Antoine-Marin Lemierre (1733-1793)
Recueil: La peinture (1769) - Chant 3

La figure est formée et l'homme reste à naître ...


 

La figure est formée et l'homme reste à naître,
Ravis le feu des cieux, va, cours lui donner l'être;
Dans ce corps languissant même sous la couleur
Fais circuler la vie et répands la chaleur;
Qu'il soit frappé partout de ce rayon céleste;
Que le port, le maintien, le visage, le geste,
Tout parle, et pour cueillir un immortel laurier
Embrasse au même instant, si tu peux, l'art entier.
Rapproche mes leçons dans un même exercice,
Le moment du génie est celui de l'esquisse;
C'est là qu'on voit la verve et la chaleur du plan,
Et du peintre inspiré le plus sublime élan.

Redoute un long travail; une pénible couche
Amortirait le feu de la première touche,
Souviens-toi que tu dois souvent du même jet
Imprimer la couleur et la forme et l'effet.
Si le fils de Japet, artiste plus habile,
En formant la statue, en pétrissant l'argile
Eût dans le même instant animé son dessin,
Les dieux qu'il déroba pardonnaient son larcin.
Mais comment aux couleurs, comment à chaque image
Communiquer la vie et prêter un langage ?
Observe le mortel qui, privé de la voix,
S'évertue et s'énonce ou des yeux ou des doigts,
Avec quelle saillie il remplace et répare
Les refus obstinés de la nature avare !
Sa langue ne peut rompre un importun lien,
Mais la voix qui lui manque est dans tout son maintien.

Eh bien ! Si comme lui la figure est muette,
Que la peinture parle et soit son interprète.
Du sceau qui la distingue empreins la passion,
Peins sous un air pensif l'ardente ambition,
Donne à l'effroi l'oeil trouble et que son teint pâlisse,
Mets comme un double fonds dans l'oeil de l'artifice,
Que le front de l'espoir paraisse s'éclaircir,
Fais pétiller l'ardeur dans les yeux du desir,
Compose le visage et l'air de l'hypocrite,
Que l'oeil de l'envieux s'enfonce en son orbite,
Élève le sourcil de l'indomptable orgueil,
Abaisse les regards de la tristesse en deuil,
Peins la colère en feu, la surprise immobile,
Et la douce innocence avec un front tranquille.

Joins à l'expression du visage et des traits
Une attitude heureuse et des mouvemens vrais;
Des corps sache avec art déployer l'habitude,
Souvent le personnage est tout dans l'attitude,
Sisygambis tombant aux genoux du vainqueur
A déjà d'Alexandre adouci la rigueur;
Scévola, sans frémir, tient son bras dans la flamme,
C'est sur ce bras tendu que sort toute son âme;
Le poing sur son épée, Achille furieux
Semble porter la main à la foudre des dieux.
Si ton oeil n'a du corps pénétré la structure
Tu n'as pu ni tracer, ni poser la figure;
Et de même au dehors tu ne peux déployer
Le feu des passions qu'en sondant leur foyer;
Descends dans ce Vésuve, et vois dans cet abîme
Quelle source de feux doit jaillir à la cime.

La passion toujours selon l'âge et les rangs
Dans des signes pareils eut des traits différens;
Pour nous peindre l'acteur mesure son théâtre,
La douleur d'un héros n'est point celle d'un pâtre;
Distingue par le sexe autant que par l'état
Les larmes d'une femme et les pleurs d'un soldat.
Le même sentiment selon les caractères
Se manifeste encor par des signes contraires;
Ce père en sa douleur d'un courage assuré
Peint les livides traits de son fils expiré.
Toi, malheureux Dédale, auteur de ta blessure
Deux fois tu veux graver ta fatale aventure,
Deux fois ton coeur se serre et tu sens sur l'airain
De ta main paternelle échapper le burin.

