Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 4

Homme à l'insecte égal ...


 

Homme à l'insecte égal devant le premier être,
Atôme qu'anima le souffle de ton maître,
Poussière encor laissée au nombre des vivans,
Qu'attend déjà la terre et réclament les vents,
Assez l'enchantement d'une saison frivole
T'a ravi sans retour le moment qui s'envole;
Sous le joug de Circé c'est ramper trop long-tems,
Debout, reprends ta forme et saisis les instans
Assignés à ta course, hélas ! Si passagère,
Sur la tombe des morts lis ton itinéraire:
Profite des momens où le soleil te luit,
L'heure fuit, le jour baisse, avance et crains la nuit.
Si de ce peu d'instans, si de ce court passage,
Tu savais, plus prudent, faire un meilleur usage,
Mon luth, pour te donner ces funèbres leçons,
Ne serait point monté sur de lugubres tons;
Mais lorsque né mortel, follement tu l'oublies,
Quand l'abus du jeune âge au milieu des orgies,
Quand l'excès meurtrier de ce plaisir qui fuit,
A fait doubler le pas à la mort qui te suit,
C'est pour t'en éloigner que ma voix t'y rappelle;
Je ne t'excite point par un aveugle zèle,
À macérer ton être, à détruire un présent
Que tu n'as pu tenir que d'un dieu bienfaisant.
Détracteur de la vie, Young, anglais farouche,
Noctambule pressé que le soleil se couche,

Pour méditer en paix tes funèbres tableaux,
Apôtre de la mort, prêchant sur des tombeaux,
De quoi m'entretiens-tu ! Sous quel jour infidèle,
Vois-tu donc les devoirs de la race mortelle ?
Lorsque loin des vivans, tu vis auprès des morts,
Rêveur infortuné, crois-tu veiller ? Tu dors:
Young, pourquoi, semblable à l'orage en furie,
Viens-tu coucher les fleurs dans le champ de la vie ?
En proie aux maux du corps, en butte aux noirs chagrins,
Les jours de l'homme, hélas ! Sont-ils donc trop sereins ?
Et veux-tu sans pitié pour les maux qu'il endure,
Ajouter à l'impôt qu'il paie à la nature ?
Sais-tu même jusqu'où, de ton zèle enivrés,
Tes pareils quelquefois peuvent être égarés ?
L'homme enclin aux abus, quelque loi qui le guide,
A peine à s'arrêter sur leur pente rapide;
Des vertus dans nos coeurs les excès sont voisins;
Réponds-tu qu'avec toi l'on s'arrête aux confins ?
Et que dans l'âpreté d'un pieux stoïcisme,
L'austérité bientôt ne passe au fanatisme ?
Je touche à cette époque où ce tyran sans yeux,
Sans oreille, étalant l'appareil monstrueux
De la croix, du poignard, des flambeaux, du cilice,
Des poisons préparés jusques dans le calice,
Disputait dans sa rage au meilleur de nos rois,
Ce trône encor fumant du meurtre de Valois;
Déployait dans Paris ses bannières sanglantes,
Profanait les autels, déshonorait les tentes;
Et partout aiguisant des glaives forcenés,
Montrait nos citoyens l'un sur l'autre acharnés.

Ivri, le laboureur, en retournant ta plaine,
Peut-être heurte encor sous le soc qu'il promène,
Des français immolés les ossemens poudreux,
Attestant les horreurs de ces tems malheureux.
Après les longs efforts d'une ligue fatale,
Enfin le champ d'Ivri fut le champ de Pharsale;
Mais César de Pompée orgueilleux destructeur,
Dans Rome sur son char entre en usurpateur;
Henri, que la naissance au diadême appelle,
Est encor repoussé d'une ville rebelle;
Henri, la palme en main et les larmes aux yeux,
Est forcé d'investir ces murs séditieux.
Peindrai-je les horreurs d'un siége si funeste,
Et tout ce qu'y permit la colère céleste;
Les tombeaux profanés, les assiégés nourris
Des ossemens broyés, détrempés et pétris,
Semences du trépas dans leur sein descendues,
Et bientôt avec eux à la tombe rendues ?
Le règne de Henri fit pardonner ces maux;
Cessons aux eaux du Styx de tremper nos pinceaux;
Voyons ce roi vainqueur renvoyant ses cohortes,
Et Brissac de Paris ouvrant pour lui les portes,
Le premier à ses pieds reconnaître sa loi.
Sur le trône français alors s'assit un roi,
Qui sans faste élevé loin de ce rang suprême,
Dut le sceptre à l'épée et sa gloire à lui-même.
Paris ainsi rentré sous la loi de Henri,
A consacré ce jour solennel et chéri:
Édiles, magistrats, prêtres du premier temple,
Vous venez tous les ans donner le même exemple;

