Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 16

Suis-je aux cieux ?


 

Suis-je aux cieux ? Suis-je entré dans les concerts divins ?
Suis-je admis de la terre aux choeurs des séraphins ?
À quels temps si précis chaque instrument fidèle
Parcourt des divers sons l'harmonieuse échelle,
Et présente à nos sens de plaisir enivrés,
Le contraste et l'accord dans les tons mesurés !
Ô Cécile ! ô des sons amante ingénieuse,
Permets que, dans ce jour, ma main respectueuse
Ajoute une guirlande aux festons immortels
Dont Santeuil et Dryden ont paré tes autels:
Hé quel enthousiasme est plus pur et plus juste !
Qui doit de plus d'encens voir parfumer son buste,
Que celle qui se plut à moduler des airs ?
Ta fête plus qu'une autre appartient aux concerts:
Sous tes doigts s'anima ce grand corps organique,
De tubes inégaux assemblage harmonique,
Élevé dans le temple, et dont le son divin
Nous charma tant de fois sous le jeu de D'Aquin.
La nature dans l'homme éveillant le génie,
Enseigna la première à chercher l'harmonie,
Et les sons différens qui vont frapper les airs,
Tracèrent les chemins jusqu'à l'art des concerts.
Que l'on prête l'oreille au bruit des météores,
Aux retentissemens des substances sonores,
Tout est harmonieux, les éclats si fréquens
Que font dans le Mexique entendre les volcans,

Lorsqu'ils lancent le roc, la lave et le bitume;
Les rapides torrens qui blanchissent d'écume,
Et qui, précipités de la hauteur des monts,
Tombent, tombent sans cesse en des gouffres sans fonds;
Des vents impétueux les souffles invisibles,
Dans les bois agités leurs sifflemens horribles,
Des lions en fureur les longs rugissemens,
Et des coursiers fougueux les fiers hennissemens,
Le tumulte des mers, quand du fond des abîmes,
Les flots amoncelés portent si haut leurs cimes,
Ces tonnerres rivaux, l'un de l'autre voisins,
Grondant profondément dans les monts Apennins,
Qui d'échos en échos, de caverne en caverne,
Prolongent dans les airs le bruit qui nous consterne,
Et qui faisant trembler la terre sous nos pas
Par éclats redoublés tombent avec fracas.
Vos sens épouvantés de ces accens terribles,
Veulent-ils être émus par des sons plus paisibles ?
À ces bruits imposans, fiers et tumultueux,
La nature a mêlé des sons voluptueux.
Entendez du milieu de cette grotte obscure,
La source qui s'échappe à travers la verdure;
Entendez du ruisseau, dans son cours incertain,
Entre mille cailloux le murmure argentin,
Le roseau des vallons organe du zéphyre,
Nos chants que les échos se plaisent à redire,
Les oiseaux qui, dans l'air ce théâtre des sons,
Nous ont donné de l'art les naïves leçons.
Sous le feuillage épais d'une sombre retraite,
Le tendre rossignol et la jeune fauvette,

D'un flexible gosier vont chantant tour à tour
L'aurore, le printems, le plaisir et l'amour.
L'Arcadie autrefois, si riche en ses campagnes,
Vit une hamadryade errer sur ses montagnes,
Syrinx était son nom; la beauté de ses traits,
Des nymphes d'alentour effaçait les attraits;
Belle, mais inhumaine; elle avait par la fuite,
Du faune et du satyre éludé la poursuite:
Ô Diane ! Elle avait ta grâce enchanteresse,
Ta démarche, ton air et ta chaste rudesse;
On la prendrait pour toi si son arc était d'or,
Et souvent toutefois on s'y trompait encor.
Le dieu Pan l'aperçoit, il descend des montagnes:
En beauté, lui dit-il, vous passez vos compagnes;
Je suis dieu, je vous aime et le ciel m'est témoin...
À peine a-t-il parlé, la nymphe est déjà loin:
Vers les bords du Ladon elle fuyait craintive;
Son amant la poursuit et l'atteint sur la rive:
Ciel ! Comment échapper ! La voilà dans ce lieu,
Entre les eaux du fleuve et les transports du dieu:
Nymphes, à mon secours, de loin s'écria-t-elle;
Elle trembla, pâlit, et n'en fut que plus belle.
Diane la transforme, et Pan, qui sous les eaux
Courait pour l'embrasser, embrasse des roseaux.
Il se plaint, il gémit, mais tandis qu'il soupire,
Les airs furent émus par un léger zéphyre,
Et tout à coup, du creux des roseaux frémissans,
Il entendit sortir je ne sais quels accens.
De quel étonnement son âme fut atteinte !
C'était l'air, dans les joncs, qui répétait sa plainte.