Conserve aux passions toute leur violence,
Fais-les parler encor jusques dans leur silence;
Laisse-nous entrevoir ces combats ignorés,
Ces mouvemens secrets dans l'âme concentrés;
Antiochus périt du mal qui le consume,
Tous les secours sont vains; le coeur plein d'amertume,
Son père lève au ciel ses regards obscurcis,
Auprès d'Antiochus érasistrate assis,
Interrogeant le pouls de ce prince immobile,
Ne sent battre qu'à peine une artère débile;
La reine, l'oeil humide et d'un front ingénu,
Paraît, le pouls s'élève et le mal est connu.
Pour tracer ces tableaux d'un crayon plus fidèle
Il faut observer l'homme et dans plus d'un modèle,
Parcours ce labyrinthe et ses trompeurs chemins
Diversement coupés chez les divers humains;
L'homme diffère d'âme autant que de visage,
C'est le même rapport et c'est une autre image,
Tu dessines le corps, mais ton oeil sert ta main;
L'âme seule voit l'âme, elle échappe au dessin.
Eh ! Comment donc la peindre ? Il faut sentir toi-même
Tu ne peux la saisir sans cet instinct suprême.

Sully justifié tombe aux pieds de Henri;
Confus de son erreur, le prince jette un cri,
" lève-toi, l'on croira que ton roi te pardonne ".
Noble et sublime élan que l'héroïsme donne !
Comment nous peindras-tu ce mouvement soudain,
Si l'âme de Henri n'a passé dans ton sein,
Si du fonds de ton coeur ce récit plein de charmes
À ton oeil humecté n'a fait monter les larmes ?
Le coeur vil et pervers sous le vice abattu
Jamais d'un trait profond ne peignit la vertu,
Si des cieux un moment il approche la sphère
Il y porte avec lui les vapeurs de la terre.
Le plus beau droit de l'art est d'orner les autels,
Ces asiles ouverts aux fragiles mortels,
Où, fatigué du choc des passions fatales,
L'homme vient reposer du moins par intervalles;
Sois saisi de respect et dans ces lieux divins
Songe que tu réponds des regards des humains.
Là leur vue attentive et toutes leurs pensées
Sur d'augustes tableaux doivent être fixées.

Si j'arrive pourtant dans ces temples de paix,
Que vois-je sur les murs ? Les plus affreux objets,
Les fureurs des tyrans, l'invention des crimes,
Les gênes, les bûchers et le sang des victimes,
Et toujours vingt bourreaux pour un héros chrétien.
Ah ! Qu'aujourd'hui le ciel, mon guide et mon soutien,
À qui peut-être ici ma voix sert d'interprête,
À la lyre en mes mains n'a-t-il joint la palette !
J'irais et de ce pas, j'irais dans les lieux saints
Effacer sur les murs le sang dont ils sont teints,
Ces arênes d'horreur, ces barbares exemples
Faits pour l'oeil des nérons et qu'on voit dans nos temples.
Peintre aveugle, en m'offrant ces féroces tableaux,
Quelle est donc la vertu qu'inspirent tes pinceaux ?
Quand Sparte à la victoire aguerrissait les âmes,
Lorsque du vrai courage elle y versait les flammes,
Était-ce en présentant des champs couverts de morts,
Des soldats dont la guerre eût mutilé les corps ?
Ouvrait-on les tombeaux ? On montrait les trophées.
Donne un même aiguillon aux âmes échauffées,
Enlève sous nos yeux dans le séjour divin
Les héros de la foi, les palmes à la main;
Ou, si tu veux montrer quel fut leur sacrifice,
Peins-les devant leur juge et non dans le supplice;
Là marque leur constance ainsi que leur espoir;
Voilà de leur vertu le fidèle miroir,
N'en présente point d'autre et rends-leur ces hommages;
Sers la religion sous de douces images,
Entends, remplis la loi de son auteur divin,
Peins le juif secouru par le samaritain,
L'humanité toujours au sublime est unie,
Sois sensible, sans l'âme, il n'est point de génie.

