Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant V  -   Le bouclier


 

Que les vergers, que les champs ont d'attraits !
Que la retraite au sage est nécessaire !
Dans mes jardins, sous mes tilleuls épais,
J'ai retrouvé la nature et la paix.
J'y foule aux pieds les erreurs du vulgaire;
Et détrompé du faste des palais,
Je sais enfin, sous mon toît solitaire,
Apprécier les faveurs de Palès.
Et cependant, au sein de ma retraite,
Il est encor des jours que je regrette;
Ces jours heureux, où, malgré mes rivaux,
D'illustres noms protégeaient mes travaux.
Ah ! Faut-il donc s'étonner si l'envie
Osait tenter d'empoisonner ma vie !
Ségur, Beauveau, Luxembourg et Boufflers,
Daignaient alors applaudir à mes vers.
Ô souvenir de mon destin prospère !
Ce fut Choiseul qui m'ouvrit la carrière.
Brancas, d'Aumont, Noailles, Villeroi,
M'ont accueilli d'un regard favorable.
Mars et Vénus s'intéressaient pour moi.
Mais tout à coup quel revers déplorable
À ces beaux jours joignit un jour d'effroi !
Dieux ! Je revois ce triste mausolée
Où la beauté plaintive, désolée,
Où les amours, en sanglots superflus,
Disent encor : Montmorency n'est plus.
Ô de mes chants protectrice adorée,
À ma mémoire ombre toujours sacrée,
C'en est donc fait, hélas ! Comme autrefois,
Tu ne peux plus encourager ma voix.
Mais écartons ces funestes images.
Si des vertus l'olympe est le séjour,
Des dieux sans doute elle embellit la cour.
Oui, je le crois; et ma muse en ce jour
Lui voue encor sa lyre et ses hommages.
Dieu d'Hélicon, je poursuis mes projets.
Pour t'accabler une déesse altière
Sous ses drapeaux rassemble ses sujets.
Je vais passer à ces graves objets;
Et sous mes pas s'aggrandit la carrière.
Stupidité voyant un peuple entier
Impatient de venger sa querelle,
Fait apporter le vaste bouclier
Qu'elle forgea de sa main immortelle.
Dans ses états, il n'est aucun guerrier
Qui ne fléchît sous ce rempart d'acier :
Jamais Vulcain n'en fit sur ce modèle.
Vous connaissez ce tissu merveilleux
Qui de Vénus compose la ceinture.
Tout ce qui peut embellir la nature,
Les ris badins et les folâtres jeux,
L'art de charmer; cet éloquent silence
Qui d'un amant enhardit l'espérance;
Les doux instans réservés pour les dieux,
La volupté, plus piquante peut-être,
Et ces refus, non moins délicieux,
Avant-coureurs du plaisir qui va naître;
De la beauté le sourire ingénu,
Tous les attraits, les graces, la jeunesse,
Et des amours la troupe enchanteresse,
Sont renfermés dans ce divin tissu.
Le bouclier, par un effet contraire,
Impénétrable à tout ce qui doit plaire,
Rend hébêté quiconque en est couvert.
L'oreille est sourde au plus charmant concert.
L'ame devient stupide, appésantie,
Inaccessible aux attraits du génie.
Ce talisman est le palladium
De la déesse. Il plonge en léthargie.
La jusquiame, ou le froid opium
Dans le cerveau porte un moins lourd poison.
Stupidité, triplant son énergie,
Le rembourra de feuilles de Fréron,
De froids discours lûs à l'académie,
Et de fragmens de l'encyclopédie.
Pour se venger des mépris d'Apollon,
Elle y traça les fastes de sa gloire.
Vous y voyez cette illustre victoire
Que remporta son favori Pradon,
Malgré Boileau, Racine et la raison.
Sous les efforts d'une ligue ennemie,
On voit tomber la superbe Athalie.
Plus loin, on voit sous un parti jaloux,
Le misantrope atteint des mêmes coups.
Là, tout Paris accourt à Timocrate.
Britannicus est quitté pour l'Astrate.
L'oeil étonné contemple les portraits
Des Scudéris, des Tristans, des Mairets.
