gré de son desir,
Landit ! De quel plaisir d'avance tu l'enivres !
De quel oeil nonchalant il effleure ses livres !
Jour charmant, quand je songe à tes heureux instans,
Je pense remonter le fleuve de mes ans,
Et mon coeur enchanté, sur sa rive fleurie,
Respire encor l'air pur du matin de la vie !
Avec combien de soin l'enfant impatient,
De loin fait les apprêts de ce jour attrayant !
Du chasseur il essaye et s'ajuste le glaive;
La nuit dans la campagne il caracole en rêve:
De la fête souvent l'esprit trop occupé,
Des pavots du sommeil son oeil n'est point trempé:
Mais l'insomnie alors n'est point fille des peines;
Il ne sent point couler un feu lent dans ses veines;
Il veille avec l'espoir, et d'un esprit content
Par avance il jouit des plaisirs qu'il attend.
Comme on voit vers l'hiver les jeunes hirondelles
S'attrouper dans les airs et fuir à tire d'ailes,
Tels partis au matin les pupilles des arts,
Les uns sur des coursiers, les autres dans des chars,
Loin des murs du lycée, ont secoué sans peine
La poussière des bancs pour celle de la plaine.
Que ce jour a d'appas ! Que le premier coursier,
Fût-il borgne ou rétif plaît au jeune écuyer !
On dirait que déjà d'une ardeur martiale
Il pousse aux champs d'honneur le nouveau Bucéphale.
Tendre essaim de captifs qui pour tout horizon
Ne voyez que les murs d'une docte prison,

L'air est votre élément; dans ces courses champêtres,
Vous reprenez vos droits sous les yeux de vos maîtres.
Hé ! Quelle fleur dans l'ombre aime à s'épanouir !
Ah ! Respirez pour croître et courez pour jouir,
La nature et les jeux dans ces champs vous appellent.
L'astre dont les rayons dans l'espace étincellent,
Raccourcissent aux yeux les ombres des objets,
Embrâse le midi de l'ardeur de ses traits,
Plonge et pèse déjà sur la troupe ambulante;
Le terme semble fuir et l'appétit augmente;
On se hâte, on arrive: à l'ombre des ormeaux
Un gazon sert de table, on saisit les morceaux:
Non, le festin dressé dans un palais superbe,
Ne vaudrait point pour eux ce repas pris sur l'herbe.
La troupe rit, folâtre à l'abri des buissons,
Et dans des verres pleins boit l'oubli des leçons;
Ce n'est plus ce breuvage où l'eau surabondante
Ôte au vin le montant de sa sève piquante;
Ils boivent le nectar tel qu'il sort des caveaux,
Et repêchent Bacchus qu'on noyait sous les eaux.
L'appétit satisfait, pour des courses légères
On se divise, on part, jeux vifs en sens contraires,
Où l'enfant, par nature ennemi du repos,
A quitté ses habits pour être plus dispos,
Ardente gymnastique où la feinte et l'adresse
Triomphent à l'envi jointes à la vitesse.
Plus loin, sous un bandeau l'enfant demi-caché
Nomme à faux quelque tems celui qui l'a touché;
Du bout d'un doigt malin le jeune essaim l'agace,
Et celui qu'il devine aussitôt prend sa place.

Un nouvel Hyacinthe émule d'Apollon,
Dirige un disque au but marqué dans ce vallon,
Contre terre avec force une balle jetée,
Ailleurs par trente mains rebondit agitée.
Le tems fuit, le jour tombe et ses rayons mourans
Ne luisent presque plus sur ces jeux différens;
On reprend sa monture, et la joyeuse troupe
Retourne vers la ville avec les ris en croupe;
Tout revient satisfait, si ce n'est le coursier,
Qui d'un vain aiguillon pressé par l'écuyer,
Alongeant de fatigue une maigre encolure,
Chemine à pas tardifs et par sa triste allure,
Aux regards des moqueurs montre assez qu'il maudit
Les champs, le cavalier, la course et le landit.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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