Quand tu ne peindras pas la vertu sous ses traits,
Peins la nature, elle a d'invincibles attraits;
Son image nous charme, elle n'est jamais vaine,
Et même à la vertu son aspect nous ramène.
Mais si tu veux m'offrir, loin du bruit des cités,
Du spectacle des champs les tranquilles beautés,
Dégage de tout soin ton âme libre et pure
Et mets-la dans ce calme où tu vois la nature;
En vain à l'observer ton oeil s'est attaché,
L'oeil sera trouble encor si le coeur n'est touché.
Eh ! D'où vient que Berghem est au rang de tes maîtres ?
D'où vient qu'il a reçu des déités champêtres
Le feuillage immortel qui verdit sur son front ?
Il connut, il peignit ce sentiment profond;
Il l'épancha partout sous ses touches divines,
Il eut pour atelier le sommet des collines;
Épris de la nature et plein de ses attraits
C'était là qu'il traçait de ses pinceaux si vrais
Les mobiles aspects des nuances célestes,
Le repos d'un beau soir sur des sites agrestes
La monture du pâtre et les bêlans troupeaux
Par des chemins fleuris regagnant les hameaux,
Et ce silence heureux d'un vaste paysage
Des premiers jours du monde attendrissante image.

As-tu cette âme forte et cet instinct hardi
Par qui tout est osé, tout est approfondi ?
Va, cherche la nature ou bizarre ou sauvage,
Joins son génie au tien pour saisir son ouvrage;
Montre vers le Jura l'accord de deux saisons,
La verdure à tes pieds, la glace au haut des monts;
Le fracas des torrens vomissant de ces cimes
Leurs flots retentissans tombant dans ces abîmes;
Ces rochers suspendus menaçant à la fois
Le ciel de leurs sommets, la terre de leur poids.

L'oeil est le vrai dépôt de la mémoire humaine,
Mais il veut des objets, des tableaux qu'il retienne;
La nature animée et les traits importans,
Tout ce qui nous instruit, voilà ce que j'attends.
Tu peins les animaux, que leur instinct paraisse;
Sur ses genoux ployés que le chameau s'abaisse,
Et prête un dos convexe à d'énormes fardeaux;
Que vers le Labrador et sur le bord des eaux,
Le castor, architecte aussi prudent qu'habile,
Cimente cette digue et se forme un asile.
J'aime à voir sous leurs traits le coursier valeureux,
Le chien reconnaissant, l'éléphant généreux;
Que la toile en un mot jamais vide et déserte
Des faits, des vérités soit une école ouverte;
Sur un objet oiseux quand tu perds tes pinceaux,
Je crois voir Philoctète aux rives de Lemnos
Lancer obscurément contre une faible proie
Ces flèches dont le sort est de renverser Troie.

Ce n'est pas cependant que d'un front sourcilleux
Je proscrive les traits d'un badinage heureux,
Telle image à la fois est frivole et piquante;
Les grecs ont admiré le tableau de Timante.
Polyphême s'endort, du colosse étendu
Dans la forêt au loin le corps est répandu;
Les satyres légers s'attroupent en silence
Immobiles autour de sa stature immense,
Quel est de leurs regards l'étonnement profond !
L'un observe son oeil isolé sur son front,
L'autre le thyrse en main et d'espace en espace
Toise du vieux pasteur la gigantesque masse.
Épouse d'Antimaque, au vallon de Tempé,
De ton air ravissant que mon oeil est frappé !

Moitié nymphe aux beaux yeux, moitié coursier superbe,
Ta croupe s'arrondit nonchalamment sur l'herbe;
Tes fils pressant ton sein de la lèvre et des doigts
Sucent avec le lait la rudesse des bois;
Le centaure sorti de la forêt voisine
Paraît à demi corps au dos de la colline,
Tient en l'air un lion qu'il perça de ses dards,
Ses fils l'ont aperçu, quel feu dans leurs regards !