Vils détracteurs de l'aîné des Corneilles,
Ils balançaient ses naissantes merveilles,
Ici la main de tes lâches rivaux,
Ô le sueur, digne héritier d'Apelle,
Leur main jalouse et follement cruelle
Ose outrager tes sublimes tableaux :
Console-toi, ta gloire en est plus belle.
Plus loin, Rousseau, banni, persécuté,
Noble victime immolé à l'envie,
Vaincu par elle, et par l'adversité,
Meurt, en tournant les yeux vers sa patrie.
On voit frémir l'ombre de Crébillon.
La Parque à peine a terminé sa vie,
Que sa mémoire est lâchement flétrie.
La haine encor s'arme contre un vain nom.
Même au tombeau la gloire est poursuivie !
Pour se soustraire à de pareils dangers,
L'auteur d'alzire abandonne la France.
Ses ennemis ont lassé sa constance,
Il va languir sur des bords étrangers.
Que n'ose point l'affreuse jalousie !
De vils bouffons au chantre de Castor
Ont disputé le prix de l'harmonie.
Le grand rameau, brisant sa lyre d'or,
Las des affronts réservés au génie,
Succombe enfin sous leur brigue ennemie,
Qui lui survit, et qui l'outrage encor.
Du bouclier tels étaient les trophées.
Partout la haine y poursuit les Orphées;
Partout on voit de nouveaux Marsyas
Encouragés par de nouveaux Mydas.
Vous y brillez, modernes dramatiques,
Qui secouant les préjugés antiques,
Sur le Parnasse illustres novateurs,
Avez tenté de réformer nos moeurs.
Vous qu'on a vus, sur la scène annoblie,
Mettre un poignard dans la main de Thalie.
On court en foule à vos drames anglais.
Un peuple entier vous dresse des statues.
Vos noms fameux sont portés jusqu'aux nues.
Enyvrez-vous de vos heureux succès :
Bientôt en France il n'est plus de français.
Ce bouclier de la fière immortelle
Dans tous les rangs allume un nouveau zèle.
Sur tous les fronts on voit briller l'espoir.
Chacun s'excite à remplir son devoir :
Un noble orgueil tour à tour les enflamme.
L'abbé Trublet vient bénir l'oriflamme,
Non toutefois sans un peu de frayeur;
Il est né doux, les combats lui font peur.
L'abbé Morlaix lui servait d'acolyte;
Sa vision lui valut cet honneur;
Et ce n'est pas la première faveur
Que cet ouvrage attire à son mérite.
L'abbé Le Blanc, leur illustre rival,
Y figurait près de l'abbé Raynal.
Et vous aussi, mignon de la déesse,
Gentil, piquant, badin, folâtre abbé,
Vous qu'à son char j'avais cru dérobé,
Vous qui l'aimez, qui la suivez sans cesse.
Sur son bureau j'ai vu Sobieski
Que votre plume a si bien travesti.
J'ai vu sa cour bailler par intervalles,
Mais applaudir à vos oeuvres morales.
Nul mieux que vous d'un joli vermillon
N'enlumina la sévère raison.
À chaque instant sottise s'extasie
Au beau discours sur le vieux mot patrie.
J'en suis témoin; et j'entendis crier
Plus d'une fois : place à l'abbé !
Mais Marmontel semble se reproduire.
D'un pas agile il court de rang en rang.
Vous le voyez en tête, en queuë, en flanc,
Tout ordonner, tout presser, tout conduire,
Fier ennemi de tout retardement.
Tel et moins leste aux vallons d'Arcadie,
Un fier onagre arrive en bondissant.
Il voit au loin des anesses paissant :
D'un pas rapide il franchit la prairie.
Les voir, les suivre, en devenir l'amant,
Leur partager tour à tour sa tendresse,
S'en faire aimer n'est pour lui qu'un moment.
Ô Marmontel, vous parutes charmant,
En ce grand jour, aux yeux de la déesse !
Elle ne peut cacher son allégresse.
" ah ! Lui dit-elle, ah ! Si le sort jaloux
M'eut conservé trois guerriers tels que vous,
Du monde entier je serais la maîtresse. "
Son front superbe, à ce discours flatteur,
Se colora d'une aimable rougeur.
Modestement il baissa ses oreilles :
Tel on le vit témoigner sa pudeur,
Lorsqu'au théatre enrichi de ses veilles,
Avec fracas, on demandait l'auteur.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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