Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant VIII  -   Le boudoir


 

Ô que l'amour sur nos sens a d'empire !
Dès qu'en ses lacs on est emprisonné,
La raison fuit. On se trouble, on soupire,
On n'entend plus; on ne voit, on n'admire
Que l'objet seul dont on est fasciné.
Au fonds du coeur, vainement mutiné,
À chaque instant le trait enraciné
S'enfonce encor, le flatte et le déchire.
Un faible enfant produit tout ce délire !
Ainsi que moi sans doute, cher lecteur,
Vous connaissez cet aimable enchanteur.
Pas n'est besoin qu'avec plus d'énergie
J'expose ici ses prestiges divers.
Il n'est recoin, dans ce vaste univers,
Inaccessible à sa douce magie,
Et son nom seul en dit plus que mes vers.
C'est au milieu de la stupide orgie,
Parmi la joye et les cris des buveurs,
Que maintenant il répand ses faveurs.
Tandis qu'en proye à leur verve imbécille,
Ils détonnaient leur bruyant vaudeville,
D'un autre soin M occupé,
Prenait alors peu de part au soupé.
L'oeil allumé de plaisir et d'ivresse,
Il contemplait la stupide déesse.
Il soupirait. Une vive rougeur
De ses désirs manifestait l'ardeur.
Stupidité, qui se sentait confondre,
Dissimulant sa douce émotion,
Jouait le trouble et la distraction;
Et commençait pourtant à lui répondre :
Levant les yeux avec précaution,
Puis les baissant avec discrétion,
Et découvrant d'une main complaisante
De son gros sein la blancheur séduisante.
Peut-être ici quelque importun censeur
M'accusera d'un peu d'irrévérence.
Quoi ! Sans combats, oubliant la décence;
Une déesse au penchant de son coeur
Céder ainsi !... je conviens, cher lecteur,
Que cet excès d'amoureuse indulgence,
Que tant d'ardeur pour un simple mortel
Doit étonner... mais c'était M
Nul mieux que lui d'une beauté sévère,
Par une audace aux amants nécessaire,
Ne connut l'art de vaincre les mépris.
Il sait d'ailleurs (car il a lu l'histoire)
Qu'un général doit suivre sa victoire,
Et qu'Annibal vit ses lauriers flétris,
Pour n'avoir pas assez connu le prix
Du seul instant qui décidait sa gloire.
De M le regard amoureux
Était si tendre, annonçait tant de feux,
Qu'on oublia qu'il était téméraire.
C'était la force unie à l'art de plaire.
Notre héros aurait déconcerté
Dans ses rigueurs la prude la plus fière :
Pouvait-il moins sur la stupidité ?
Sexe charmant, osez être sincère.
Sans doute, il est plus d'un moment par jour
Où votre orgueil a peine à se défendre,
Où la raison ne se fait plus entendre,
Où tout conspire en faveur de l'amour.
Ce trouble heureux que lui-même a fait naître,
Ce doux transport est facile à connaître.
Le sein palpite, un feu séditieux
Brille, s'allume, étincelle en vos yeux.
Un vif éclat colore le visage :
Des sens émus ce désordre est l'ouvrage.
Stupidité, dans le fond de son coeur,
De cet instant connait la violence.
De ses guerriers elle craint la présence,
Leur jalousie; et surtout elle a peur
Que son amant, par un excès d'yvresse,
Ne fasse trop éclater sa tendresse.
La déïté se devait cet égard;
Mais par malheur elle y songea trop tard.
Ce n'était plus un secret que sa flamme,
Fréron jaloux avait lu dans son ame :
Non qu'il osât ni témoigner ses feux,
Ni déranger ce tête à tête heureux;
Et cependant le choix de l'immortelle
Porte à son coeur une atteinte cruelle !
Mais, dédaignant de s'en apercevoir,
Stupidité, dans ce moment critique,
Faisant parler un regard énergique,
De son amant encourage l'espoir,
Et le conduit à son galant boudoir.
Lieu favorable à l'amoureux mystère,
Et décoré par la main des plaisirs,
Où la beauté cesse d'être sévère,
Où tout l'invite à flatter ses desirs;
Et dont l'aspect, même à la plus austère,
A quelquefois dérobé des soupirs.
La déïté, dans ce lieu de délices,
A de son goût prodigué les caprices.
Tous les objets dont il est embelli
Sont répétés par le crystal poli
De cent miroirs, dont le reflet magique
Étonne l'oeil abusé par l'optique.
Ici, le nain parait être un géant.