Vous ne vous assemblez dans ces momens prescrits,
Que pour représenter l'union des esprits,
Que pour la maintenir dans un peuple fidèle,
Fait pour aimer ses rois, et fameux par ce zèle.
Vous entrez dans ce temple et ces lieux révérés,
Choisis pour assembler les comices sacrés;
Vous bénissez les cieux des clartés salutaires
Qui rendirent ce prince au culte de ses pères;
Momens si desirés, où ce peuple exaucé
Vit à la fin quel maître il avait repoussé,
Où les esprits calmés perdirent leur vertige,
Où fleurirent les lis raffermis sur leur tige.
Sitôt que le soleil plus haut sur l'horison,
Du Bélier dans le ciel a doré la toison,
Le conducteur du soc sorti de sa chaumière,
Recommence en nos champs sa pénible carrière:
Il revoit ces sillons par l'hiver assoupis,
Où l'herbe verte encor recèle les épis;
Et quand l'homme s'aveugle et s'égorge en barbare,
Il songe à le nourrir des moissons qu'il prépare.
Propice agriculture, art des premiers humains,
L'homme a trop dédaigné la tâche de ses mains;
Mais en quittant le soc que guidaient ses ancêtres,
Il a payé bien cher l'oubli des soins champêtres:
Loin du bruit des combats, loin d'un féroce honneur,
Sous un abri de chaume il trouvait le bonheur;
La terre à ses besoins prodiguant ses largesses,
Faisait germer pour lui d'innocentes richesses;
Il avait pour trésors des grottes, des ruisseaux,

Des fontaines, des lacs et de rians coteaux,
La force, la santé, le sommeil sous un hêtre,
La paix, la paix du coeur, fruit du travail champêtre,
Une table frugale et ses enfans autour,
Compagnons de sa peine et doux objets d'amour.
Quel insensé quitta ces demeures tranquilles,
Pour grossir un vain peuple assemblé dans les villes,
Pour courir en esclave aux portes des palais,
Mendier le coup d'oeil d'un tyran sous le dais ?
Quel barbare mortel reforgea pour la guerre,
Le fer qui dans nos mains fertilisait la terre,
Chassa le laboureur d'un champ riche et fécond,
Que hérissa bientôt la ronce et le chardon;
Au lieu des blonds épis, éleva dans les plaines,
Les panaches flottans des légions hautaines,
Et dans le choc pressé de tant de bataillons,
Par des ruisseaux de sang inonda les sillons ?
L'homme né sous le chaume et pour les soins rustiques,
Qui nous retrace encor les moeurs des tems antiques,
D'une soigneuse main se hâte de semer
Les grains que la saison demande à voir germer;
L'orge ici, là le trèfle; ailleurs dans la prairie,
Bientôt épaissira la luzerne fleurie,
Surtout l'herbe que prit pour enseigne au combat,
Rome champêtre encore avant le consulat;
Pâture destinée au quadrupède utile,
Né si fier et qu'au frein l'homme rend si docile,
Qui s'animant sous lui dans les combats sanglans,
Dans les travaux du soc le précède à pas lents.
Mais l'astre de la nuit vient de luire à ma vue,

