Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant I  -   La lorgnette


 

Messieurs les sots dont la prose et les vers
Depuis longtemps fatiguent mes oreilles,
Vous que Fréron, l'orateur des déserts,
Trois fois par mois met au rang des merveilles,
Voici les jours par Apollon prédits.
Égayez-vous, messieurs les beaux esprits.
Vous qui craignez le sel de la satyre,
Sel qui jamais n'anima vos écrits,
Égayez-vous, voici l'instant de rire.
Si l'on m'a vu, dès mes plus jeunes ans,
Suivre tes loix, te consacrer ma vie,
Dieu des beaux arts, si tes soins bienfaisants
Me consolaient du courroux de l'envie,
Quand sur la scène amené par Thalie,
Je démasquai les sophistes du temps,
Reviens encore inspirer mon génie,
Prête à mes vers le charme des bons mots.
Je veux chanter les ténébreux complots
De la sottise et de sa confrairie.
Venger le goût c'est servir sa patrie.
Je n'attends pas de plus digne loyer.
Quel prix plus beau pourrait flatter un sage ?
Il n'en est point malgré l'abbé Coyer,
Et mon pays a mon premier hommage.
Ô mes amis rendez grace à Merlin,
Si cet écrit mérite de vous plaire,
Remerciez cet enchanteur divin,
Du beau présent qu'il a daigné me faire :
J'en dois conter le surprenant mistère,
Pour obéïr aux ordres du destin.
Vous connaissez l'agréable domaine,
Le Tivoli que je dois à Mécène,
Vous avez vû souvent ces lieux chéris,
Paisible empire où notre souveraine,
La liberté, conduite par les ris,
Vient présider aux plaisirs qu'elle amène.
Mille côteaux, par Bacchus enrichis,
Forment, au loin, une riante scène.
L'oeil enchanté, s'égarant dans la plaine,
Découvre enfin le superbe Paris,
Ses toits dorés, et cette pompe vaine,
Dont en secret mon coeur n'est plus épris.
Je vis en sage, et j'ai brisé ma chaîne.
Jardins charmans, gazons toujours fleuris,
Que maintenant je foule avec lisette,
Par qui mes jours désormais embellis,
Coulent en paix au sein de la retraite,
Ombrages frais, beaux lieux que j'ai choisis,
Vous n'êtes rien au prix de ma lorgnette.
Cette lorgnette où le nom de Merlin
Se lit encore écrit en vieux celtique,
Fut de son art un monument unique,
Long-temps célébre, et que dans sa chronique
Mal-à-propos a négligé Turpin.
Le sort jaloux, au fonds d'un souterrain,
Tenait caché ce chef-d'oeuvre magique.
La main d'un rustre en bêchant mon jardin,
Rendit au jour cette merveille antique.
Or ce bijou que le savoir profond
Du grand Merlin forma pour mon usage,
Devinez tous son plus bel avantage.
Ce don si rare où l'esprit se confond,
C'est de montrer les objets tels qu'ils sont.
Le sot a beau se déguiser en sage,
Le charlatan s'ériger en Caton,
On les connaît. Vainement un poltron
Prendrait les traits d'un homme de courage,
Envain Bardus se croirait Cicéron,
Le masque tombe. Et maître Aliboron
Qui se rengorge en jugeant un ouvrage,
Et qui prétend régenter Apollon,
Lorgnez le bien, n'est qu'un sot au visage :
Vous concevez que jamais Jean Fréron
N'eut de Merlin la lorgnette en partage.
Ô maintenant jugez, mes chers amis,
Imaginez quelle fut ma surprise,
Lorsque mon oeil dirigé vers Paris,
Eut découvert l'antre de la sottise !
Combien d'auteurs elle a pour favoris !
Combien d'entr'eux que ma simple franchise
Mettait au rang de nos plus beaux esprits,
Sont à ses pieds incessamment admis !
Combien je vis, riant de ma méprise,
De sots  enfants, de sots à barbe grise,
