Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: Les Fastes (1779) - Chant 12

Un signe pacifique est levé sur ma tête ...


 

Un signe pacifique est levé sur ma tête,
En équilibre aux cieux la Balance s'arrête;
Depuis qu'elle y paraît, et les nuits et les jours
Par espaces égaux se partagent leur cours;
Le soleil plus oblique, en éclairant la terre,
Pompe moins la vapeur d'où sortait le tonnerre,
Et cessant de plonger comme au tems des chaleurs,
Des champêtres aspects n'éteint plus les couleurs;
Flore cède la terre et l'empire à Pomone,
L'homme va recueillir les présens de l'automne,
Les présens !... ah ! Ses soins, ses efforts répétés,
Sur ces riches coteaux les ont bien achetés:
Respire, agriculteur, les vendanges sont prêtes,
Et tes derniers travaux seront du moins des fêtes.
Déjà l'on a fermé le temple de Thémis:
Les divers sénateurs qui siégent sur les lis,
N'y reparaîtront plus qu'aux jours du Sagittaire;
L'enceinte du palais pour un tems solitaire
N'entend plus au matin le tumulte confus
Du plaideur incommode à l'avocat diffus;
Au fracas des cités déjà tout se dérobe,
Le magistrat moins grave a dépouillé sa robe,
Et sous un vêtement pour lui moins familier,
Affecte avec l'habit des airs de cavalier.
Ô vous, juges des torts et témoins des scandales,
Qui vivez au milieu des passions rivales,

Et vous de qui la plume et la voix tous les jours
Prêtent à l'opprimé de si nobles secours,
Qu'il doit vous être doux de quitter vos pénates,
D'échapper quelque tems à des veilles ingrates,
D'oublier les griefs, les délits, les procès,
La foule des cliens et l'ennui des placets,
Et d'aller partager à l'ombre des charmilles,
Le repos que vos soins ont su rendre aux familles.
Tandis que l'orateur et l'organe des lois
Respirent dégagés du fardeau des emplois,
Un peuple enfant sorti des liens de la classe,
Dans les champs paternels en courant se délasse,
Et dans ce même mois des régens attendu,
Pour eux l'arc du travail est aussi détendu.
Par quel jour solennel l'amante de Céphale
Ouvre-t-elle les jeux de la saison rurale !
Que vois-je au pied du louvre, et pourquoi sur les eaux
Cette foule d'esquifs arrondis en berceaux ?
Avec leurs compagnons cent lestes jouvencelles,
D'un pied vif et léger sautent dans ces nacelles !
Quel plus vaste bateau sur les ondes lancé,
Porte sur son tillac tout ce peuple pressé,
Équivoque vaisseau qui n'a dans son voyage,
Que des chevaux pour vents, que des traits pour cordage ?
De Paris à Saint-Cloud hardis navigateurs,
Voguez sur ces bateaux, les jeux pour conducteurs,
Passez sur cette nef sans voiles et sans mousse,
Ce tranquille océan, ces abîmes d'eau douce:

Côtoyez prudemment la rade de Passy,
Les bords de l'île au cygne et les sables d'Issy,
Et doublant comme un cap le pont qui mène à Sève,
Sans le secours de l'ancre, abordez où s'élève
Le palais et le parc séjour du demi-dieu,
Bienfaisant, populaire et protecteur du lieu.
Ô de rians coteaux l'attrayante ceinture !
Délicieux rivage, amour de la nature !
Que dans le même bois j'aime à voir réuni
Au terrain montueux un espace aplani !
De ces gazons penchans, que l'agréable scène
Figure bien la côte où jaillit l'Hippocrène !
L'onde, pour rafraîchir ces superbes jardins,
Ici s'épanche en nappe et baigne ces gradins,
Là forme un obélisque en diamans liquides,
Dont le jet brillanté réjouit les sylphides.
Muse qui vois ce peuple autour de ces canaux,
Contempler à loisir ce théâtre des eaux,
Raconte à quel sujet l'art, de sa main puissante,
Sut captiver ainsi cette onde obéissante
Qui tombe et qui retombe au creux de ces bassins,
Par un magique élan s'ouvre en l'air des chemins,
Et fidèle au niveau dans sa route nouvelle,
Interrompt à nos yeux sa fuite naturelle.
L'arrêt du sort, dit-on, attachait autrefois
Les jours de la dryade aux arbres de ces bois;
L'arbre avait-il vieilli, la nymphe inanimée
Elle-même avec lui périssait consumée:
Le faune de ces lieux en conçut du dépit:

