Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant X  -   Le sifflet


 

Je vais finir sans aucun préambule,
Ami lecteur; ma muse, en ce moment,
S'impatiente et court au dénoûment.
Fréron m'appelle, et j'aurais du scrupule
De retenir son lourd individu
Dans son essor plus longtemps suspendu.
Tout de son mieux, il porte sa maîtresse
Qui croît déjà commander au permesse.
Elle sourit à ce frivole espoir
Qui la trompait, comme vous l'allez voir.
Très bien savez que la mythologie
Ne permet pas qu'un dieu du premier rang
D'un autre dieu subisse l'ascendant.
Par cette loi sagement établie,
L'olympe en paix maintient son harmonie.
Sottise donc se méprit lourdement,
Quand elle crut, avec tant d'assurance,
Du dieu du jour tromper la vigilance.
Déjà ce dieu méditait sa vengeance :
Il observait, sur Pégase monté,
Le bataillon qui marchait en silence.
Il fut d'abord un peu déconcerté,
Quand il eut vu leur nombreuse affluence.
Sur cette foule il n'avait pas compté,
Et tant de sots passaient son espérance.
Stupidité l'apperçut dans les cieux.
À son aspect, Fréron et la guerrière
Voudraient déjà retourner en arrière :
Mais à l'envi se rassurant tous deux :
" c'est bien à toi, dieu faible et téméraire,
D'oser, dit-elle, irriter ma colère,
Soeur du cahos, je régnais avant toi;
Je commandais à la nature entière,
Quand sur le Pinde on ignorait ta loi.
longtemps la nuit précéda la lumière,
Et le destin te fit naître après moi :
Fuis ton aînée, et crains de me déplaire. "
Elle parlait : Apollon né railleur,
Lui répondit par un regard moqueur,
Accompagné d'un sourire ironique.
Ce froid mépris, ce silence énergique
Fit son effet; et la déesse eut peur.
Pour s'en tirer, ne sachant comment faire,
D'un ton plus doux, elle lui dit : " mon frère,
Entendons nous. Oublions nos débats.
Faisons régner la paix dans nos états.
Pour le repos, pour le bien de la terre,
Unissons nous par un accord nouveau
Eh ! Plût au ciel, comme a dit Colardeau,
Eh ! Plût au ciel que dans l'âge où nous sommes,
L'aménité rapprochât tous les hommes ! "
À ces propos, messer Aliboron,
Pensant déjà que la paix était sure,
Voulut traiter de monture à monture,
Et s'allier au coursier d'Apollon.
En sa présence il gambade, il s'exerce,
Et jusqu'à lui portant son vol inverse,
Il veut agir de pair à compagnon.
Mais le coursier, blessé d'un tel commerce,
Et dédaignant l'ex-jésuite étalon,
Tournant le dos, d'une fière ruade,
Du lourd grison repoussa l'accolade.
Cherchez, lecteur, dans Pline ou dans Buffon,
Ce qu'ils ont dit à l'article Fréron:
Vous y verrez que l'animal est traitre.
C'est ce qu'alors mon vilain fit paraitre;
Plein de dépit, mais le dissimulant,
Aliboron toujours caracolant,
Tourne Pégase, et bouillant de colère,
Vint lâchement le mordre par derrière.
Toute l'armée applaudit à grands cris.
De son audace Apollon fut surpris :
Pour un moment il le crut redoutable;
Car il pouvait entraîner par son poids
Phébus, Pégase et l'Olympe à la fois.
Le bataillon d'ailleurs est formidable :
Vers le Parnasse il avançait toujours.
Apollon voit qu'il faut être implacable.
Muse, dis moi qui vint à son secours,
À quel prodige il eut enfin recours;
Révèle moi ce combat mémorable,
Et de Fréron la chute épouvantable.
Mon cher lecteur, vous saurez qu'Apollon
N'est pas réduit seulement à sa lyre,
Il a de plus une arme qui déchire,
Arme fatale à plus d'un avorton
Qui croit régner dans le sacré vallon.
C'est un gardien qui veille à son empire.
Ce n'est pourtant que le sifflet du goût :
Mais ce sifflet l'accompagne partout.
