Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant II  -   Les menus plaisirs


 

Sans les plaisirs, sans leur charme suprême,
Chez les humains il n'est pas de bonheur.
Insolemment, auprès du diadême
L'ennui se place, et dans l'olympe même
Mêle au nectar son fiel empoisonneur.
Pour dissiper sa maligne vapeur,
Les jeux piquans, la folâtre jeunesse,
Des ris badins le cortège enchanteur,
Et les amours, et les dieux du permesse,
Et tous les arts sont occupés sans cesse
À varier, par leurs dons précieux,
Tous les momens du monarque des cieux.
Stupidité, qui doit vivre en déesse,
Rassemble aussi des goûts de toute espèce;
Et Beaumarchais, pour charmer ses loisirs,
Est l'intendant de ses menus plaisirs.
Nul mieux que lui, ne lui prouve son zèle.
Les voluptés sont en foule autour d'elle.
L'art s'étudie à prévenir ses goûts.
Elle a ses jeux, ses acteurs, son orchestre;
Elle y nota tous les vers d'Hypermnestre.
À des concerts si flatteurs et si doux
Rob s'enflamme, et Marmontel jaloux
Qu'on eut si bien imité son génie,
S'extasiait sur la noble harmonie.
À son théâtre on n'entendit jamais
Les sons divins de Phèdre et d'Athalie.
Ces vers charmans, ces accords si parfaits,
Fatigueraient son oreille engourdie.
Jamais Cinna, Camille, Cornélie,
Ni les  enfants du sombre Crébillon
N'ont abordé cette terre ennemie.
On y frémit seulement à leur nom.
Mérope en pleurs, ni la tendre Zaïre,
N'ont point d'accès dans ce bizarre empire.
Mais tour à tour les singes de Pradon,
Les Marmontel, les Saurin, les Le Mére
Y sont fêtés en dépit d'Apollon,
Et sont vengés de l'importune guerre
Que leur faisaient les sifflets du parterre.
Dans ses plaisirs qu'elle aime à varier,
La déïté veut aussi du comique.
Elle a raison. Le style amphigourique
De ces messieurs au cothurne tragique
A quelquefois le malheur d'ennuyer;
Et Coligny l'a prouvé sans réplique. ( ? ? ? ?)
Sottise donc a des auteurs choisis
D'un vol moins fier, et d'un sens plus rassis.
Naïvement, son ame un peu grossière
A peu de goût pour le sel de Molière.
Régnard n'est point au rang de ses amis.
Dans son palais Piron n'est point admis.
Il fut exclus pour la métromanie,
Chef-d'oeuvre où l'art s'approcha du génie.
Ses fils ingrats auraient été permis.
Le naturel, la piquante finesse,
Les tours heureux, les bons mots sont proscrits
Au tribunal de la triste déesse.
Les Dufrêny lui semblent odieux,
Voisenon lourd, Collé fastidieux.
Le seul Scarron est plaisant à ses yeux,
Et la fait rire à force de grimaces :
Aussi jamais ne vit-on sur ses traces
De Turcaret l'auteur ingénieux,
Ni les Gresset, ni ce peintre des graces,
Cet écrivain charmant, voluptueux,
Le favori de Minerve et des jeux.
Par son jargon Marivaux sçut lui plaire.
Peut-être même un excès de froideur
Eut à Destouche acquis le même honneur,
Si d'une verve et plus mâle et plus fière,
Il n'avait peint le comte de Tufière,
Et cet époux bizarre en son humeur,
Ce philosophe amoureux de sa femme,
Mais qui rougit d'avouer son bonheur,
Et par orgueil craint de montrer sa flamme.
La déïté, peu fidèle à ses choix,
Laisse au hazard incliner sa balance.
Elle applaudit pourtant de préférence
Aux inventeurs du tragique bourgeois,
Genre bâtard qui s'établit en France,
Lorsque du goût on méconnut les loix.
Avec éclat Mélanide et Cénie
Se distinguaient sur la scène amphibie :
Chez l'immortelle un autre en a l'honneur.
C'est ce héros de la philosophie,
Cet écrivain dont l'esprit rédacteur
Depuis vingt ans compile avec génie,
Pour élever à sa juste hauteur,
Le monument de l'encyclopédie.
Il convenait qu'une fois en sa vie
Ce bel esprit passât pour créateur.
L'heureux mortel, par un brevet flatteur,
Fut décoré du titre d'inventeur;
Et ce brevet, en forme d'apostille,
Fut mis au bas du père de famille,
Signé par Gr, et scellé par l'auteur.
Quand à Paris la critique maligne
Se déchaînait contre ce drame insigne,
Par la sottise il était protégé.
L'ami Fréron, pour l'avoir outragé,
De camouflets et de coups d'étrivières
Vit en un jour tripler ses honoraires.
Mais Diderot, suffisamment vengé,
Intercéda pour le pauvre affligé.
Depuis ce temps, chacun rendit hommage
Au rare auteur de ce drame immortel.
