Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 1

Muse qui par la voix d'un cygne harmonieux ...


 

Muse qui par la voix d'un cygne harmonieux,
Né sur les bords du Tibre, et chantre de ses dieux,
Des jours fameux dans Rome enseignas l'origine;
Échauffé comme lui par ta flamme divine,
J'ose porter mes pas dans des sentiers nouveaux;
Je chante des français les jeux et les travaux,
Les jours que mon pays du nom de fête honore,
Et ce qui disparaît pour reparaître encore,
Le tems au double vol qui, même lorsqu'il fuit,
Ramène dans son cours les momens qu'il détruit:
L'homme, par le lien des coutumes publiques,
Peut être mieux uni que par les lois civiques.
Je peindrai les humains dans des rangs inégaux,
Et parcourant l'année en mes divers tableaux,
Je montrerai nos moeurs dans ce champ circulaire,
Que forme, par son tour, l'astre qui nous éclaire.

Fille de la nature, éternelle beauté,
Des mortels inconstans piquante déïté,
Toi qui, dans l'arc des cieux, suspendis ton emblême,
Et portes sur le front un prisme en diadême;
Toi qui, de tes pinceaux ou gracieux ou fiers,
Colores les objets épars dans l'univers,
Et qui, dans ce tableau si mouvant et si vaste,
Vis par le changement, règnes par le contraste,
Riche variété, mon sujet t'appartient:
D'autres te chercheront, ta faveur me prévient:
L'année à tous momens par toi change de face;
Mes vers seront comme elle, en courant sur sa trace,
Humbles, majestueux, frivoles quelquefois.
Fais qu'aucun de ces fils ne se mêle en mes doigts;
Dans des chemins rompus, incultes ou sauvages,
Toi-même, avec adresse, applanis les passages.
Pour qu'un nouveau laurier puisse parer mon front,
Teins mes écrits changeans de l'objet qu'ils peindront.
Si la trace des dieux fut, dit-on, reconnue
Aux parfums qu'après eux ils laissaient dans la nue,
Que dans mes vers ainsi chaque trait aperçu,
Se sente du trépied où je l'aurai conçu;
Que le plus humble objet brille encor d'étincelles;
Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
Tandis que le soleil à travers les frimas,
Par d'obliques rayons effleure nos climats,
Quelle main, consacrant la première journée,
Vient ouvrir devant moi les portes de l'année ?

C'est toi, religion, le front ceint d'un bandeau,
Ton calice est auprès de l'urne du Verseau;
L'homme, si traversé dans sa course pénible,
Est rappelé vers toi, s'il porte un coeur sensible:
Comme tout est soumis aux divers changemens,
Que tout est passager, que la mort suit le tems;
Comme il n'est point d'année où l'homme, exempt d'alarmes,
Sur les siens ou sur lui n'ait à verser des larmes,
Nous demandons au dieu moteur de nos destins,
Qu'il prenne en main le fil de nos jours incertains,
Et qu'il conserve encor, par sa bonté suprême,
Dans ceux qui nous sont chers, la moitié de nous-même.
Ces prémices de l'an ne sont point sans appas;
Le tems paraît alors retourner sur ses pas.
Des fleurs dont l'espérance est toujours couronnée,
Allons orner le front de la naissante année;
Peut-être elle réserve à nos voeux assidus
Des succès jusqu'ici vainement attendus.
Nous aimons l'avenir, c'est un lointain magique,
Où l'objet s'offre à nous sous l'attrait qui nous pique:
L'espoir a beau tromper; toujours l'homme incertain,
Prend l'appui du roseau qui rompit sous sa main.
Où s'égaraient jadis nos crédules ancêtres ?
La veille de ce jour à la voix de leurs prêtres,
Le peuple désertait ses foyers sur le soir;
Le gaulois insensé, trop jaloux de prévoir,
S'enfonçait aux forêts, où la nuit même encore,
N'en figurait que mieux l'avenir qu'on ignore:
Là, parmi de vieux troncs, emblême naturel,
Du long âge obtenu si rarement du ciel,
Le druide, monté sur un autel rustique,