Le centaure sourit à leur naissante audace,
Dans leur oeil qui pétille il reconnaît sa race.
Je vois avec plaisir ces traits ingénieux
Où la saillie attire et captive les yeux.
Calot même, entraîné par sa verve burlesque,
Me plaît par les écarts de sa touche grotesque,
Lorsqu'il peint de démons Antoine harcelé,
L'enfer en mascarade et le saint désolé.
Comme on voit de deux jours la rencontre imprudente
Offusquer les objets que la toile présente,
Garde que le sujet qui doit seul nous fixer
Dans un autre jamais n'aille s'embarrasser;
Qui montre deux sujets les confond et les cache;
L'unité ! L'unité ! C'est ainsi qu'on m'attache;
Sans elle rien ne plaît, sans elle rien n'est beau,
Un seul fait au théâtre, un seul dans le tableau.

Mais ne vas pas non plus, sur la toile imparfaite,
Inquiéter ma vue à demi satisfaite;
Que du sujet entier le tableau soit rempli.
C'est peu de l'unité, s'il est trop embelli,
Si l'amas fastueux d'une fausse richesse
Étouffe imprudemment le fonds qui m'intéresse;
Loin les ornemens froids, les détails superflus,
Tout ce qu'on peint de trop pèse sur les tissus.
Ô ! Sublime Poussin, dans tes mâles ouvrages,
Tu n'as point au hasard jeté les personnages;
Peins-tu les eaux du ciel submergeant l'univers ?
Vers ces tristes sommets déjà presque couverts,
Au peu d'humains épars sur l'abîme de l'onde
Je reconnais d'abord le naufrage du monde.

Dans un moindre naufrage, au défaut des grands traits,
Horace est indigné que l'on soigne un cyprès;
Dans ce peintre insensé c'est souvent toi qu'il nomme;
Songe à l'objet premier, peins les lieux, mais peins l'homme;
L'homme est l'être sensible, et son aspect aimé
Porte un charme secret sur l'être inanimé.
Aux flammes dans la nuit cette ville est en proie;
Que la lueur au loin dans les airs se déploie,
Et que par tourbillons les vents roulent les feux.
Mais peins plus fortement des objets plus affreux,
Le citoyen fuyant loin du toit qui s'embrase,
Ceux que surprend la flamme ou que la pierre écrase,
Ceux à qui sous les pieds le feu rompt les chemins
Et qui restent aux ais suspendus par les mains;
Qu'un autre sur le seuil d'une porte enflammée
Tombe étouffé soudain par des flots de fumée,
Que la mère tremblante, un enfant dans ses bras,
Un autre à son côté, précipite ses pas.
Fais descendre un vieillard par ce mur que l'on brise,
Et qu'un nouvel énée emporte un autre Anchise.
Veux-tu peindre à côté de cet affreux tableau
Dans le même désastre, un spectacle nouveau ?
Que le pâtre au matin, vers ces vastes ruines
Apportant les tributs des campagnes voisines,
Voyant encor les airs par la cendre obscurcis,
Immobile d'effroi reste au pied du glacis;
Peins les femmes en pleurs, dans l'horreur absorbées
Et de leurs bras tremblans les corbeilles tombées.

Mais il est des objets, mais il est des tableaux
Sur qui la main stérile use en vain les pinceaux;
Change de route alors et qu'un beau stratagême
Remplace sous tes doigts l'art qui manque à lui-même.
Le poëte doit peindre et le peintre exprimer;
S'il est quelques objets qu'il ne puisse animer,
Connais mieux la peinture, elle a sa réticence
Et tire son secours de sa propre impuissance.
Iphigénie en pleurs, sous le bandeau mortel,
De festons couronnée avance vers l'autel;
Tous les fronts sont empreints de la douleur des âmes,
Clytemnestre se meurt dans les bras de ses femmes,
Sa fille laisse voir un désespoir soumis,
Ulysse est consterné, Ménélas, tu frémis,
Calchas même est touché: mais le père, le père !...
D'atteindre à sa douleur l'artiste désespère;
Il cherche, hésite, enfin le génie a parlé;
Comment nous montre-t-il Agamemnon ? Voilé.