C'est trop voir nos moitiés sous un front décrépit,
Pour des dieux comme nous des épouses mortelles !
Encor si je n'avais à redouter pour elles
Que l'aquilon fougueux et l'outrage des ans:
Mais, ô coups plus cruels, ô regrets plus cuisans !
C'est un vil bûcheron, dont la cognée impie,
À l'arbre, à la dryade ôte à la fois la vie:
Est-ce ainsi qu'on traita les déités des eaux ?
Le chêne enviera-t-il le destin des roseaux ?
De plus grands dieux que nous des voûtes éternelles,
Descendirent cent fois pour ravir des mortelles;
Plus fiers dans nos amours, malgré le sort jaloux,
Enlevons des objets immortels comme nous.
Il achevait, il court. Une source est voisine,
Dont la nymphe est cachée au creux d'une colline,
Naïade un peu farouche et qui, d'un pas craintif,
Fuyait jusqu'aux regards du satyre lascif;
Trop peu sûr d'enlever la timide immortelle,
Il s'entend avec l'art pour surprendre la belle:
Il l'attire sous terre en des chemins nouveaux:
La nymphe imprudemment s'y jette avec ses eaux,
Et croit voir une pente à son onde limpide,
Lui frayer vers le fleuve un passage rapide;
Mais par l'effort de l'art son cours intercepté
L'amène au faune adroit qu'elle avait évité:
Ô surprise ! à cent pas d'une agréable rive,
Soudain avec son onde elle se voit captive;
Mais le lieu la séduit, mais son cours vagabond
S'arrêtait pour orner l'asile d'un bourbon;
Elle s'offensa peu de la supercherie,

Et du faune en ce parc fut l'épouse chérie.
Pourquoi nous éviter ? Belles, détrompez-vous,
Tous vos pas pour nous fuir vous ramènent à nous.
À ces lieux où la ville arrive en affluence,
Le soir a rendu l'ombre et non pas le silence;
C'est un bal sans lumière, où le peuple introduit,
Sans couvrir son visage est masqué par la nuit.
D'un bout du parc à l'autre un monde noctambule
Se heurte, se confond, et la gaîté circule:
Au loin, dans les réduits les plus silencieux,
La jeunesse a porté ses pas mystérieux,
Et la maligne Annette au bord d'une eau limpide,
Précipite et retient le galant qui la guide;
Dans le parc, au dehors, et vers les bois voisins,
Banquets sous le feuillage et jeux de Tabarins.
Joie entière partout, chansons, danses légères,
Tournois non hazardeux sur vingt pieds circulaires,
Où des diminutifs du grand cheval troyen,
Portent le champion, chevalier plébéïen.
Un pivot conduit tout, et sur leurs Bucéphales,
Ils courent sans s'atteindre à distances égales,
Jaloux de détacher de leur bras étendu,
L'anneau que chacun d'eux rencontre suspendu:
Parmi les concurrens, qu'une femme entre en lice,
L'écuyer qui craindrait de passer pour novice,
Tandis que l'amazone en tournant s'étourdit,
Passe, emporte la bague, et sa dame applaudit.
Mais Pégase trépigne, il hennit et m'appelle,
Le coursier d'Hélicon m'emporte sur son aile;

Sur le fier Hippogrife, Alstolphe ainsi monté,
Dans le vague des airs planait en liberté.
Je vois plus d'un château, plus d'une forteresse
Que ferme un pont mouvant qui s'élève ou s'abaisse;
De l'empire des fiefs orgueilleux fondemens,
Et d'un tems d'anarchie antiques monumens.
Ils sont passés ces jours de puissance arbitraire,
Où le sceptre avili pliait au gré d'un maire,
Où quiconque fondé sur le droit des châteaux,
Pouvait sous sa bannière assembler ses vassaux;
De l'homme dégradé dominateur superbe,
Sous ses pieds dédaigneux le foulait comme l'herbe;
Où le puissant hautain, rompant avec ses rois
Ce serment solennel prêté sur le pavois,
Devenu la terreur du trône et des provinces,
Du haut de tant de forts insultait à ses princes,
Quand le peuple opprimé par le pouvoir des grands,
À peine avait un maître, et craignait cent tyrans.
Vous ne regrettez point le tems de ces despotes,
Grands, aujourd'hui moins craints, vous, zélés patriotes,
Fidèles à vos rois et doux à vos vassaux,
La foudre ne part plus des tours de vos châteaux:
Aucun de vous n'y vient en rival de son maître,
Mais plus d'un parmi vous veille au travail champêtre,
Et sur d'humbles colons dont il fait le bonheur,
S'assure d'autres droits que celui du seigneur.
Honneur soit à mon siècle enseigné par Cybèle,
Toi l'ami des humains, ton livre nous rappelle
À ces tems fortunés où nos aïeux pasteurs

