Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 5

Telle fut la nature aux premiers jours du monde ...


 

Telle fut la nature aux premiers jours du monde;
Telle elle brille encor, belle autant que féconde;
Toujours riche d'attraits et de biens renaissans,
Toujours jeune au milieu des âges vieillissans,
Elle va se montrer dans sa beauté nouvelle;
Ah ! Comment rajeunir ma peinture avec elle ?
Que je vous porte envie, ô vous qui les premiers
Avez tracé des champs les objets printanniers !
Que la fleur du sujet mit de charme à l'image !
Je perds, venu trop tard, ce piquant avantage;
L'ennui suit dans nos vers ces tableaux répétés:
C'est le pinceau qui s'use, et non pas leurs beautés.
Je parle, et le printems qu'annonçait l'hirondelle,
Des saisons à mes yeux vient d'ouvrir la plus belle;
Le chêne s'est éteint dans nos foyers déserts,
Et des arbres déjà tous les sommets sont verts;
Les troupeaux librement épars dans les campagnes,
Broutent le serpolet au penchant des montagnes;
Les oiseaux dans les bois par couple réunis,
Suspendent aux rameaux la mousse de leurs nids:
J'entends le rossignol caché sous le feuillage,
Rouler les doux fredons de son tendre ramage;
Les champs d'herbes couverts, les prés semés de fleurs,
De leurs rians tapis font briller les couleurs;
Le lilas flatte plus les regards de l'aurore
Que les rubis de l'Inde et les perles du Maure,

Et les zéphyrs légers, voltigeant sur le thym,
Nous rapportent le soir les parfums du matin.
Ah ! Lorsque le printems d'une amoureuse haleine,
De nos champs embellis vient ranimer la scène,
Quel oeil inanimé voit sans ravissemens
Après de longs frimas ces spectacles charmans !
Quel est le voyageur monté sur la colline,
Qui, voyant quel tableau devant lui se dessine,
Ne promène ses yeux sur le vaste contour
D'un horizon superbe éclairé d'un beau jour,
Sur la tranquillité de ces plaines fertiles,
Sur ces hameaux exempts des passions des villes,
Sur ces sites heureux et ces aspects touchans,
Qu'étale en ces lointains l'immensité des champs !
Accourez avec moi, vous peintres, vous poëtes,
Palès réclame ici vos luths et vos palettes:
Savans, abandonnez vos asiles secrets,
Vous, belles, vos réduits, et vous, grands, vos palais:
Venez tous avec moi sur ces monts de verdure,
Rendre hommage au printems et bénir la nature.
Mois charmant des plaisirs, des jeux et des amours,
Pourquoi sous les Gémeaux commencer votre cours ?
Vénus devait l'ouvrir; elle dont la lumière
À l'approche du soir luit aux cieux la première,
Sans doute pour hâter les amoureux desseins,
Les momens du mystère et des tendres larcins.
À peine ce beau mois, dont le retour enchante,
Ouvre, à travers les fleurs, sa carrière odorante,

Lycidas, avant l'aube éveillé par l'amour,
Devance ses rivaux aux premiers feux du jour,
Et courant au buisson voisin de la prairie,
Se hâte de cueillir l'aubépine fleurie,
Qui de la jeune Annette encor dans le sommeil,
Doit ombrager la porte et charmer le réveil:
La bergère, en sortant, sourit à cet hommage;
C'est lui, c'est Lycidas, c'est l'amant qui m'engage;
Avec moi vingt bergers ont dansé sous l'ormeau,
Mais Lycidas le soir compte seul mon troupeau;
Est-ce à de nouveaux soins que je dois me méprendre ?
Ah ! Le plus diligent est toujours le plus tendre.
Dans ce groupe confus de jeunes villageois
N'entends-je pas l'archet sous de rustiques doigts ?
L'épousée au milieu de la troupe joyeuse,
Sous un chapeau de fleurs et jamais soucieuse,
S'avance vers le lieu pour la noce apprêté;
La saison fait les frais de la solennité.
Sous ces berceaux rians de verdure nouvelle,
Cette noce en plein air est plus vive et plus belle:
Quel palais, quel banquet paraîtrait plus pompeux !
Et la terre et le ciel se sont parés pour eux:
De la danse à la table et de la table aux danses,
Et la terre gémit sous leurs lourdes cadences;
Le couple qu'en ses noeuds l'hymen a vu vieillir,
De ses anciens transports s'est senti tressaillir;
Dans leurs yeux ranimés l'allégresse pétille,
La noce ne paraît qu'une même famille:
Goûtez ces doux momens, fortunés villageois,
Les noeuds que vous formez sont tous de votre choix:

