Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant VI  -   Le bucher


 

Je l'avourai, ma lorgnette m'est chère,
Comment Turpin, ce chroniqueur sincère,
Admirateur du grand art de Merlin,
Oublia-t'il cet instrument divin ?
J'estime fort nos douze pairs de France,
Roland, surtout, et Renaud son cousin.
J'aime à les voir contre le sarrasin,
Le casque en tête, et la lance à la main,
Par mille exploits signaler leur vaillance.
Le bon Turpin, moine de saint Denis,
A très-bien fait d'en orner ses récits.
Mais de Merlin puisqu'il aimait la gloire,
Devait-il donc à la postérité
D'un talisman si rare et si vanté
Faire un secret honteux à sa mémoire ?
Voilà pourtant comme on écrit l'histoire,
Et nous croyons savoir la vérité !
Sage enchanteur, j'ai voulu par mes veilles,
Te consoler d'un silence odieux.
Je le devais. Ton art ingénieux
De mon sujet prépara les merveilles.
Que tout m'en plait ! Combien de traits frappans
Tiennent toujours le lecteur en suspens !
Vous n'y voyez jamais un caractère
Se démentir. De Marmontel à Blin,
Tous mes héros gardent jusqu'à la fin
De tous leurs traits l'attitude première.
Eh ! Quel censeur jaloux, atrabilaire,
Quel noir pédant ennemi de Merlin,
Ne sourirait à ce tableau badin ?
Ô de Ferney sublime solitaire,
Honneur des arts, Virgile des français,
C'est toi surtout à qui je voudrais plaire.
Tu le sais bien. Ton suffrage, ô Voltaire,
Dans tous les temps fut mon plus beau succès.
Ma muse icy te choisit pour modèle :
C'est en lisant ta joyeuse pucelle,
En m'échauffant du feu de tes bons mots,
Que j'entrepris d'humilier les sots.
À ta gaité de bon coeur j'abandonne
Roc Grisbourdon, Bonifoux et Lourdis,
Les combattans de Londre et de Paris,
Et Jeanne encor la robuste amazone,
Quoiqu'elle soit l'honneur de mon pays.
Mais à ton tour livre à mes traits caustiques
Tes bas flatteurs et tes lâches critiques :
Également ils sont tes ennemis.
Mon cher lecteur, reprenons notre histoire.
Assez longtemps je m'en suis écarté.
Jusqu'à présent, si j'ai bonne mémoire,
Je vous ai peint la sotte déïté,
Ses doux loisirs, son bouclier magique.
De point en point je vous ai raconté
Son beau discours en style académique.
Or, maintenant, je dois vous dire en bref
Un grand dessein de son illustre chef.
Vous l'avez vu radieux, plein de gloire,
Tout ébloui de son généralat.
Par un projet qu'on aura peine à croire,
Il veut encore en rehausser l'éclat.
" amis, dit-il, qui, sous d'heureux auspices
Malgré Minerve, en dépit d'Apollon,
Allez régner sur le sacré vallon,
Rendons les dieux à nos voeux plus propices :
Honorons nous par de grands sacrifices.
Que ce jour prouve à la postérité
Tout notre amour pour la stupidité.
Depuis longtemps de cette heureuse idée,
Même en dormant, mon ame est obsédée.
Hier encor, ce n'est point une erreur,
Vous m'en voyez plein d'une sainte horreur,
À mes regards une ombre s'est montrée
En noirs lambeaux, pâle, défigurée.
C'était Cotin ! Son vénérable aspect
M'a penétré d'amour et de respect.
À l'instant même, en sanglots lamentables,
Il m'adressa ces mots épouvantables :
Tu dors, mon fils, et je suis outragé !
Et de Boileau Cotin n'est pas vengé !
C'est peu d'avoir, en pleine académie,
Fait une insulte à sa muse ennemie :
Pour consoler mes mânes éperdus,
Apprends enfin quels honneurs me sont dûs,
Apprends, mon fils, ce que j'ose prétendre :
Sois sans pitié. Sacrifie à ma cendre
Boileau, Racine et Molière et Rousseau.
Que leurs écrits brulés sur mon tombeau
Me tiennent lieu d'une heureuse hécatombe.
Point de quartier. Point de lâche pardon.
Tu dois, d'ailleurs, cet hommage à Pradon.
Et si tu veux que Melpomène tombe,
Cours, va remplir ce projet immortel,
Et que ton coeur soit mon premier autel.
L'ombre à ces mots s'évanouit. Tout change.
Je ne vois plus qu'un odieux mélange
De bout-rimés et de sonnets poudreux,
De madrigaux dispersés dans la fange,
