Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 8

Sur le chemin battu par les chars ...


 

Sur le chemin battu par les chars que la brigue
Fait rouler jour et nuit au séjour de l'intrigue,
Près de la Seine, au pied d'un terrain montueux,
De verdure ombragé, dont l'aspect rit aux yeux,
Il est des réservoirs et des sources publiques,
D'où jaillissent pour nous des ondes métalliques;
C'est là que le mortel débile et languissant
Boit à des tems prescrits un filtre bienfaisant,
Toutefois moins vanté que ces ondes lointaines
Que versent de leur sein vingt célèbres fontaines,
Les unes à flots clairs, pareilles au cristal,
Les autres dont les eaux empreintes du métal,
Fument des feux sauveurs que la source recèle.
Des monts de l'Ibérie aux rives de l'Andelle,
Des roches de Plombière aux cîmes du Mont-D'Or,
La nature a placé ce liquide trésor,
Et de la guérison ces dépôts salutaires:
Qui me dévoilera ces lois et ces mystères ?
Par quel secret principe on voit les minéraux,
Et le soufre s'unir avec le sel des eaux;
Comment notre santé sort ainsi du fluide;
À quel foyer central le mouvement rapide
Entretient la chaleur de ces flots bouillonnans;
Quelle vertu, féconde en secours étonnans,
Referme la blessure et raffermit la fibre,
Au cerveau rend la force, au sang un cours plus libre,
Des sucs plus agissans aux oisifs intestins,
Dissout ce levain même endurci dans nos reins,

Dilate le poumon, et dans un sein stérile,
Rend au voeu de l'hymen la nature docile ?
La secourable nymphe au teint ferrugineux,
Se cache sous des rocs et des monts caverneux;
Jadis la Béotie, en oracles féconde,
Dans ses antres, dit-on, vit bouillonner une onde,
Qui de même, empruntant les vapeurs des métaux,
De ceux qui s'y plongeaient enivrait les cerveaux;
L'imposture imita ce transport frénétique,
L'érigea dans la Grèce en fureur prophétique;
Et, pour s'assujettir les mortels inquiets,
Attacha le prodige à de simples effets.
La nature agissait, et ces lois assidues,
Même en s'accomplissant, parurent suspendues;
L'ignorant fut crédule, et toujours à ses yeux,
Plus on fut hors de l'homme, et plus on tint des dieux.
Les sibylles en proie à des fureurs soudaines,
N'ont point mis leurs trépieds au bord de nos fontaines,
Par de salubres eaux le malade humecté,
Au lieu de la démence, y puise la santé;
Tel même qui déjà touchait l'eau du Cocyte,
À ces bains envoyé, s'y plonge et ressuscite.
Là paraît le guerrier blessé dans les combats,
Par de longues douleurs racheté du trépas;
Il trempe un bras débile en une eau secourable,
Non comme dans le Styx, pour être invulnérable,
Mais pour courir encor où le péril l'attend:
Je vois auprès de lui Lise se lamentant,
Rose décolorée et qui vient languissante,
Refleurir dans le sein de cette eau bienfaisante;

Un hypocondre anglais de son spleen consumé,
Un livide espagnol par la bile enflammé,
Le chanoine amaigri, scandale du chapitre,
Les vaporeux titrés, les vaporeux sans titre.
Ne croyez pas pourtant que la source des bains
Ne prodigue ses flots qu'à d'infirmes humains;
Toujours le plus plaintif n'est pas le plus malade:
Il est des maux d'emprunt, des langueurs de parade,
Un peuple féminin que Sénac fatigué,
Exprès pour s'en défaire, aux bains a relégué:
D'autres vont d'habitude à cette eau salutaire,
Humecter tous les ans leur chef visionnaire;
Plus d'un oisif y vient pour guérir son ennui,
Sans songer au secret d'en préserver autrui.
Toutefois, au milieu de ces fous aquatiques,
Sont esprits amusans, charmantes lunatiques,
Qui, malades par air, faites pour le plaisir,
Se départent souvent du projet de languir:
Un nouveau Céladon a suivi sa bergère,
Céliante alléguant un mal anniversaire,
Et pour fuir par semestre un importun mari,
Dans l'onde, autre Syrinx, a cherché cet abri:
C'est souvent l'amitié sensible avec courage,
Qui sert le cacochyme et se met du voyage.
Des fontaines de Spa que l'on boive les eaux,
Là par vanité même on se croit tous égaux:
Tout est comte ou baron; le bourgeois de la veille
Sent de ces noms flatteurs chatouiller son oreille;
Mais les mêmes secours qu'ensemble on a cherchés,
Sont le plus doux lien des esprits rapprochés;

