Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant VII  -   Le souper


 

Qui peut marcher sur les traces d'Homère ?
Est-il un sage admiré de nos jours,
Qui son émule en sa noble carrière,
Sut, comme lui, varier ses discours,
Prendre un essor qu'on croirait téméraire,
Planer aux cieux, troubler le sein des mers,
Faire pâlir Pluton dans les enfers,
Ou prescrivant des chemins à la foudre,
Bruler le Xanthe étonné d'être en poudre ?
Ce qui me plaît dans ce chantre fameux,
C'est que partout la nature est son guide.
Quand il a peint la victoire homicide,
Et les combats des héros et des dieux,
Sa muse alors prend un vol plus timide,
Il peint les ris, les festins et les jeux.
Tel est encore Arioste mon maître,
Et son rival, si quelqu'un le peut être.
Combien d'objets et de tableaux divers
Sont tour à tour embellis par ses vers !
Tout charme en lui. Les paladins, les belles,
Les enchanteurs moins redoutables qu'elles;
Ces jeux guerriers où préside à la fois
Et la valeur et la galanterie;
Tout l'appareil des superbes tournois;
Tous les trésors de l'antique féerie,
Et de Roland la jalouse furie,
Et ses malheurs, et surtout ses exploits.
Ô du poëte illusion divine !
Comme on croit voir tout ce qu'il imagine !
Que son lecteur avec plaisir le suit
Dans ces palais habités par Alcine,
Qu'un souffle élève et qu'un souffle détruit !
Qu'on se plaît même au récit apocriphe
Et de son ogre et de son hypogrife !
Homère et lui sur le sacré vallon
Donnent l'exemple aux  enfants d'Apollon.
De traits nouveaux sans cesse ils nous réveillent.
Ils sont divins, même alors qu'ils sommeillent.
J'aime à les voir fatigués des combats,
Nous amuser des apprêts d'un repas :
Pour imiter leur aimable délire,
C'est un festin que je vais vous décrire.
Stupidité connait ses favoris.
Tout rimailleur est un peu famélique.
Elle propose à la troupe héroïque
Un soupé-fin. Messieurs les beaux esprits
Conviendront tous qu'un soupé vaut son prix.
La déïté, d'ailleurs, est magnifique.
Elle prétend que ses mignons chéris,
Bien restaurés, seront plus aguerris.
Elle a besoin d'aiguillonner leur zèle :
Car le héros le plus déterminé
Combat fort mal s'il n'a pas bien diné.
Dans tous les rangs l'agréable nouvelle
De bouche en bouche est portée à l'instant.
Ils viennent tous se ranger auprès d'elle.
Ainsi qu'on voit un essain bourdonnant
Fondre à grand bruit sur la neige liquide
D'un lait nouveau qui tombe en bouillonnant,
Telle accourait la cohorte stupide.
On a servi le céleste banquet.
Au premier rang stupidité se place,
Et veut avoir son général en face.
Plus d'un guerrier en murmure en secret;
Mais M de cet honneur insigne,
Malgré l'envie, est jugé le plus digne.
À ce festin que doit suivre un combat,
On ne voyait ni le ramier sauvage,
Ni la perdrix qui charme l'odorat,
Ni le faisan au superbe plumage.
Cet appareil d'un goût trop délicat,
Et tous ces mets vantés par la molesse,
Flatteraient peu la robuste déesse.
Un surtout d'or forgé sur les dessins
Qu'elle a tracés de ses pesantes mains,
Offre aux besoins de ses guerriers avides
Un choix heureux d'alimens plus solides.
Aux conviés il présente à la fois
Tous les trésors d'un potager fertile.
On applaudit du geste et de la voix
Cet art d'unir l'agréable à l'utile.
Le vin de Brie et l'auvergnat fumeux
Sont prodigués à la troupe imbécille,
Qui croit jouïr du nectar précieux,
Des mains d'Hèbé préparé pour les dieux.
Tous de leur reine observent le visage.
On voit s'enfler d'un légitime orgueil
Ceux qu'elle daigne honorer d'un coup d'oeil :
Tous sont jaloux d'un si noble avantage.
Vous avez vu peut-être dans Paris
De ces bureaux ouverts aux beaux esprits.
Communément, une sybille antique
Fait les honneurs du cercle académique.
Tous les talens confus, humiliés,
Sont étonnés de ramper à ses piés :
Car la sybille est surtout despotique.
Il faut lui plaire. écoutez ses flatteurs,
C'est Calliope, Euterpe ou Polymnie.