Viens admirer encor dans un nouveau spectacle
Les ressources de l'art vainqueur d'un autre obstacle;
Condé, dans ce beau lieu que Santeuil a chanté,
Respire en vingt tableaux savamment imité;
De Lens et de Rocroi que les palmes sont belles !
Que l'on aime à tracer ces tiges immortelles !
Mais quand du sang français il a rougi son bras
Forcé d'abandonner les courtines d'Arras,
Quand il laisse en partant sur sa trace guerrière
Un sillon mélangé d'ombres et de lumière;
Il faut le peindre encor ce grand homme égaré.
Ô Condé ! Par ton fils le peintre est inspiré.

Tes fastes dans les mains, la muse de l'histoire
Déchire le feuillet qui ternirait ta gloire.
Ainsi l'allégorie au besoin servit l'art;
Mais souvent un artiste imagine au hasard,
Et pour m'embarrasser par une énigme vaine
Se perche, avec le sphinx, sur la roche thébaine;
Mon oeil impatient par la toile offusqué
Laisse dans ses brouillards le sens mal indiqué;
Le sens doit être clair quoiqu'il change d'organe,
L'allégorie habite un palais diaphane;
Franchis par son secours des obstacles nouveaux,
Donne par elle un corps à des êtres moraux,
Mais sans t'envelopper trop souvent de son voile,
Je hais le peintre froid embarrassant la toile,
Dont le génie étroit sur l'emblême guindé,
A sans cesse ou sa nymphe ou son monstre affidé;
C'est toujours ou lion, ou sirène, ou furie,
C'est toujours l'abondance et sa corne fleurie.

De trois fils divisés l'orgueil envenimé
Fait rendre la couronne à leur père alarmé;
Sur la tête du roi si le crayon la pose
Tu n'offres à mes yeux ni le fait, ni la cause;
Eh bien ! Que la discorde aux serpens pour cheveux
Ombrageant de son aile un trône malheureux,
De ses livides mains place le diadême
Sur le front du monarque, aux yeux de ses fils même.
Mais quand l'histoire enseigne et parle avec clarté,
Jamais mieux qu'elle alors tu n'auras inventé,
Et ta main l'imitant, sans paraître servile
Cueille encore avec gloire une palme facile.

Il est une stupide et lourde déité;
Le Tmolus autrefois fut par elle habité;
L'ignorance est son nom: la paresse pesante
L'enfanta sans douleur, au bord d'une eau dormante,
Le hasard l'accompagne et l'erreur la conduit,
De faux pas en faux pas la sottise la suit.
Ne laisse point guider par ses mains téméraires
La main que la peinture admet à ses mystères.
La science toujours fut la base des arts,
Ne vas point, jeune élève, en d'imprudens écarts
Brouiller les pas du tems dans le champ de l'histoire,
Couvrir d'un baudrier les soldats du prétoire,
Teindre des mêmes eaux le fleuve et l'Océan,
Marquer des mêmes feux l'éclair et le volcan,
Sur un sol étranger transportant les dryades,
Ombrager de forêts les plaines des Orcades,
Faire asseoir l'iroquois au milieu des ormeaux,
Ou planter le palmier au bord de nos ruisseaux.

Debout derrière toi le ridicule veille,
Il perce de ses traits l'artiste qui sommeille;
Quel que soit le laurier que le peintre ait cueilli
L'erreur de son crayon n'est point mise en oubli,
Le tableau l'éternise et cette flétrissure
Éteint plus d'un rayon sur le front d'Albert-Dure.
Ose, c'est là ta gloire, et c'est un de tes droits,
Mais des chemins nouveaux il est un heureux choix;
Ose, mais du vrai seul garde toujours la trace,
Guide toujours de l'oeil les écarts de l'audace,
Ne vas point accoupler la panthère et l'agneau,
Mettre en un même nid l'aiglon sous l'étourneau,
Travestir sous les traits d'une grâce mondaine
Madeleine en Laïs, ou Thérèse en Hélène.
Loin de nous tout absurde et téméraire objet;
Tu peins la vérité; respecte ton sujet.