Et que des vers se disputaient entre eux.
Jugez, amis, par ce récit horrible,
De quel effroi ce songe m'accablait.
Quand tout à coup, ô presage terrible !
Il a fini par un coup de sifflet.
Vaillans guerriers, vous partagez mon zèle.
Peut on défendre une cause plus belle ?
Cher Diderot, moderne Lycophron,
Vous de Cotin, l'imitateur fidèle,
Ô Baculard, et vous aussi Fréron,
Suivez moi tous. Vengeons notre modèle.
À ce discours, à ces profonds desseins,
Stupidité, dans un transport barbare,
Se pâme d'aise; et Légier bat des mains.
En un moment le bucher se prépare.
Chacun accourt; et sans plus différer
Le feu s'allume. Il allait dévorer
Ce que la France a produit de plus rare.
Quel doux plaisir se promettaient les sots !
Ils comptaient voir Racine, Despréaux,
Le grand Corneille et le divin Molière,
Buffon, Pascal, Montesquieu, La Bruyère,
L'aigle de Meaux, le cygne de Cambray,
Et notre Phèdre, et Rousseau notre Horace,
Et même aussi l'Apollon de Ferney,
Servir de proye à la flamme vorace.
Mais, ô miracle, ô prodige éclatant,
Qui confondit leur fureur insensée !
Déjà dans l'air ondoyante, élancée,
La flamme vole; et dans le même instant,
Loin du bucher on la voit repoussée
Vers le dépôt où de ses favoris
Stupidité renferma les écrits.
Ô qui pourrait exprimer ses ravages !
Quel tas poudreux d'insipides ouvrages
Fut dévoré dans cet embrasement !
Que de travaux détruits en un moment !
Déjà Le Mié est réduit à deux pages.
Son dur poëme, hélas ! N'existe plus.
Ô pleurs ! ô cris ! ô regrêts superflus !
Il voit bruler ses vers qu'il idolâtre.
Il court, il vole à travers les débris,
De son courage au moins reçoit le prix,
Et du bucher sauve un coup de théâtre.
Mes chers lecteurs, soyez bien attentifs
À ce tableau. Vous concevez sans peine
Le désespoir, les transports convulsifs
Des courtisans de l'imbécille reine,
Qui frémissaient de se voir brulés vifs.
Tel un hibou dont l'oiseau du tonnerre,
Au bec tranchant, à la robuste serre,
A dérobé les monstrueux  enfants,
Pousse dans l'air d'affreux gémissemens.
L'Young français par la flamme ennemie
Voit consumer son triste Jérémie,
Et son Cominge avec son Euphémie;
Et son recueil qu'il a désavoué,
Son Coligny qui ne fut point joué,
Et son Fayel, par Fréron tant loué,
Mais du public obstinément hué.
Ô quel fatras de fades poësies,
De petits vers, d'aimables fantaisies;
Que d'opéras bouffons et non joyeux,
Que de romans, de journaux ennuieux,
De beaux discours en style de ruelle,
Sont le jouet de la flamme cruelle !
L'abbé Coyer expire anéanti.
Namir périt. Caliste est consumée.
Tout Diderot à la fois englouti,
S'évanouït en épaisse fumée.
Le feu vengeur de moment en moment
Trouvait partout un nouvel aliment.
Même on vit l'heure où le vaste incendie
Allait atteindre à l'encyclopédie.
Stupidité, pour la première fois,
Sent émouvoir sa pitié maternelle.
Elle perdit l'usage de la voix.
Non moins troublés, de frayeur tout panthois,
Ses courtisans sont en foule autour d'elle.
Muse dis moi comment le général
Sut prévenir ce désastre fatal.
Ah ! Cet effort mérite qu'on le loue !
Au bien public lui seul il se dévoue.
De Curtius émule glorieux,
Le général, en détournant les yeux,
Et dépouillant ses entrailles de père,
Dans le bucher jette son Bélisaire.
Du froid volume ô pouvoir surprenant !
Il éteignit l'immense embrasement.
" quoi ! C'est donc vous, dit la reine charmée,
C'est vous encor qui sauvez mes états !
Vaillant guerrier, ne m'abandonnez pas.
Votre nom seul me vaut presque une armée.
Oui, je le jure, avant que de mon coeur
Le temps efface un bienfait si flatteur,
Le Mière même aura de l'harmonie,
Saurin du goût, Colardeau du génie.
Et cependant, ô mes braves amis,
Suivez moi tous; et que cette journée,
Par un festin, par des jeux terminée,
Rende le calme à vos sens interdits. "

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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