Lorsqu'un rimeur en proye à son délire,
Prend son accès pour le talent d'écrire,
Tout aussitôt Phébus en est instruit
Par son sifflet, et mon sot éconduit.
Pour Marmontel il siffla de lui-même
Quand sur le Pinde on entendit sa voix.
Il redoubla, quand son orgueil extrême
Osa donner de poëtiques loix.
Il est doué de ce pouvoir suprême.
Tels ces trépiés, chefs-d'oeuvre de Vulcain,
Marchaient sans guide au conseil du destin.
Apollon siffle : et le bruit énergique
Qui retentit du sifflet satyrique,
Par les échos est au loin répété.
Jamais Astolphe, avec son cor magique,
Ne fit d'effet si prompt, si redouté.
Déjà tout céde à l'instrument critique.
Ô grand pouvoir du terrible sifflet !
Vous verriez fuir et Raynal et Trublet,
Et Beaumarchais, et le pesant Sédaine.
Le général interdit et confus
Croit assister à son Aristomène.
Il se souvient des sifflets d'égyptus,
Ce dernier fruit de sa noble carrière,
Si maltraité par l'ennui du parterre.
Déjà d'Arnaud, trop pressé de courir,
Est renversé sous l'auteur de Namir.
Le Mière entend la troupe conjurée
Des sifflemens qui poursuivaient Térée.
Didon lui-même est contraint de céder. ( ? ? ? ?)
Nul n'obéit, nul ne veut commander.
Sur Diderot Saurin se précipite.
Le bruit perçant les atteint dans leur fuite.
L'abbé Le Blanc se retire à grands pas,
En maudissant le démon des combats.
La peur se met au quartier des femelles.
L'abbé Coyer, leur disant des fadeurs,
En ce moment redoublait leurs vapeurs;
Il est réduit à s'enfuir avec elles :
Et cependant l'apôtre des ruelles,
Même en fuyant, s'égayait sur les moeurs.
Une amazone... ah ! J'en rougis de honte !
Tombe en courant, et produit au grand jour
Ce qui n'est fait que pour l'oeil de l'amour.
Quoi ! Vous aussi, mes beaux esprits de cour,
Pour l'Hélicon déserteurs d'Amathonte,
Quoi ! Votre orgueil se dément à son tour ?
Auteurs ambrés, un sifflet vous surmonte !
Les chefs partis, on voit fuir les soldats.
En un moment la frayeur les disperse.
Les deux Amaths tombent à la renverse ( ? ? ? ?)
Avec Légier qui leur tendait les bras.
Le barbouilleur dont la muse grossière
A célébré la chandelle d'Arras,
Suard, Bergier, De Ros, La Morlière, ( ? ? ? ?)
L'abbé Morlaix, qui n'en conviendra pas,
Et Charpentier roulent dans la poussière. ( ? ? ? ?)
Lors disparut le petit Poinsinet.
Il fut dissous par un coup de sifflet.
Telle au matin une vapeur légère
S'évanouit aux premiers feux du jour,
Tel Poinsinet se perdit sans retour.
Au même instant, la stupide immortelle
Sentit Fréron se dérober sous elle.
Il est contraint de céder à la fois
À son instinct, à sa honte, à son poids.
Il obéit à la loi qui le guide.
En descendant son vol est plus rapide.
Il s'abyma dans le marais profond
Où fut plongé le fils de l'amazone :
Jamais depuis on ne vit sa personne;
Sa pesanteur l'entraîna jusqu'au fond.
Stupidité, des siens abandonnée,
Dans son palais retourna consternée;
Et cependant Phébus victorieux
Prend congé d'elle, et plane au haut des cieux.
Messieurs les sots, nous voilà quitte à quitte.
Chacun de nous a le lot qu'il mérite.
Dans vos écrits vous m'avez outragé.
J'en suis content; ma gloire est votre ouvrage.
Par son sifflet Apollon m'a vengé;
Et les regrets seront votre partage.
Je goute enfin le repos du vrai sage;
Pour le troubler vos cris sont impuissans.
Vivons en paix désormais, j'y consens;
Mais respectez mon tranquille hermitage,
Ou je reviens terrible à l'abordage.
N'espérez pas éviter mon coup d'oeil,
Messieurs les sots, je vous vois d'Argenteuil.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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