En robe, en froc, en soutane, en plumet :
Que de Cotins, et que d'abbés Trublet.
Dans cette foule à l'oubli condamnée,
Tous ont l'espoir de l'immortalité.
Qui le croirait ! Par cette vanité
L'espèce humaine est partout gouvernée.
Chez les sots même on veut avoir un nom.
Le moindre auteur d'un opéra bouffon,
D'une chanson, au mercure inhumée,
Croit occuper toute la renommée;
Et Diderot pense égaler Buffon.
Que de plaisirs je dois à ma lorgnette !
Qu'elle embellit ma paisible retraite !
J'ai vu par elle un peuple tout nouveau.
J'en vais tracer les moeurs, le caractère.
Le bien public veut que je sois sincère,
Et qu'aucun trait ne manque à mon tableau.
Sage Merlin, c'est en toi que j'espère,
C'est à ta main de guider mon pinceau.
Viens des élus de la sotte immortelle
Placer ici tous les noms au grand jour;
Mais il convient de commencer par elle;
Ses courtisans après auront leur tour.
Stupidité (c'est un nom de la belle)
Paraît aux yeux un vrai caméléon,
Toujours changeant d'habitude et de ton,
Variant tout, excepté sa prunelle
Où l'on ne vit jamais une étincelle
Du feu divin que l'on nomme raison.
Tel que Virgile a peint le vieux Protée,
Qui pour tromper les efforts d'Aristée,
À ses regards devenait tour à tour
Arbre ou rocher, quadrupéde ou reptile,
Telle aux regards de la stupide cour,
La déïté, plaisamment versatile,
Change de forme à chaque instant du jour.
Ainsi l'on voit sa burlesque nature
De chaque sot adopter la figure.
A-t'elle pris les traits de Marmontel ?
Elle sourit à sa métamorphose,
Traduit Lucain, fait des contes en prose,
Des vers bien durs et d'un ennui mortel;
Puis (et jamais a-t'on rien vû de tel ! )
Stupidité soudain se décompose,
Et par un choix non moins original,
Vous la voyez Baculard, ou Raynal
Quand un grand homme a fait un plat ouvrage
Elle ose même emprunter son visage
Pour quelque temps; et j'en connais plus d'un
Dont le portrait lui fut souvent commun.
Mais revenant à sa forme première,
On la revoit sous les traits de le M.
Elle s'y plait. Il est certains minois
Plus maltraités; car, pour ne vous rien taire,
La déïté, dans ses goûts singulière,
Les assortit, en dispose à son choix;
Elle varie à son gré leurs emplois.
Du moins un jour, j'ai crû voir son derrière
Prendre un moment les traits de la Morlière.
Pour elle, hélas ! J'en ai rougi cent fois,
Car, entre nous, je la croyais plus fière.
Mais parmi ceux dont le masque hébêté
Prête à son front le plus de majesté,
Celui de tous qui la coëffe à merveilles,
Le plus plaisant sous ses longues oreilles,
Qu'elle préfère à tout autre patron,
C'est comme on sait celui de Jean Fréron.
Mais son cortège est sur-tout remarquable.
Le lourd ennui, couronné de pavots,
Et s'endormant sur des contes moraux,
L'aveugle haine et l'envie implacable
Que tout succès, que tout mérite accable,
Le sot orgueil aux regards effrontés,
Et l'ignorance, et la mode frivole,
De nos français capricieuse idole,
La louche erreur, les folles nouveautés,
Les songes vains marchent à ses côtés.
Près de son trône on voit la calomnie
Versant du fiel sur les dons du génie,
Le fanatisme encor plus criminel,
Monstre sanglant qui frappe au nom du ciel,
Les préjugés qui corrompent la vie,
Et l'imposture, et la licence impie
Qui foule aux pieds et le trône et l'autel.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

03charlespalissotdemontenoy