Détachait du rameau la plante prophétique
Qui germe sur le chêne, et semblait dans sa main
Être un feuillet sacré du livre du destin.
Des superstitions l'homme a brisé la chaîne,
Il n'interroge plus le destin sur un chêne;
Et sans courir au loin dans le fond des forêts,
Plus frivole et plus sage, il vole à des hochets.
Au centre de Paris est une antique enceinte,
Où l'ardente chicane a mis son labyrinthe:
Tout le peuple à ses murs livre un joyeux assaut;
Des dons du nouvel an, là brille le dépôt;
La mode en vingt endroits, sur un pivot assise,
Un moulinet au front, je change pour devise,
Étale, sous l'abri du verre transparent,
De cent colifichets le mélange attirant;
Bagatelles de prix, joyaux, léger bagage,
Que, sur son aile, amour va porter en hommage.
Partout le lendemain, autres soins empressés,
Et d'une même ardeur les esprits sont poussés;
C'est un peuple enfantin que la soif des étrennes
Fait, à pas alongés, trotter vers leurs marraines;
Ce sont des sansonnets, sifflés par des pédans,
Qui vont, en vers d'emprunt, haranguer leurs mamans,
Et de l'air, dont en classe ils récitent le thême,
Bégayer les transports de leur amour extrême.
Ce sont des protégés qui, vers le protecteur,
Courant se prosterner avec un ton flatteur,
Pour avoir, au besoin, audience assurée,
Dans la main des valets glissent le droit d'entrée:

Le marteau retentit aux portes des palais;
On députe ses noms, on se voit par billets,
Et l'on croit du logis le maître assez honnête,
Pour vous fermer la porte à pareil jour de fête.
Le peuple, moins bizarre et surtout plus aimant,
Tout le jour est en course et se cherche vraiment;
C'est l'hôte qu'il visite, et non le domicile.
Parmi les chars roulans le fantassin défile;
On s'éloigne souvent de ceux que l'on poursuit,
On s'embrasse à la hâte, on se quitte et l'on fuit:
Ce jour fait pour la joie et pour sa douce ivresse,
N'admet point de discorde avec son allégresse;
La paix, en embuscade au détour d'un chemin,
Force ici deux rivaux à se tendre la main;
Là, les inimitiés paraissent se suspendre;
La haine cache au moins son tison sous la cendre;
Mais si l'accueil est feint, c'est surtout à la cour,
Où l'on prend double masque en l'honneur de ce jour,
Où vers l'heureux en place, à l'envi chacun vole
Devant le piédestal, plus que devant l'idole.
Janus, toi dont le nom par le Tibre inventé,
En tête de ce mois, parmi nous est resté,
Toi qui permis toujours ces perfides usages;
La fable, avec raison, te donna deux visages.
Ô vous qui, loin des cours, sous le chaume êtes nés,
Ces masques ne sont point sur vos fronts basannés;
Sous la bure, en effet, vous déguisez moins l'homme;
Dans les murs des hameaux, quelque fête qu'on chôme,
Rarement vous pressez contre un perfide sein,
Celui qui vous aborde en vous serrant la main:

L'an commence pour vous sous de rians auspices;
L'art n'en profane point les heureuses prémices.
C'est là que tu naquis, toi dont le nom vanté,
Des échos de Nanterre est encor répété;
Habitante des cieux, jadis simple bergère,
Aujourd'hui de Paris l'étoile tutélaire:
Sixte, né comme toi dans le sein des hameaux,
Mercenaire gardien du plus vil des troupeaux,
Que depuis la fortune, en miracles féconde,
Éleva par degrés au premier rang du monde,
Au faîte éblouissant de sa prospérité,
M'étonne moins que toi dans ton obscurité.
Ah ! Qu'en sa politique il est loin de la gloire
Qu'une innocente vie assure à ta mémoire !
Tu dois à ta vertu ce temple si pompeux,
Placé sur la montagne où tu reçois nos voeux:
Si tu vécus obscure, et pauvre et négligée,
En sceptre, après ta mort, ta houlette est changée.
Qu'entends-je ? Un cri joyeux sorti de mille enclos,
Dans l'air qu'il a frappé, se prolonge en échos;
Quelle foule de rois semble être proclamée ?
Je reconnais la fête antique, accoutumée
De ces rois qu'une étoile errante dans les cieux,
Guide au berceau du Christ, en marchant devant eux.
Auprès d'eux les bergers venus du voisinage,
Simples dans leurs présens, apportent en hommage
Le seigle et le froment par le lait détrempés,
Des mets pétris des sucs que l'abeille a pompés.
Aux festins de ce mois, c'est ce mets qui domine;