Ingrat objet, dit-il, qui dédaignais ma foi,
Ta forme a disparu, tu ne peux être à moi;
Mais je veux qu'à jamais, malgré mon sort funeste,
À l'aide de ces joncs quelque entretien nous reste.
Il dit, et dans l'instant il coupe des roseaux,
Ouvre à l'air un passage en ces divers tuyaux,
Les presse de sa lèvre, et des sons qu'il en tire,
Naissent les doux accens que la flûte soupire.
Ainsi la fable a su par un emblême heureux,
De l'amour et des arts nous découvrir les noeuds.
Infortuné mortel dont les sons harmoniques,
N'ont jamais chatouillé les fibres léthargiques,
Toi qui, loin d'éprouver l'ivresse des transports,
Fermes, comme l'aspic, ton oreille aux accords,
Fils de Deucalion, tu naquis de la pierre
Qu'aux champs de la Phocide il lançait en arrière,
Ou plutôt tu naquis près du tigre et de l'ours,
Et parmi les rochers au fond des antres sourds.
Gluck dont les fiers accens étonnent Polymnie,
Tous ces chantres divins qu'enfanta l'Ausonie,
Les célestes plaisirs n'existent point pour toi:
Voyage où tu voudras, mais, profane, crois-moi,
Fuis loin de l'Italie où la terre est sacrée,
Naples doit de ses murs te défendre l'entrée;
Toi qui hais l'harmonie, as-tu connu l'amour ?
Mérites-tu d'aimer et de plaire à ton tour ?
Quels baisers te sont dus sur la lèvre charmante
De la jeune beauté dont la voix nous enchante ?
L'amour et l'harmonie ont des liens entr'eux:
Qui chanta le premier ? Ce fut l'amant heureux.

Art de plaire à l'oreille, art brillant et sonore,
Si ce fut du bonheur que l'on te vit éclore,
Tu servis à calmer les soucis renaissans,
Non comme le sommeil, par l'absence des sens,
Par la triste apathie et l'oubli de notre être,
Mais par la volupté que ton charme fait naître:
De qui reçut un coeur, inévitable aimant,
Tu parles à l'instinct, au goût, au sentiment.
Que le timbre flatteur d'une voix séduisante,
S'accorde avec les sons d'une lyre touchante,
Que le savant concours des accens combinés,
Brille dans ces rapports l'un à l'autre enchaînés,
Notre fibre répond à ce doux artifice,
Tout notre sang ému frémit avec délice,
Et dans l'enchantement de ce commerce heureux,
L'âme est plus près des sens pour jouir avec eux.
Je ne m'étonne plus qu'à tes charmans prestiges,
La Grèce ait attaché l'honneur de cent prodiges,
Qu'on ait cru que d'un luth les sons législateurs
Régissaient les états, déterminaient les moeurs,
Qu'on ait vu, tant les sons avaient alors d'empire !
Toutes les passions aux ordres de la lyre.
Les oracles eux-mêmes empruntaient tes accens;
Le culte était fondé sur tes modes puissans;
Avec toi l'art des vers confondant son génie,
Ne formait qu'un seul art, qu'une même harmonie,
Le barde, par des chants pleins d'âme et de fierté,
Enflammait la valeur, servait la liberté;
Science des accords, oui ta source est divine,
Ton charme et ton pouvoir prouvent ton origine,

Et la foi, quand notre âme aura brisé ses fers,
Nous promet dans les cieux d'ineffables concerts.
L'année est à son terme, et l'église terrible,
Pour détacher nos coeurs d'un monde corruptible,
Nous remplit de frayeur, et présente à nos sens
L'univers qui se brise à la borne des tems,
L'avènement d'un dieu qui, sévère ou propice,
Pèse tous les humains au poids de sa justice,
L'éternité qui s'ouvre, et dans le dernier jour,
Le dernier sort de l'homme arrêté sans retour.
La piété renaît, et sa ferveur d'avance
Nous dispose à la fête où le Christ prend naissance,
Où la nuit, du milieu de son cours dans les airs,
Voit accourir le peuple à nos temples ouverts.
Cependant le soleil dans sa marche abrégée,
Aux limites de l'an atteint son périgée.
Quand l'homme aux premiers tems vit ainsi par degrés,
Décroître sous ses yeux les jours décolorés,
Lorsqu'il vit, des momens que le soleil nous compte,
Le retour plus tardif, et la fuite plus prompte,
Qu'après ces jours bornés d'autres encor plus courts
Précipitaient l'année en abrégeant leur cours,
Il pâlit, il crut voir l'astre expirant comme elle,
Tout prêt à s'abîmer dans la nuit éternelle,
Tant les peuples en butte à d'aveugles terreurs,
De la destruction redoutant les horreurs,
Ne pouvaient rassurer leurs âmes consternées
Que par l'ordre constant du retour des années.