S'applaudissaient encor du nom d'agriculteurs;
Grâce aux efforts constans de ta plume féconde,
L'homme a rétrogradé vers le berceau du monde,
Le boeuf a sur ses flancs senti plus d'aiguillons,
Plus de socs ont relui dans de nouveaux sillons,
De l'esclave des cours la morgue est disparue,
Il guide au moins de l'oeil quelquefois sa charrue,
Et le riche éclairé sur ses vrais intérêts,
Conçoit qu'avec l'épi l'or germe en nos guérets.
L'air siffle, le plomb vole, et l'oiseau prend la fuite,
Le lièvre par élan se hâte vers son gîte,
Du sort de ses pareils l'un et l'autre effrayé:
Des chasseurs court vêtus je vois l'essaim à pied,
Sur les pas empressés de leurs chiens hors d'haleine,
L'un parcourt les taillis, l'autre arpente la plaine.
J'entends dans le lointain plus de tumulte encor,
Le galop des coursiers, le son bruyant du cor;
Rien n'arrête la troupe à la course éprouvée,
L'ardeur du jour, la faim et la soif est bravée;
On traverse un courant, on gravit sur les monts,
On pénètre en un bois, on se jette en des fonds,
Les chiens intelligens suivent dans leur audace
Les esprits qu'un chevreuil a laissés sur sa trace:
Le chasseur forcené court sus tout haletant,
Il tourne à droite, à gauche, et se précipitant,
Souvent loin de sa meute il erre, il s'abandonne,
Et ne voit de plaisir qu'au tourment qu'il se donne.
Autant la chasse est vive, ardente en ses plaisirs,
Autant l'art de la pêche est lent dans ses loisirs;

La guerre qu'on vous livre, hôtes muets de l'onde,
Au bord de ces étangs semble une paix profonde;
On plonge dans les eaux l'hameçon qu'on vous tend:
Point de sang répandu, point d'objet révoltant.
De l'appât présenté le petit peuple avide,
Croit prendre, est pris lui-même au bout du fer perfide;
Dans le courant d'un fleuve a-t-on jeté les rets,
Ils sortent tout chargés, et ployant sous le faix,
Le poisson s'y débat: mais des ondes amères,
Qu'un transfuge soit pris dans ces eaux étrangères,
Il meurt libre au sortir du filet retiré,
Et n'attend point en lâche un trépas assuré.
Mais la grappe déjà mûrissant sous la feuille,
Rit aux yeux et demande une main qui la cueille:
Jour pris, les vendangeurs pour ces joyeux travaux,
Dès le matin par troupe ont quitté les hameaux:
Oh ! Quel autre concours, quelle fête publique,
Pour unir les esprits vaut ce travail rustique ?
Quelle sincérité, quel accord fraternel,
Règne en ce tems heureux si gaîment solennel !
Lorsqu'aux jours du printems l'abeille voltigeante
Pompe de nos jardins la richesse odorante,
Vous entendez dans l'air agité mollement,
Du jeune insecte ailé le sourd bourdonnement
Ainsi sur les coteaux et parmi la verdure,
Des villageois épars on entend le murmure.
Femmes, filles, enfans entassent dans l'osier
Ces grappes que leur main détache avec l'acier;
On travaille en chantant, et le plaisir domine;
Lucas porte ces grains à la lèvre d'Aline;