Du sacré, du profane évite le mélange,
Ne renouvelle point l'erreur de Michel-Ange;
Il peint au dernier jour le juge des mortels
Descendant pour fixer leurs destins éternels,
Les morts avec effroi ranimant leur poussière,
L'inexprimable horreur de la nature entière,
La terre tout-à-coup s'échappant de ses gonds,
Le soleil de sa sphère et les mers de leurs fonds,
Et le peintre a souillé ce tableau redoutable
Par les spectres impurs et l'enfer de la fable;
À ce bizarre aspect la raison s'indigna,
Et le voile baissé, la pudeur s'éloigna.
Ce n'est plus la raison ni le goût qui murmure,
Ce n'est plus la pudeur, j'entends de la nature
Et de l'humanité les lamentables voix;
Pour peindre un dieu mourant sur le funeste bois
Michel-Ange aurait pu !... le crime et le génie !
Tais-toi, monstre exécrable, absurde calomnie;
Quel chef-d'oeuvre de l'art eût jamais effacé
Une goutte du sang que le peintre eût versé ?
Que n'eût-on vu plutôt dans ce délire extrême
Sécher la main du peintre et périr l'art lui-même !
Habile à te tracer de sublimes leçons
Jule pour les grands traits sut tailler ses crayons;
Lorsqu'il suit Raphaël, Jule faible et timide
Se traîne obscurément loin des pas de son guide,
Tant le génie est fait pour marcher sans appui
Et chancelle toujours dans le sillon d'autrui !
Mais à lui-même enfin quand Jule s'abandonne,
Poëte dans son art, de quels traits il étonne !

Comme de son pinceau la verve et la fierté
Éclate avec splendeur dans le palais du t !
Comme il peint les titans frappés par le tonnerre,
Des monts qu'ils entassaient renversés vers la terre,
Les troncs d'arbre, les rocs échappés de leur main,
Les coursiers du soleil dispersés et sans frein !

La foudre tombe au loin, et le jour qui s'égare
Par la voûte rompue entre et luit au Tenare,
Cybèle, avec effroi, presse du haut des airs
Ses lions en écume à travers les éclairs,
La mer s'enfle et bondit en montagnes humides,
Les vagues ont brisé le char des néréïdes,
Et la terre sanglante ébranlée en ses flancs
S'affaisse sous le poids des colosses fumans.

Est-ce une illusion ? Quelle douce magie,
Quel charme me transporte aux bosquets d'Idalie,
Dans la troupe enfantine et des ris et des jeux,
Aux autels de Vénus, près des amans heureux !