Ma course est achevée, et tandis qu'en mes vers,
Je montrais tour à tour sous des traits si divers,
L'homme, quelle que fut sa fortune ou son âge,
Si soigneux d'accourir au signal de l'usage,
Et de suivre son char dans ce cercle agité
Dont notre vie entière est le cours répété,
Je voyais célébrer de pompeux hyménées,
Les Alpes s'aplanir comme les Pyrénées,
Cet aigle des Césars nos plus fiers ennemis,
S'apprivoiser enfin jusqu'à s'unir aux lis;
Les états des Bourbons ne former qu'une chaîne,
De l'éridan au Tage, et du Tage à la Seine,
Et l'accord fraternel qui les unissait tous,
Être un appui pour eux, comme un bienfait pour nous.
Au milieu du bonheur et de la paix profonde
Que ces événemens semblaient promettre au monde,
Le ciel européen si pur de ces côtés,
Ailleurs retentissait de foudres redoutés;
Le malheureux sarmate en proie à l'esclavage,
Pleurait de son pays l'humiliant partage;
Sorti de ses glaçons, le russe menaçant,
Sur les bords du Danube attaquait le croissant,
Et préparait le jour qui n'est pas loin encore,
Où l'ottoman doit fuir au delà du Bosphore;
Du fluide électrique arbitre si vanté,
Franklin, né pour les arts et pour la liberté,
Semblait avoir aux cieux arraché le tonnerre
Que le fier Wasingthon lançait sur l'Angleterre;
Joseph et Frédéric vers l'Elbe s'avançaient,
Et le nord effrayé que leurs coups menaçaient,
Croyait voir Mithridate et le jeune Pompée,

Vers l'Euphrate éperdu prêts à tirer l'épée;
Jeux barbares du sort, et dangers trop fréquens,
Que suspend tour à tour et ramène le tems.
Ô tems, force invisible à qui rien ne résiste,
Par qui tout se succède, et sans qui rien n'existe;
Fleuve égal et rapide où les ans et les jours
Vont tomber sans relâche emportés dans ton cours,
Et qui ne nous paraît qu'un canal immobile,
Tant la pente insensible en est douce et tranquille:
Sur ce courant secret et si peu remarqué,
L'homme qui vient de naître aussitôt embarqué,
Navigue à ta merci, sans voir aucun rivage;
Tous voudraient à jamais prolonger le voyage,
Tous redoutent le port: nul ne t'a remonté,
Nul ne t'a suspendu, ralenti, ni hâté.
Suivons le mouvement de ton cours sans limite,
Sans vouloir avancer ni retarder ta fuite;
Attachons au passé quelque doux souvenir,
Le repos au présent, l'espoir à l'avenir:
Les ans ramèneront par un ordre immuable,
Des diverses saisons la marche interminable:
Nous voyons, revoyons ce qu'un jour nos neveux
Et d'autres descendans et ceux qui naîtront d'eux,
Verront et reverront, et tous de race en race,
Tant que cet univers flottera dans l'espace.
Peuple doux, peuple aimable autant que généreux,
Français, ramène ainsi tes usages heureux:
Laisse au tems emporter la coutume frivole,
Comme au souffle des vents un atôme s'envole:

Garde-toi d'ériger les préjugés en lois:
Les usages qu'on suit sont plus fous quelquefois
Que les caprices vains d'une morgue jalouse
Xercès fouette la mer, et le doge l'épouse.
Anéantis surtout ces exemples cruels,
Honte de la raison, et fléau des mortels,
Les fêtes que fonda d'un esprit si bizarre,
La superstition ridicule ou barbare.
Ressuscite au contraire et remets en vigueur
Toute coutume utile et qui tombe en langueur;
Apprends à corriger jusqu'aux meilleurs usages,
L'homme sera toujours le disciple des âges;
Tiens à ton culte, aux moeurs, à l'estime de toi,
À cet antique honneur, ta souveraine loi,
À l'amour pour tes rois, ton premier caractère.
Puisse, ô ma nation, mon ouvrage te plaire !
Je ne sais quel instinct d'accord avec mes voeux,
Me dit qu'il doit passer à nos derniers neveux;
Et pour tromper le tems qui pourrait le détruire,
J'attache sa durée au sort de cet empire.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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