On descend et l'on monte, et ce peuple mouvant,
Entre ces pampres verts forme un tableau vivant.
Sur la route, un cheval au regard débonnaire,
Attend de ces raisins la charge non légère,
Et long-tems désoeuvré, pour charmer son ennui,
Prend sa part à des ceps placés trop près de lui.
Au pied de ce coteau la halte est une orgie,
D'un vin pur, jusqu'aux bords chaque tasse est rougie;
On boit au nouveau jus qu'attendent les caveaux,
Avant d'emplir la cuve, il bout dans les cerveaux.
Nice à son fiancé par feinte est échappée,
Et courant quelques pas, fuit pour être attrapée;
George, le verre en main, échauffe les esprits;
Le son du tambourin se mêle avec les cris;
Lubin conte des champs les intrigues secrètes,
Les rendez-vous donnés le long de ces coudrettes;
Églé surprise un soir, les injures d'Alain,
Trompeuse, coeur léger tournant comme un moulin...
Le conteur s'interrompt, car un vieillard l'arrête:
Vous autres, vous n'avez que vos amours en tête,
La grêle a ravagé, la vigne a peu rendu,
Le travail de nos mains est à demi perdu;
Il est bien tems, vraiment, qu'on folâtre et qu'on chante.
Hé bien, dit Mathurin, plus fou qui se lamente,
L'an prochain vaudra mieux; buvons, point de chagrin,
Et de larmes jamais ne trempons notre vin.
Ainsi, du vendangeur l'allégresse s'empare,
Même dans une année où le pampre est avare;
Dans la France, toujours ces momens sont joyeux.
Mais il est des cantons plus chers, plus précieux,

Où s'entrelace au thyrse une vigne choisie,
Où l'on croit sur les ceps recueillir l'ambroisie;
Non, non, ce ne fut point sur un bord isolé,
Ce fut sur le penchant des coteaux d'Auvillé,
Ce fut vers Chambertin, ou vers les murs de Beaune,
Que le dieu des raisins séduisit Erigone;
Chapelle, en ce nectar, puisait avec Chaulieu
Les bons mots, les bons vers, l'impromptu plein de feu;
Et le joyeux Vergier, en sablant le Coulange,
Apprit de Bacchus même à chanter la vendange.
Batave, je te plains, privé de ses faveurs,
Et toi peuple insulaire, abondant en rêveurs,
Tu n'aurais point connu l'humeur atrabilaire,
Qui consume tes jours sous ta sombre atmosphère,
Le suicide affreux de ton île banni,
Aurait déjà revu l'enfer qui l'a vomi,
Si, de même que l'Inde au thyrse fut soumise,
Bacchus, avant Guillaume eût conquis la Tamise.
Tu n'aurais point livré des combats plus hardis,
Mais on t'eût vu chanter plus souvent tes ladis;
Et toi, fier Mahomet, dont la voix despotique
Défend à tes croyans notre liqueur bachique;
Toi, qui sur ton orgueil établissant tes droits,
Mets à tes pieds un sexe ailleurs maître des rois,
Lui bâtis des sérails, et lui dus des mosquées,
Va, du sceau de l'erreur tes lois sont trop marquées:
Comment croire au pigeon des deux sexes tyran,
Au despote emplumé qui dicta l'alcoran ?
Il défend des coteaux les liqueurs naturelles,
Et l'oiseau de Vénus fait enfermer les belles.
Mais Bacchus rit des lois d'un prophète jaloux,

Et le fruit défendu n'en devient que plus doux;
La Grèce a plus d'un vin qu'un iman sans scrupules
Boit avec ses houris, à l'insu des crédules.
Si je prends quelquefois un amoureux souci,
Un verre, et dans l'instant mon mal est adouci;
Délicieux breuvage et non moins salutaire,
Si la cupidité ne le mêle et l'altère;
Quoi ! Même la ciguë en de savantes mains,
Distille un jus salubre aux infirmes humains;
Et l'on ose verser de perfides rasades !
Canidie a touché la coupe des Ménades,
Cette source où le peuple aux sueurs condamné,
Rencontre, au lieu d'un baume, un philtre empoisonné.
Sévissez, magistrats. L'audacieux Penthée,
Sur qui Bacchus vengea son orgie insultée,
C'est ce vil mercenaire en nos murs toléré,
Qui profane des ceps le jus dénaturé.
Les trésors des coteaux, les trésors de la treille
Ont pris, en fermentant, une couleur vermeille;
Et déjà dans le flanc des outres préparés,
On verse à larges flots ces torrens empourprés;
Plus loin, j'entends la poutre et la vis gémissantes
Pressant les derniers sucs des grappes ruisselantes;
On s'assemble en un lieu voisin de ces travaux,
C'est un moment de fête en l'honneur des tonneaux;
Que j'aime ce concours, la gaîté villageoise,
Des vieillards dans un coin la figure matoise,
Les nouveaux épousés, qui sans de beaux discours,
Par des traits de malice expriment leurs amours,

La douce bonhomie et l'innocente ruse,
Un repas sans apprêt, les jeux, la cornemuse,
Et la ronde surtout, dont le refrein plaisant
Termine le festin, la vendange et mon chant.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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