La foule des amours de tous côtés assiége
L'atelier de l'Albane et celui du Corrége;
Les uns pour les pinceaux taillent le myrte en fleur,
D'autres sur la palette étendent la couleur,
Celui-ci d'un genou qu'avec peine il avance
Veut dresser à lui seul le chevalet immense,
Il sue, il se dépite, il soulève à moitié,
Par son adresse enfin la machine est sur pied;
Celui-là pour tracer un portrait de sa mère
Du peintre gravement conduit la main légère,
Plus il est sérieux, plus son air est charmant;
Cet autre plus badin, va, vient étourdiment,
De son léger flambeau tire des étincelles,
De crayons plus aigus fait des flèches nouvelles,
Touche, dérange tout par ses folâtres jeux,
Il a distrait l'artiste et l'ouvrage en est mieux.
Que n'ont point su tracer sur la pierre ou la toile,
Ces carraches, de l'art triple et brillante étoile;
Ce Paul né dans Vérone et que rien n'a distrait
Du laurier qu'il dispute à ce fier Tintoret !
Rubens, dont le génie énergique et fertile
Fut toujours secondé par sa touche facile;
Le peintre de Bruno, qui vit de ses foyers
Des artistes romains les chefs-d'oeuvres altiers,
Et s'éleva lui-même aux prodiges du Tibre;
Holbein, dont le crayon fut si mâle et si libre;
Ces deux Bassans si vrais, cet heureux Vauwermans
Qui peignit des coursiers jusqu'aux hennissemens;
Le Poussin, qui toujours sans élève et sans maître
De l'art chez les français tient le sceptre peut-être;
Ce brillant le Lorrain, au pinceau si flatteur,
Rimbrant de la lumière heureux distributeur;
Le Primatice épris des beautés de l'antique,
Destructeur du faux goût et du crayon gothique;
Vendeik, qui nous montrant le beau dans tout son jour,
De la force à la grâce a passé tour à tour;
Ce Vinci si correct, celui qui né dans Parme
Sur sa toile élégante a semé tant de charme;
Ce Guide plus touchant, ce hardi Salvator,
Et le Dominiquain méditant son essor,
Qui laissa si long-tems ses travaux sous un voile,
Puis déploya soudain les trésors de la toile;
Ainsi l'aigle caché dans les forêts d'Ida
Pour prendre un vol plus haut souvent le retarda.
Ô puissance de l'art ! Véritables prodiges !
Ô le plus séduisant, le plus doux des prestiges !
Plus on a su cacher les secrets du pinceau,
Plus il produit l'erreur, plus son triomphe est beau.
Trompé par les raisins l'oiseau vole au treillage,
L'animal belliqueux hennit à son image;
Et l'oeil du connaisseur et l'oeil du villageois,
La science et l'instinct sont séduits à la fois.
Créateur des objets dont il est le copiste
L'art a trompé la brute, il va tromper l'artiste;
Zeuxis, tu cours lever ce magique rideau,
Il ne cache que l'art, ce voile est le tableau.

Zirphé plus fraîche encor que la rose nouvelle,
La charmante Zirphé, fille d'un autre Appelle,
D'un seul de ses regards attirait tous les voeux;
On aspire à sa main; mais quel amant heureux,
Quel peintre dans son art saura vaincre le père ?
C'est la loi qu'il impose et l'hymen se diffère.

Un élève timide, hélas ! Loin de l'espoir,
Des charmes de Zirphé sentait tout le pouvoir,
L'adorait en silence, et la belle ingénue
Sur lui, comme au hasard, laissait tomber sa vue;
En l'absence du peintre, il entre en son réduit,
Prend le pinceau, hasarde, il achève et s'enfuit;
L'artiste impatient que son zèle rappelle
Revole à l'atelier, à la Vénus nouvelle
Dont il arrondissait les contours animés,
Jouissant des appas par lui-même formés;
Mais un insecte ailé sur la gorge repose
Vers le point où les lis laissent fleurir la rose;
Le peintre l'aperçoit et du bout de ses doigts
Du tableau qu'il effleure il le chasse deux fois...
Mais quelle illusion ! Quelle surprise extrême !
La mouche est immobile, il le devient lui-même;
Bientôt l'étonnement a fait place au courroux,
L'élève alors tremblant paraît, tombe à genoux,
C'est moi... c'est toi ! Qu'entends-je ? Il se tait, s'embarrasse,
Admire, réfléchit, le relève et l'embrasse;
Sois l'époux de ma fille. Ah ! Vous comblez mes voeux.
L'amour rit, l'art triomphe et trois coeurs sont heureux.

