Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant III  -   La harangue


 

Pope l'anglais fit une dunciade :
Ce bel ouvrage éternisa son nom.
En son pays plus d'un cerveau malade,
Plus d'un Philips, d'un Cibber, d'un Norton,
Troupe stupide et d'orgueil enyvrée,
De la sottise arborant la livrée,
Osaient juger un Dryden, un Milton !
Et du Parnasse à ces fils d'Apollon
Insolemment ils disputaient l'entrée.
Pope lui-même en butte au noir poison
Qui distillait de leur langue acérée,
Les berna tous, et vengea la raison.
Seconde-moi, dieu de la raillerie,
Je veux berner les sots de ma patrie.
Aigle du Pinde, emporté si loin d'eux,
Toi, cher Le Brun, dont le front touche aux cieux,
Et dont la muse, en ce siècle barbare,
Nous rend ensemble et Lucrèce et Pindare,
Puissent mes chants quelquefois t'égayer !
À mon projet, toi que j'ai vu sourire,
Puissent ces vers dignement te payer :
Sans tes conseils j'allais briser ma lyre.
Et vous aussi prenez part à mes jeux,
Vous du bon goût partisans courageux,
Et dont lui-même a tracé la carrière;
Du dieu du Pinde aimables favoris,
Ô vous, La Harpe, adopté par Voltaire,
Jeune François, l'honneur de mon pays,
Et vous, Sivry, digne élève d'Homère,
Vous, cher Clément, disciple de Boileau,
Vous tous enfin qu'un Zoïle vulgaire
Peut outrager, mais que Minerve éclaire.
Marchez toujours guidés par son flambeau,
Et des Cotins dédaignez le troupeau :
Vous plaisez trop pour ne pas leur déplaire.
Que je suis loin d'être injuste comme eux !
Que j'aime à voir les nymphes du Parnasse,
Plaçant vos noms parmi les noms fameux,
Encourager votre savante audace !
Mais que je hais ces frélons vénimeux,
Qui, dans la fange et dans l'ignominie,
Ont l'oeil blessé des rayons du génie.
Ils oseront, reptiles insolens,
D'un souffle impur profaner vos talens.
Importunés de l'éclat de vos veilles,
Ils vont siffler sans cesse à vos oreilles.
Eh ! Qui pourrait faire un crime à mes vers
D'humilier ces insectes pervers ?
Le vrai mérite est sûr de mon suffrage;
Mais de l'or pur je distingue le faux.
Guidé par Pope, instruit par Despréaux,
Mon Apollon, sage dans ses bons mots,
Loue avec joye, et blâme avec courage.
Grace à Merlin, vous savez, mes amis,
Ce qui se passe où régne la sottise.
Je vous ai dit quelle fut ma surprise,
Quand tous ces sots, par d'autres sots suivis,
Vinrent en foule inonder ses parvis.
Tous n'attendaient qu'un regard de leur reine
Qui souriait de voir grossir sa cour;
Et Charpentier leur servait de tambour, ( ? ? ? ?)
Frappant des mains sur sa lourde bedaine.
Quoique son air parut un peu pesant,
On admirait son maintien imposant,
Son geste noble, et sa démarche fière,
Quand, pour hâter un bataillon trop lent,
À ses côtés, Mouhy se mit à braire.
Chaumet jaloux l'imita sur le champ. ( ? ? ? ?)
Aliboron reconnaît son plein-chant,
Et courroucé contre le téméraire
De qui la bouche osait le contrefaire,
À son larinx donnant un libre essor,
Fit résonner ses poumons de stentor.
Tels que les flots soulevés par l'orage,
Sont, à grand bruit, poussés vers le rivage,
Tels à ces cris on les voit accourir.
Tous s'empressaient autour de la déesse;
Tous à l'envi juraient de la servir,
Et s'excitaient par des chants d'allégresse.
Muse, dis-moi ce qui les conduisait,
Quel noble espoir alors les séduisait;
Révéle moi leur fameuse entreprise,
Et le discours que leur tint la sottise.
La déïté, d'un air sombre et rêveur,
En elle-même un moment recueillie,
Se composant ainsi qu'un orateur
Qui va parler dans une académie,
Leur dit ces mots sur un ton d'élégie :
" ô mes  enfants, je me flattais en vain
De triompher de la France asservie,
D'y ramener l'antique barbarie,
Et d'établir mon pouvoir souverain
Sur les débris du temple d'Uranie.
Mon sceptre échappe à ma débile main.
De tous côtés le flambeau du génie,
De mon empire annonçant le déclin,
Offre à mes yeux sa lumière ennemie.
Mes chers  enfants, élevés dans mon sein,
Qu'avec plaisir du moins je me rappelle
Ce que pour vous avait tenté mon zèle !
Souvenez-vous de mes derniers succès.