Stupidité, par ses admirateurs,
Est prise aussi pour le dieu du génie.
On se récrie à ses moindres propos.
On porte aux cieux et sa galanterie,
Et du festin la noble oeconomie.
On boit, on rit, on chante, on s'extasie :
C'était vraiment le paradis des sots.
Pour redoubler leur joyeuse folie,
La déïté, complaisante à leurs jeux,
Veut à l'instant que Beaumarchais publie
Le digne choix, encor secret pour eux,
Des candidats de son académie.
Il prend la feuille. à peine il croit ses yeux.
Il voit son nom parmi ces noms fameux.
Sa romanesque et dolente Eugénie,
Qu'il décora du nom de comédie,
Ses deux amis encor plus ennuieux,
Autre présent qu'il crut faire à Thalie,
De la déesse ont fixé tous les voeux.
Pour Diderot son dévoument sincère,
Son froid mépris, son dégoût pour Molière,
Lui mérita le brevet littéraire;
Et Diderot en secret s'applaudit
De cet honneur qu'on rend à son crédit.
Vous présidiez à la savante liste,
Peintre galant des bijoux indiscrets.
Vous Colardeau, noble auteur de caliste,
Et vous Saurin de qui le drame anglais,
Grace à Molé, surmonta les sifflets.
La docte lice est ouverte à Sédaine,
Qui tour à tour pathétique et bouffon,
D'un double éclat a brillé sur la scène.
Fréron s'approche, il croit trouver son nom.
Espoir trompeur ! Tel que l'hébreu Moyse,
Il est exclus de la terre promise.
Il en soupire; et voit l'abbé Le Blanc,
Du même honneur éternel postulant,
Orner enfin le catalogue illustre.
Quoiqu'il atteigne à son douziéme lustre,
Il ne croit pas y parvenir trop tard.
De ses travaux le fameux Baculard
Obtient aussi le glorieux salaire.
Didon rougit de l'avoir pour confrère. ( ? ? ? ?)
On attendait le grand nom de Le Mié;
Mais la déesse en ses profonds desseins,
Lui réservait de plus nobles destins.
Mon cher lecteur, vous concevez, je pense,
Combien la troupe avec attention
Prêta l'oreille à la promotion :
Bientôt succéde à leur profond silence
Un bruit confus. On boit à la santé
Des candidats qui soupirent d'avance
Pour les jettons de l'immortalité.
Les flots de vin coulent de tout côté.
Enfin l'ardeur du bacchique délire
Allume en eux le besoin de médire.
Stupidité de cerveaux en cerveaux
Porte l'yvresse et le feu des bons mots.
La gaïté brille aux dépens de Voltaire.
Le dur sarcasme et l'ironie amère
Sont épuisés sur ce chantre divin.
Fréron pourtant, avec un ris malin,
Veut qu'on le mette au-dessus de Le Mié.
Ce jugement est frondé par S,
Qui, sur les mots jouant d'un ton badin,
Dit que Le Mié est l'unique lumière
Du goût français qui touche à son déclin;
Qu'il est des arts l'espérance dernière,
L'honneur du Pinde, et que Voltaire enfin,
Depuis longtemps, n'a qu'un vol-terre-à-terre.
Ces calembours, dignes de Trissotin,
Sont à leur goût du meilleur sel attique.
Par Béverley ! Voilà de bon comique,
Dit la sottise; et ce plaisant refrein
Est répété par la troupe héroïque.
Mais la satyre a pour eux plus d'attraits.
Contre Buffon le bataillon caustique
Forme le plan d'un vaudeville unique
On se partage un nombre de couplets
En bout-rimés; et Fréron les commence
Avec gaité sur un air de romance.
Chacun le suit en élevant la voix.
Le seul D'Arnaud garde un profond silence.
Plus occupé du nombre que du choix,
Sur tous les mets il s'élance à la fois.
Il est doué de la faim des Harpies,
Présent fatal qu'il reçut des Furies !
Il se flattait d'égaler par ses vers
Du Phlégéton les lugubres concerts.
Il s'en vanta. Cet orgueil téméraire
De Tysiphone alluma la colère.
Depuis ce temps, l'auteur infortuné
Se plaint toujours d'avoir trop peu diné.
Tel fut puni cet imprudent satyre,
Ce Marsyas, au chant lourd et grossier,
Quand, follement, il osa défier
Les doux accords du maître de la lyre.
Ce chatiment, mortels audacieux,
Doit vous apprendre à respecter les dieux.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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