On s'unit aussitôt, et sans préliminaires,
Le besoin rend égaux, les infirmes sont frères;
L'aimable liberté vers ces antres pierreux,
Sous des habits flottans se promène avec eux;
L'espérance y paraît d'un air encor timide,
Et c'est là qu'Esculape est sans barbe et sans ride.
Un sable dans la main, le régime attentif
Partage les momens de tout ce peuple oisif;
Au sein de l'eau thermale au matin l'on se plonge,
On dispose ses sens aux vapeurs d'un doux songe;
Aux heures du repas tout est sain dans les mets,
Et l'austère hygiène écarte les excès;
La sagesse concourt aux bienfaits de la source;
Point de veilles surtout; jamais du char de l'Ourse
Le timon renversé s'enfuyant dans les cieux,
N'a vu debout l'infirme en ces paisibles lieux:
Trop heureux si le jeu n'y soufflait la ruine,
Si tant d'aventuriers, vrais oiseaux de rapine,
Pleins de l'espoir du gain, autour des tapis verts,
Ne fondaient tout-à-coup de vingt pays divers;
Si le malade aux maux n'était bien moins en proie,
Qu'aux serres des vautours que l'avarice envoie;
Faut-il qu'aux lieux où l'homme a cherché la santé,
Il porte avec son mal un mal plus indompté ?
Ô passion du jeu ! Hé quoi ! L'homme en délire,
Même avec ses hochets se blesse et se déchire.
La fortune du moins sourit aux habitans
De ces sauvages monts si peuplés dans ces tems;
Les voyageurs que suit la richesse superbe,
Toujours de l'abondance y laissent quelque gerbe,

Et l'heureux montagnard vit jusqu'à leur retour
Des biens qu'ils ont versé le tems de leur séjour.
On a vu dans ces lieux une main tutélaire
S'ouvrir plus d'une fois pour doter la misère,
Pour servir le mortel par le sort oublié:
Hé ! Quel serait le coeur que n'émût de pitié
L'indigent presque nu dans le creux des montagnes,
Et ces tristes côtés du tableau des campagnes ?
Non, non, l'humanité n'a point perdu ses droits,
Ne nous en plaignons point: assez d'écrivains froids
Me semblent imiter ces pleureuses antiques,
Dont Rome soudoyait les sanglots emphatiques.
Loin ces auteurs plaintifs, sans cesse découvrant
Tout ce que l'infortune a de plus déchirant,
Et de qui la pitié seulement en surface,
Est moins un sentiment qu'une vaine grimace !
Je n'irai point comme eux en de tristes écrits,
Sonder plus d'une plaie et répéter des cris:
Ne montrons les malheurs qu'à travers l'assistance;
Peignons moins les mortels courbés sous la souffrance,
Peignons moins de leurs maux l'affreuse pesanteur,
Que leur état changé par un bras protecteur;
La leçon sortira de la métamorphose,
Et je croirai du pauvre avoir plaidé la cause.
Vers Forge un malheureux de douleurs accablé,
Languissait dans un bois sous un chaume isolé:
Le toit rompu laissait à découvert sa hutte
Aux ardeurs du soleil, à la froidure en butte;
Ses enfans, sa compagne, en ce repaire affreux,
Logeaient depuis long-tems la détresse avec eux;