À mes genoux voyez mes chers français.
Reconnaissez leur aimable démence
Dans ces cartons dérobés à l'enfance,
Enluminés et taillés par mes mains.
Voyez mouvoir ces agiles pantins.
Rappellez-vous mes bouffons d'Italie,
Ces chars brillans conduits par la folie,
Ces boulevarts, aujourd'hui si peuplés,
Séjour bruyant que la cour et la ville,
Et les catins ont choisi pour azyle,
Où tous mes jeux sont en pompe étalés.
Quittez, quittez ces riantes parades,
Venez jouir d'un spectacle plus beau :
Voyez danser de nouvelles ménades :
Voyez la France accourir au tonneau,
Qui sert de trône à Monsieur Ramponneau.
Fut-il jamais un plus heureux délire ?
Quel autre temps marqua mieux mon empire ?
De mon pouvoir ce sont les moindres traits.
Prêtez l'oreille à de plus nobles faits.
Mes ennemis cimentent ma puissance.
Vous avez vu ce Rousseau que je hais,
Ce génevois dont le nom seul m'offense,
Lui qui pouvait arrêter mes progrès,
Vous l'avez vu, par son inconséquence,
En ma faveur armer son éloquence.
Mais c'est à vous, ô mes braves guerriers,
À qui mon front doit ses plus beaux lauriers !
Si de nos jours un code poëtique,
Par son volume étonna la critique,
Et réglant tout, en dépit de Boileau,
De l'art des vers fit un art tout nouveau;
Si ce Boileau, dont j'ai craint le génie,
Est décrié même à l'académie;
Si les honneurs dûs au chantre romain,
Sont aujourd'hui prodigués à Lucain;
Si le rival de Pindare et d'Horace
Paraît tomber du faîte du Parnasse,
Tant de succès, tant d'illustres exploits,
C'est à vous seuls, à vous que je les dois !
Par vous, mes fils, sur l'une et l'autre scène
J'espère enfin régner en souveraine.
Ô fort heureux ! Je pourrais aux français
Faire abjurer Thalie et Melpomène !
Je verrais Phèdre et Tartuffe et Chimène,
Ensevelis sous mes drames anglais !
Eh ! Qu'a produit la gaïté de Molière ?
Est-ce en riant qu'on réforme les moeurs ?
Il faut tracer d'énergiques horreurs.
Il faut montrer, pour briser tous les coeurs,
Un Barnevelt, à son heure dernière, ( ? ? ? ?)
Sur l'échaffaut prêchant les spectateurs.
C'est peu d'avoir changé la comédie.
Pour triompher de l'envie et du temps,
J'ai dû porter des coups plus éclatans.
Elle a paru cette encyclopédie
Où les savans que j'ai su réunir
Dictent mes loix aux siècles avenir.
Sa masse énorme, immense, impénétrable,
Est à ma gloire un monument durable.
Ce beau recueil, dont en vain l'on médit,
Dit, à lui seul, tout ce qu'on avait dit.
Pourrait-il craindre une aveugle critique ?
C'est la raison par ordre alphabétique.
C'est un chef-d'oeuvre, un livre tout divin,
Un livre d'or... un livre... un livre enfin !
Mais que me font ces fréles avantages ?
Un Montesquieu, de la nuit du trépas,
Menace encor mes timides états.
Dans sa retraite, à l'abri des orages,
Voltaire enfin unit tous les suffrages.
Toute l'Europe a les yeux sur Buffon.
La renommée est fidèle à leur nom,
Et va partout publiant mes outrages.
J'eusse espéré quelque accès à la cour :
Mais vain projet ! Les nymphes de mémoire
Près de Louis ont fixé leur séjour.
Tous les Bourbons sont amans de la gloire.
Les Richelieux, les Choiseuls, les d'Ayens,
Du dieu des arts invincibles soutiens,
Et Nivernois son disciple fidèle,
M'ont voué tous une haine immortelle.
Pour mon rival quels hommages flatteurs !
D'un seul regard enchaînant tous les coeurs,
D'Egmont, Brionne embrassent sa querelle.
Ce dieu triomphe. Il oppose à mes traits
Leurs noms chéris, adorés des français.
Ce souvenir a r'ouvert mes blessures.
Ah ! C'est enfin dévorer trop d'injures.
Venez, mes fils, venez venger l'affront
Dont votre reine a vu rougir son front.
Dans vos regards je vois briller l'audace;
Votre dépit a peine à se cacher :
Vous aspirez à régner au Parnasse.
C'est là, mes fils, que je prétends marcher. "
À ce discours unique en son espèce,
De bâillemens un murmure confus
Se fit entendre autour de la déesse
Tant les esprits étaient encore émus !
Fréron surtout, par qui l'on bâille en France,
Bâilla si fort qu'il perdit connaissance.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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