Des yeux qu'il a séduits l'art passe jusqu'à l'âme;
Des passions qu'il peint il y verse la flamme,
Le courage, l'effroi, la haine, l'amitié,
Et l'indignation, la crainte et la pitié.
Combien le coeur ému s'ouvre à cet art céleste !
Jusqu'où va son pouvoir ! Tout en parle et l'atteste;
La loi qui dans Athène interdit les pinceaux
Aux doigts qu'avaient durci les serviles travaux,
La toile hospitalière au temple de Carthage
Rassurant les troyens sur un nouveau rivage,
Protogène en honneur et de son atelier
Sauvant Rhode lui seul des assauts du bélier,
Alexandre effrayé par l'image sanglante
Du triste Palamède immolé dans sa tente,
Croyant revoir le sang dont lui-même est souillé,
Dans son sein tout à coup le remords éveillé;
Porcie à son époux s'arrachant en romaine,
Et dans le même jour ne respirant qu'à peine,
Au tableau des adieux d'Andromaque et d'Hector;
L'image d'un soldat est plus puissante encor,
Elle arme un peuple entier victorieux d'avance;
Pierre dans Pétersbourg, Médicis dans Florence
Appellent la peinture et d'un de ses regards
Elle semble allumer le pur flambeau des arts;
Aux lieux qu'ils habitaient fait revivre leurs traces
Et ranime le russe engourdi sous ses glaces.

Jeune élève, cours donc, cours saisir les pinceaux,
Vole, apprête à ton art des triomphes nouveaux.
Un autre art né du tien s'empresse à reproduire
En cent lieux différens le tableau qu'on admire;
Par lui bravant le sort et ses coups imprévus
Tu vis où tu n'es pas, tu vis quand tu n'es plus,
La toile se consume et ton ouvrage dure;
Ainsi périt chaque être et jamais la nature.
À l'aspect des talens couronnés avant toi
Redouble de courage, agis, cherche, conçoi;
Hé ! Dans le champ des arts quel prix, quelle victoire
A jamais épuisé les moissons de la gloire ?
Elle tient des lauriers toujours prêts pour ton front,
Féconde le terrain, les palmes y croîtront.

Par les traits immortels qui les caractérisent
Vois briller ces esprits que les cieux favorisent,
Ces célèbres humains créateurs dans leur art
Élevés sur la foule et comptés d'un regard,
Montrant par leur essor la distance infinie
Des efforts du travail aux élans du génie,
Planant sur l'univers, les flambeaux dans les mains,
De la hauteur des cieux éclairant les humains.
Ose les égaler en t'élevant sans guide,
L'envieux pâlira devant ton vol rapide;
Alors on sentira sous tes brûlans pinceaux
Ton âme toute entière éparse en tes tableaux.

Surtout si jusqu'ici la nature tracée
Te laisse sans secours à ta vaste pensée,
S'il faut que ton pinceau plus hardi sous ta main
Tienne de l'infini dans un ouvrage humain,
Et peigne et vivifie une image immortelle
Dont tes débiles yeux n'ont pu voir de modèle.
Quel nouveau Raphaël pourra montrer encor
Le Christ transfiguré sur le haut du Tabor ?

L'air s'épure et blanchit; d'une splendeur divine
Son corps, son vêtement tout à coup s'illumine,
Son visage éblouit, l'éclair part de ses yeux;
Le dieu tient en suspens les puissances des cieux.
Ses disciples tombés le front dans la poussière
Restent comme aveuglés sous ce poids de lumière;
Le peintre soutient seul ce céleste appareil;
Une fois l'oeil de l'homme a fixé le soleil.
Moi-même je le sens, ma voix s'est renforcée,
Des esprits plus subtils montent à ma pensée,
Mon sang s'est enflammé plus rapide et plus pur,
Ou plutôt j'ai quitté ce vêtement obscur;
Ce corps mortel et vil a revêtu des ailes,
Je plane, je m'élève aux sphères éternelles,
Déjà la terre au loin n'est plus qu'un point sous moi;
Génie ! Oui, d'un coup d'oeil, tu m'égales à toi;
Un foyer de lumière éclaire l'étendue.
Artiste, suis mon vol au dessus de la nue,
Un feu pur dans l'éther jaillissant par éclats
Trace en sillons de flamme, invente, tu vivras.

 

 


Antoine-Marin Lemierre

 

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