Le travail de ses bras était tout son partage:
Mais infirme, perclus, il languit avant l'âge.
Où serait sa ressource ? Elle n'était qu'aux champs;
De larmes quelquefois il baignait ses enfans,
Les pressait sur son coeur, et dans sa plainte amère:
Je supporte mes maux, mais non votre misère,
Disait-il, chers enfans, faut-il vous voir souffrir !
Faut-il sentir vos maux et ne pouvoir mourir !
Leur mère quelquefois, par des secours fidèles,
Modérait de leur faim les angoisses mortelles,
À leurs besoins, hélas ! Secours trop inégaux.
Il est donc des humains, qui, pour sortir des maux,
Attendent le trépas et n'ont point d'autre issue !
La hutte étroite et basse à peine est aperçue,
Elle le fut pourtant. Un bruit de chars au loin
Fait sortir ces enfans, tout hâves de besoin:
Vers ce lieu dont la peine était l'unique hôtesse,
Le ciel guidait les pas d'une jeune princesse;
Son rang en montrait mieux sa belle âme au grand jour;
La vertu prit ses traits pour fixer notre amour.
Sur ces infortunés elle a porté la vue,
Son coeur est attendri, sa course est suspendue;
Elle sait arrêter sur ces tristes objets,
Des yeux accoutumés aux fastes des palais.
À l'aspect du malheur ses mains compâtissantes
Font déjà passer l'or dans leurs mains indigentes;
L'or leur est inconnu. Ces malheureux sans voix
Tournaient et retournaient ce métal sous leurs doigts:
Comme eux vous l'ignoriez, mortels du premier âge;

Mais ici, par misère on n'en sait point l'usage.
Leur sort n'est qu'adouci, tu voulais le changer,
Princesse, un mot suffit, ta gloire est d'y songer.
Qui sont-ils ? D'où leur vient cet excès de disgrâces ?
Tu veux, versant tes dons, savoir où tu les places:
Des hameaux consultés la voix parlait pour eux,
Ton intérêt redouble envers ces malheureux;
La vertu dans leur sort ! L'honneur dans la misère !
La pitié les servait, l'estime va plus faire:
Où sera leur séjour ? L'endroit est à leur choix;
Qu'ils veuillent habiter le village ou les bois,
Leur maison sera prête, ou bien leur ermitage;
Ils préfèrent des bois la demeure sauvage,
Tant l'habitude agit et souvent nous rend chers
Les lieux qui sont témoins des maux qu'on a soufferts !
Les ordres sont donnés, mais pour un toit modeste;
Aucune ombre de luxe, aucun présent funeste,
Rien qui corrompe enfin leurs regards ni leurs coeurs;
Tout y sera conforme à de champêtres moeurs.
Le nouveau toit s'élève assez près de la hutte,
Une haie est au bord d'un ruisseau dont la chute
Arrose le terrain qu'on destine au verger:
Celle dont la bonté daigne les protéger,
Celle qu'en si haut rang la fortune a fait naître,
A su pourvoir à tout dans ce logis champêtre:
L'âtre en voûte où les feux doivent dorer le pain,
En gonflera la pâte à l'aide du levain;
Déjà dans le jardin une vigne serpente,
La génisse mugit, la volatille chante,
Et le fuseau garni de la laine ou du lin,
Pour tourner sous le fil n'attend plus que la main.

Ô vous ! à qui l'enclos de ce rustique asile
Sous la loi du travail, assure un sort tranquille,
La sinistre lueur de votre astre en courroux,
N'est plus sur votre tête et s'enfuit loin de vous;
Pour montrer que déjà votre demeure est prête,
Un feuillage léger est placé sur le faîte;
Les clés sont dans vos mains; venez hors d'un réduit
Où se réfugieront les oiseaux de la nuit,
Perdre le souvenir d'une peine récente,
Sous l'abri fortuné que le ciel vous présente.
Mais au nouveau séjour qu'on vient de préparer,
Avant leur bienfaitrice aucun d'eux n'ose entrer;
Leur zèle à ses bontés jaloux de rendre grâce,
Attend que dans le bois la princesse repasse;
Ils offriront du moins à ses yeux satisfaits
Le spectacle touchant des heureux qu'elle a faits.
On l'annonce, elle vient, leurs coeurs l'ont prévenue,
Et vers elle ont volé du plus loin qu'ils l'ont vue.
Devant leur premier toit les voilà rassemblés;
L'un d'eux, parmi des fleurs, lui présente les clés:
Ah ! Nous vous devons tout, s'écria-t-il, princesse,
Mais agréez encor le desir qui nous presse;
Un bien manque à vos dons, ne le refusez pas.
Honorez notre asile en y portant vos pas.
Leurs voeux sont exaucés: la princesse entre, ils suivent:
Elle voit son ouvrage, ils périssaient, ils vivent !
Pénétrés de respect, comblés de sa faveur,
Ils tombent aux genoux de leur ange sauveur.
Grands, quel plus doux hommage aurait pour vous des charmes ?
Votre plus beau destin est d'essuyer des larmes.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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