Même on prétend que ce grand personnage
De la déesse eut un fils naturel
Qui de sa mère est la vivante image.
L'événement fut marqué par des jeux.
Sur un théâtre élevé par Sédaine
On fit chanter, pour amuser la reine,
Les racolleurs, Sancho, Gille amoureux.
Ces jolis riens dictés par la folie,
Sont modulés sur des airs d'Italie.
Qui n'aimerait ces impromptus joyeux ?
Sottise en fait ses plus chères délices.
Ses courtisans inondaient les coulisses,
Et répétaient le soir à ses soupés
Les airs brillans qui les avaient frappés.
De ces fredons l'étrangère harmonie
Chez la déesse a droit de l'emporter
Sur ces accords, nobles fruits du génie,
Au grand rameau dictés par Polymnie,
Et qu'Arnould seule est digne de chanter.
Ô du public aveuglement stupide,
J'ai vu Roland, Castor, Atys, Armide,
Sacrifiés à messieurs Taconnet,
Quétant, Bienfait, Nicolet, Poinsinet,
Sots autrefois hébergés par Monnet.
Ouvertement Fréron les préconise,
Et la déesse en tout les favorise.
Dans leurs chansons elle trouve plus d'art
Qu'à ces couplets répétés par les graces,
Que tant de fois la muse de Favart
A recueillis en jouant sur leurs traces.
Mon cher lecteur, convenez maintenant
Qu'on peut mener une assez douce vie
Chez la sottise; et j'avourai pourtant
Que ses plaisirs ne me font point envie.
J'ai vu souvent son superbe palais.
Placés sans choix, répandus sans mesure,
Les ornemens, le vernis, la dorure,
De tous côtés y brillent à grands frais.
L'art du burin, celui de la peinture,
Pour l'embellir ont épuisé leurs traits.
Vous croiriez voir ces demeures brillantes,
Où nos Laïs, de leur honte insolentes,
À nos Plutus prodiguent leurs attraits.
Mais je préfère à ce luxe cynique
Mon humble toît et mon jardin rustique.
Elle n'a point de ces savans tableaux,
Tels que souvent au louvre on en expose,
Qui des La Tour, des Greuze, des Vanloos,
Font admirer les magiques pinceaux.
Stupidité, despote en toute chose,
Veut que l'on cède à ses bizarres loix;
Il faut traiter les sujets qu'elle impose,
Ou renoncer à l'honneur de son choix.
Indifférente aux sublimes peintures
Où sous nos yeux Vernet a présenté
Les flots émus de Neptune irrité,
Sottise veut de petites figures.
Des grands tableaux la noble majesté
Flatte son goût moins que des mignatures.
Elle applaudit à de faibles pastels,
Pour les Téniers quitte les Raphaëls,
Et n'aime en tout que les caricatures.
La déïté veut que ses favoris
Soient excités par l'amour de la gloire.
Impatiens d'une illustre victoire,
Vous les voyez accourir à grands cris,
Et le ciseau transmet à la mémoire
Les combattans qui remportent des prix.
On applaudit à des honneurs si justes.
Leurs noms fameux sont gravés sous leurs bustes;
Au premier rang j'apperçus cet auteur,
De Jérémie ennuieux traducteur;
Et ce pédant, au style énigmatique,
De la nature interprête emphatique;
Et d'acajou le grave historien,
Prosateur sec et froid grammairien,
Qui se flattait d'éclypser La Bruyère.
À ses côtés je distinguai le M,
Rival heureux des talens de Boyer.
Je reconnus le docte abbé C
Qui se permet, dans sa verve légère,
De persifler La Fontaine et Molière.
Ô mes amis, parmi tous ces héros,
Qui ne rirait de voir les traits falots
Du gros Fréron tiré d'après Sylène !
Mais, croyez moi, le burin des Callots
Doit attrister quand on a vû Sédaine.
Tous ces messieurs, assis sur leurs pivots,
Branlent la tête ainsi que nos magots;
Et la déesse en rit à perdre haleine.
Lorgnette en main, je parcourais ces lieux
Où la bêtise a fondé son empire.
Merlin sur moi veillait du haut des cieux;
J'observais tout afin de tout écrire,
Lorsque soudain il parût à mes yeux
De tant de sots une telle affluence,
Qu'à les compter je perdrais patience.
Sur quelques-uns je me tais à regret.
Les nommer tous serait une imprudence;
Et malgré moi je garde mon secret...
Peut-être un jour romprai-je le silence.
En attendant apprenez leur projet.
Je vais conter de plus grandes merveilles,
Messieurs les sots, c'est un voeu que j'ai fait.
Accourez donc et dressez les oreilles.
Dans cette foule il n'est aucun de vous,
Petit ou grand, qui put fuir ma lorgnette.
Elle m'apprit à vous connaître tous,
À vous braver du sein de ma retraite;
Mais je ne pus, malgré l'art de Merlin,
apercevoir ni de Rose, ni Blin.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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