Usage d'une antique et modeste origine,
Qui, jusqu'en nos palais, nous retrace les moeurs
Du monde en son enfance et des premiers pasteurs.
À la table frugale, à la table splendide,
Au gâteau qu'on partage, une fève réside;
Sous le tranchant acier qui la rencontre est roi;
Le convive lui-même en a prescrit la loi;
Jadis l'urne du sort fut aux mains des sibylles,
Vieux fantômes, l'effroi des peuples imbécilles.
Un usage opposé règne dans nos festins;
On s'écrie, au plus jeune, il fera nos destins.
L'enfant tire en riant les parts qu'il distribue;
On effeuille avec soin la part qu'on a reçue;
Tout-à-coup, je suis roi, crie un des conviés;
Son titre est reconnu, ses droits sont publiés:
À boire au nouveau roi ! la table est son empire;
Ministres, chambellans, lui seul peut tout élire;
Et ce cri, le roi boit ! répété par éclats,
Retentit aux deux bouts de ses nouveaux états.
La reine, par le sort, n'est pas moins souveraine;
Toujours à nos banquets la loi salique est vaine;
On ne conteste point sur les plaisirs des rois.
Ici c'est d'attrapper tout son peuple à la fois;
C'est de boire à l'insu de la table distraite,
Et les cris oubliés, l'amende est d'étiquette.
La reine abuse mieux le convive aux aguets,
Boit, rit aux yeux trompés, et gaîment stupéfaits:
La femme représente, et la fête est plus belle;
Elle donne aux plaisirs une pointe nouvelle.
Qu'on vante des romains les superbes repas,

Glycère y paraissait, mais n'y présidait pas;
Ils y nommaient un roi; mais ces âmes hautaines
Semblaient, même en riant, n'oser nommer des reines;
La table était couverte et de rose et de thym,
Et les plus belles fleurs manquaient à leur festin.
Allume tes flambeaux aux flambeaux de ces tables,
Hymen: de jeunes coeurs impatiens, aimables,
Attendaient le lien que tu vas leur tresser;
Dans la sainte tribune on vient de l'annoncer.
Chaque jour va t'offrir de nouvelles conquêtes,
L'oranger dans la serre a fleuri pour tes fêtes;
Mais sous cet appareil des noces, des concerts,
Qui sait, pour les époux, quels destins sont couverts ?
Amans, vous chérissez la chaîne qui vous lie,
Sur ces premiers momens vous mesurez la vie;
L'heureux sort, quand deux coeurs ont pu se rencontrer,
Pour s'aimer dans un noeud qui doit toujours durer !
Je ne viens point flétrir les myrtes sur vos têtes:
Puisse un doux avenir suivre ces jours de fêtes !
Mais dieu ! Combien de fois la foule des amans,
Prit, pour le voeu du coeur, le délire des sens !
L'amour n'est bien souvent que fausse sympathie,
Sa flamme la plus vive est bientôt amortie;
Sur la femme, homme altier, crains tes droits absolus,
Elle a trop à souffrir quand ton amour n'est plus;
N'use point du pouvoir qui t'est donné sur elle,
Tu le tiens de la loi, mais ton coeur en appelle;
Et si tu crois devoir dominer dans ces noeuds,
Mets l'orgueil de ton sexe à rendre l'autre heureux.
Et vous, de vos enfans les respectables guides,
Cherchez à leur bonheur des appuis plus solides
Que l'ambition folle et le vil intérêt:
Souvent de leur malheur vous prononcez l'arrêt;
Aimez-vous vos enfans, pour les rendre victimes
Des noeuds les plus chéris et les plus légitimes ?

Ou pour les opprimer êtes-vous leurs parens ?
Mères, garantissez vos filles des tyrans,
La loi fit éternels ces liens volontaires;
Consultez les penchans, mais plus les caractères;
On doit trembler encor quand on choisit pour soi:
Qui choisit pour un autre, ose plus que la loi.
Mais tandis que ma muse à ces conseils s'arrête,
L'heure vole, et la nuit avance sur la fête;
On va se séparer, et les jeunes époux
Vont chercher, loin du bruit, d'autres momens plus doux:
Mais toi, qu'avant la noce, à peine ton épouse
Aperçut au travers d'une grille jalouse:
Toi qui n'as préparé par aucun soin touchant,
Je ne dis pas l'amour, mais le moindre penchant;
Quels sont ici tes droits ? D'un objet plein de charmes,
Ménages-tu si peu les pudiques alarmes ?

Iras-tu profaner les timides appas
De celle que l'hymen jette ainsi dans tes bras ?
Sa jeune âme aux desirs n'est pas ouverte encore;
Et loin de l'amener à l'amour qu'elle ignore,
Tu perds, auprès d'un coeur qui reste inanimé,
L'instant dont tu jouis, et l'espoir d'être aimé.
Ah ! Vois, loin des palais, où l'amour n'entre guères,
Descendre le bonheur sur des noces vulgaires;
Hors du bal, à l'épouse on sourit en partant,

Quel modeste embarras dans son coeur palpitant !
Par les plus tendres soins l'amant l'a prévenue,
L'époux avec transport la dérobe à la vue;
Avec ce couple heureux l'amour seul reste en tiers:
Du ton des voluptés je peindrais dans mes vers,
L'amour sous les berceaux de Gnide ou de Cythère;
Mais quand l'hymen le suit, c'est dans un sanctuaire;
Le mystère préside à des momens si doux:
Ne peignez rien ici mes vers, arrêtez-vous.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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