Son globe, ami de l'oeil, s'arrondit dans la nue;
Ce signal fut au juif donné du haut du ciel,
Pour célébrer debout un repas solennel;
Il fixe le retour de nos fêtes austères,
De ces jours de tristesse et d'augustes mystères,
Où la religion, le plus saint des liens,
De l'état loi première, assemble les chrétiens;
Le Christ, l'amour du juif, et depuis sa victime,
En triomphe reçu dans les murs de Solime,
Jadis devant ses pas vit couvrir les chemins
De palmes, de tapis étendus par leurs mains;
De son triomphe encor pour retracer l'image,
Nous rapportons du temple un semblable feuillage;
Mais sa mort à la pompe est jointe de trop près,
Ces palmes dans nos mains sont déjà des cyprès;
Tout va se conformer en ces tristes journées,
Au profond sentiment des âmes consternées;
Et du moins dans nos murs, hors même du saint lieu,
Tout ne nous entretient que de la mort d'un dieu;
Nos tribunaux fermés, nos théâtres dans l'ombre,
Les jeûnes redoublés, les prières sans nombre,
Le deuil du sanctuaire et des vêtemens saints,
Et les autels voilés et les flambeaux éteints,
Les lamentables chants et les pieux exemples,
Et les tubes muets de l'instrument des temples;
Le silence des airs où n'est plus entendu
Le battant balancé de l'airain suspendu,
Le dieu de nos autels qui lui-même s'exile,
Et qui s'ensevelit dans un obscur asile,
Le tabernacle ouvert et comme abandonné,
Le peuple épars au temple, et le front prosterné.

Le culte de ces jours commande au diadême;
Le roi descend du trône, et s'oubliant lui-même,
Du Christ il suit l'exemple, il accomplit les lois,
Pour nous montrer, grand Dieu, que souverain des rois,
Tu vois tous les humains à la même distance.
Il s'entoure d'enfans d'une obscure naissance,
De ses mains il épanche une urne sur leurs pieds;
Par l'héritier du trône humblement essuyés,
Présage qu'aux bienfaits devant trouver des charmes,
De ses peuples un jour il essuiera les larmes.
Mais le Christ expirant ébranle de sa croix
Les divers élémens consternés à la fois;
Du temple tout-à-coup le voile se déchire,
De la voûte des cieux le soleil se retire;
Les morts de toutes parts échappés des tombeaux,
Errent enveloppés de funèbres lambeaux;
La terre, où la terreur et la nuit se répandent,
Tremble en ses profondeurs, et les rochers se fendent;
La nature languit sous un poids de douleur,
Et des cieux aux enfers atteste son auteur.
Dieu, rien ne le contient, mais lui seul il embrasse
Dans son immensité les mondes et l'espace:
Homme, un tombeau l'enferme, une garde est autour;
Mais lui-même à la vie a prédit son retour;
Mais il a sur la mort annoncé sa victoire,
Base de notre culte, ainsi que de sa gloire.
Ô prodige inoui réservé pour lui seul !
Dans l'ombre du trépas il s'arrache au linceul !
Sous les yeux du soldat renversé sur la terre,
De la tombe qu'il s'ouvre il écarte la pierre,

Il sort en secouant la poudre des tombeaux:
La mort dans son effroi laisse échapper sa faux;
Il triomphe, et ce jour, objet de notre attente,
Des fêtes des chrétiens est la plus éclatante.
Pour signaler l'instant d'un triomphe si beau,
On bénit l'eau nouvelle, ainsi qu'un feu nouveau:
Le temple où l'on traînait l'accent de la tristesse,
Ne va plus retentir que de chants d'allégresse;
La pompe reparaît aux autels découverts,
L'airain reprend ses sons et l'orgue ses concerts.
La joie est dans le temple, elle est dans nos demeures,
Et le jeûne a cessé de ralentir les heures.
Le soleil suspendu des mains de son auteur,
Va parcourir le cercle où l'attend l'équateur,
Ouvrir une autre scène et des fêtes nouvelles,
Moins austères pour nous et non moins solennelles.
Déjà le laboureur s'applaudit en voyant
De la terre avec l'air l'accord vivifiant;
Elle va déployer sur ces plaines immenses,
Les biens dont elle enferme et nourrit les semences;
Déjà de plus beaux jours sur nos têtes ont lui;
Tout change: un dieu renaît, la nature avec lui.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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