Le tems resserre encor, sous vos chaumes tranquilles,
Le lien qu'il relâche ou qu'il rompt dans nos villes;
Pour vous le joug d'hymen semble s'être adouci;
Le travail loin de vous écarte le souci:
Le nombre des enfans porte ailleurs la détresse;
Croissant pour vous servir, ils sont votre richesse:
Ainsi dans les forêts un chêne vigoureux
N'est jamais surchargé de ses rameaux nombreux.
Tout grossier que paraît d'esprit et de langage
Au peuple des cités le peuple du village,
L'amour dans les hameaux s'avise quelquefois
D'ingénieux moyens dignes des plus adroits.
Blaise et Silvain brûlaient pour la même bergère;
Unis, quoique rivaux, ce n'est pas l'ordinaire,
Chaque jour à Chloé des hommages nouveaux:
Pour elle ils dénichaient tarins et francs moineaux,
Dans des prisons d'osier les offraient à leur belle;
Eux-mêmes, plus captifs, plus assidus près d'elle:
Sous des ombrages frais s'endormait-elle aux champs ?
Ils voudraient dans les airs faire taire les vents;
Pour elle, en la saison, l'un fauche et l'autre fane:
Rentre-t-elle au jardin, qui pare sa cabane ?
Quelle douce surprise a son oeil enchanté !
Où la place était nue, un berceau s'est voûté.
Même accueil de leurs soins était le doux salaire,
Tous deux également traités par la bergère.
On la croira coquette, on s'y connaîtra peu;
Elle aimait l'un des deux et renfermait son feu.
L'amour, jamais plus vrai que lorsqu'il dissimule,
De tromper deux amans aurait trop de scrupule.

Nos rivaux de concert l'abordèrent un jour:
Soyez franche, Chloé, vous savez notre amour,
Vous connaissez nos voeux, parlez-nous sans mystère,
Chacun de nous vous aime, un seul a dû vous plaire;
Ce serait nous tenir trop long-tems en souci,
Au nom de vos appas déclarez-vous ici:
Volontiers, j'y consens, répond la pastourelle,
À demain, car ma mère en ce moment m'appelle:
Oui, sous les peupliers que baigne ce ruisseau,
Demain je me déclare et devant le hameau.
Demain ! Le tems alors semble fuir en arrière:
La belle au rendez-vous arrive la première,
En busc, en rubans neufs, les cheveux ceints de fleurs:
Viennent nos deux bergers, l'un porte ses couleurs;
Une même guirlande est encor sur sa tête;
Il a l'air d'un vainqueur dont la palme était prête:
L'autre berger se montre et ne s'est point paré,
C'est un soin qu'amour prend et néglige à son gré.
Ils attendent tous deux l'aveu de leur maîtresse;
Mais quoi ! La verra-t-on publier sa tendresse ?
L'aveu devant témoins serait trop indiscret,
Le tête-à-tête même à peine le permet:
Entre les deux bergers, elle avance, s'arrête,
Détache la couronne, ornement de sa tête,
Et la donne au berger vêtu plus simplement,
Pour prendre le feston que portait l'autre amant.
Du reste elle se tait... elle prend... elle donne:
Quel est celui qu'elle aime et que son choix couronne ?
Peut-être que Chloé s'expliqua d'un regard:
Des présens, jeune fille en fait-elle au hasard ?
Prendre de son berger engage la bergère:

Qui que ce soit des deux que la belle préfère,
L'un eut sa main, et l'autre un refus adouci.
Belles, ce n'est qu'à vous de prononcer ici:
La bergère se tut, je me tairai comme elle.
Partez, jeunes guerriers, le devoir vous appelle;
Partez pour ces remparts dont les angles savans
Formeront nos neveux au grand art des Vaubans.
Ornez de vos drapeaux ces formidables villes,
De tant de légions tour-à-tour les asiles,
Ces écoles de guerre où les chefs, les soldats,
Par d'innocens défis préludent aux combats:
Et la guerre et l'amour si différens d'ivresse,
N'appellent sur leurs pas que l'ardente jeunesse:
La souplesse du corps, je ne sais quoi d'altier,
Et ce feu martial dans les yeux du guerrier,
Voilà sur quel écueil la plus sévère échoue;
Vénus cache Adonis, et c'est Mars qu'elle avoue.
Belles, s'il vous en coûte alors que de vos bras
S'arrachent ces héros pour voler aux combats,
Hors même de ces tems, êtes-vous sans alarmes ?
La France vit jadis dans le métier des armes,
Et l'amour et l'honneur liés des mêmes noeuds;
Régner, heureux jumeaux, sur des coeurs généreux:
Les guerriers se paraient des couleurs de leurs belles;
Ils s'enorgueillissaient du nom d'amans fidèles,
Semblables à la fleur dont les rayons dorés,
Par le cours du soleil semblent être attirés,
De ces jeunes héros l'âme ardente et sensible
Suivait de deux beaux yeux l'ascendant invincible;
Des bataillons entiers de chevaliers amans,

Triomphaient secourus par ces doux talismans,
Et le myrte fleuri pour les plus intrépides,
Couronnait les Renauds par la main des Armides.
Tels furent autrefois ces Rogers si fameux,
Ces Tancrèdes si fiers qui publiaient leurs feux
De l'aveu des objets qui leur avaient su plaire,
Tant l'héroïsme alors dispensait du mystère !
Ce tems n'est plus: livrés à d'aveugles desirs,
Nos paladins nouveaux ont bien d'autres plaisirs;
Je ne sais quel attrait pour de viles Omphales,
Les retient à leurs pieds dans des chaînes vénales.
Guerriers, vers d'autres noeuds n'est-il plus de retour ?
Quoi ! Si jeunes encor, renoncer à l'amour,
Ignorer le bonheur, et dans votre caprice,
Du plus doux des penchans avoir su faire un vice !
Hé bien ! Coeurs insensés, dédaignez d'être heureux,
Mais par fierté du moins, osez rompre vos noeuds:
Pour le courage encor, je sais qu'on vous renomme,
Vous vivez dans Capoue et vous combattez Rome;
Est-ce assez ? Vos aïeux aux combats aguerris,
D'une autre gloire encor n'étaient pas moins épris:
Si l'honneur vous conduit par ses lois absolues,
Ne l'associez point à des moeurs dissolues,
Français aussi vaillans que l'étaient vos aïeux,
Nés pour vaincre, pour plaire, et pour aimer comme eux.
Mais le tambour qui bat frappe l'air dans la plaine,
Et non loin de Neuilli, les nymphes de la Seine,
La tête hors des flots, prêtent l'oreille au bruit;
Tout un peuple empressé me devance et me suit
Vers l'enceinte où Louis voit sa garde héroïque,

Variant sous des chefs sa marche symétrique,
Former les mouvemens dont le concert précis
Fixe dans les combats les destins indécis.
D'Artois de sa présence embellit cette fête;
Légion helvétique, il marche à votre tête:
Des hommes assemblés que le spectacle est beau,
Quand l'ordre les aligne et préside au tableau !
Ces casques, ces drapeaux, ces guerrières images
Séduisent la jeunesse, enflamment les courages !
Au sortir de la plaine, oubliant l'atelier,
Le novice artisan brûle de guerroyer,
Et par son nom qu'il signe au fond d'une taverne,
Il donne à la patrie un César subalterne:
Tel jadis dans Achille, à la cour de Scyros,
L'aspect seul d'une épée éveilla le héros.
Nouveau bruit des tambours sous le choc des baguettes,
Et dans les bois voisins, écho, tu le répètes:
Le roi part, et déjà, sous ses regards sacrés
Ont repassé ces rangs de bataillons serrés
Qui virent son aïeul, abandonnant Versailles,
Moissonner avec eux ce laurier des batailles,
Qu'aux champs de Fontenoi disputa Cumberland:
Jour de gloire et de deuil ! Laurier triste et sanglant !
La voix de la victoire en fut presque étouffée;
La branche du cyprès fut le noeud du trophée;
Que de champs dévastés sous l'oeil du laboureur
Plaintif, et du soldat détestant la fureur !
De ton coeur, ô Louis, la blessure était vive;
Toi qui sur le laurier voulait enter l'olive,
Toi jaloux seulement d'accorder tes égaux,
Tu voulais des amis et non pas des rivaux.

Encor quelques soleils, et vers ces mêmes sables
Que couvraient vers Paris des guerriers innombrables,
D'autres humains livrés à des soins plus touchans,
D'une marche plus simple entreront dans ces champs.
Demeurons, pour jouir d'un spectacle modeste,
Où doit intervenir la puissance céleste;
Nature, en secondant les soins du laboureur,
Tu parais des combats nous inspirer l'horreur;
Tu ne nourris point l'homme implacable et sauvage,
Comme ces animaux dressés pour le carnage;
Et le fer pour le soc et la faux destiné,
Dans la main du soldat te semble profané.
Tandis que dans ces blés le démon de la guerre
Épargne encor tes dons et respecte la terre,
À l'aspect de ces champs couverts de tes bienfaits,
Ton hymne est dans mon coeur, j'adore et je me tais.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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