Là, le cyclope a les traits d'un enfant;
Et d'un art faux la bisarre imposture
De toutes parts y masquait la nature.
Sur les lambris mille artistes rivaux,
Favorisés des regards de leur reine,
Ont déployé le feu de leurs pinceaux.
Le général voit son Aristomène,
Dont le succès affligea Melpomène.
Il voit l'aspic qui, par un sifflement,
De Cléopatre a fait le dénoument,
Et ce tyran de mémoire abhorrée,
Qui but la mort dans la coupe sacrée.
Tel de Didon le fugitif amant,
Sur les lambris du temple de Carthage,
Considérait avec étonnement
De ses exploits l'intéressante image;
Dans le boudoir, ainsi notre héros,
De son théâtre admirait les tableaux.
On y voyait l'aveugle Bélisaire
Embéguiné du bonnet doctoral
Dont l'affubla son Apollon moral.
Auprès de lui, l'auteur de sa misère,
Justinien, qui l'écoute à regret,
Paraissait dire : ah ! Que n'est-il muet !
D'autres sujets, empruntés de la fable,
Ornaient encor ce séjour délectable.
C'était Protée et ses pesans troupeaux.
Non loin de là, sous l'amant qu'elle adore,
Pasiphaé travaille au Minotaure.
Enfin d'Alcide on voyait les travaux.
Par la vigueur de ses amours rapides,
Il étonnait toutes les Danaïdes.
Ô M un spectacle si doux
Témoigne assez ce qu'on attend de vous !
Dans ce grand jour, soyez le digne émule,
Et, s'il se peut, l'heureux vainqueur d'Hercule.
Songez, surtout, au triomphe éclatant,
Que vous promet ce glorieux instant.
Vous savez bien que lorsqu'une déesse
Veut d'un mortel honorer la tendresse,
Si, dans l'ardeur de ses premiers desirs,
Sans éprouver ni langueur, ni faiblesse,
Il la conduit de plaisirs en plaisirs;
S'il vient à bout d'étonner sa maîtresse;
S'il porte, au moins, ses amoureux exploits
Au nombre heureux formé de trois fois trois,
Le destin veut qu'avec elle il partage
Le noble don de l'immortalité.
Ce don sublime est le prix du courage.
Jeune Adonis, ta fragile beauté,
Ni la déesse objet de ton hommage,
Ni ses baisers, n'ont pu du sort jaloux
En ta faveur adoucir le courroux;
Et M du beau feu qui le guide
Se promet bien un bonheur plus solide.
Toi qui traças de si galans tableaux,
Législateur d'Amathonte et de Gnide,
Gentil Bernard, prête moi tes pinceaux,
Car mon sujet demande un autre Ovide.
Le général s'élance dans les bras
De l'immortelle. " ô vous que j'idolâtre,
Lui disait-il, ma chére Cléopatre,
Cessez enfin d'inutiles combats.
À mes transports livrez ce sein d'albatre.
Quittez, quittez ce timide embarras. "
D'un oeil avide où la volupté brille,
De la déesse il parcourt les appas.
Stupidité, qui riait aux éclats,
Se laisse aller sur un sopha jonquille.
0 Baculard ( Dorat en fut jaloux )
Vous concouriez a des des plaisirs si doux:
Je vis fouler par l'auguste derrière
Tous vos écrits si bien mis en lumière,
Si décorés par l'élégant burin
Des Gravelot, des Longueil, des Cochin.
Le beau volume, aux deux amans propice
Sous la déesse officieux coussin,
À M rendit un doux service.
Enfin il touche au terme de ses voeux.
Il s'oriente; et, sans que rien l'arrête,
Il s'établit dans sa noble conquête,
Et des mortels se croit le plus heureux.
De cent baisers il couvre la déesse,
Qui les reçoit avec des yeux distraits.
Cette indolence a pour lui des attraits,
Et redoublait son amoureuse yvresse.
Il est des goûts de différente espèce.
Moi, je voudrais, dans mes tendres accès,
Être excité par ma vive maîtresse,
En recevoir caresse pour caresse,
Et que son feu ne s'éteignit jamais.
J'avais peut-être, en ma belle jeunesse,
D'autres desirs et des sens plus parfaits;
Mais le temps fuit, et nous changeons sans cesse.
Déjà pourtant aux charmes du plaisir
Stupidité se montrait plus sensible.
Son feu caché, trahi par un soupir,
Encourageait son amant invincible.
Il franchissait l'instant déterminé
Par qui sa gloire allait être certaine.
Huit fois de suite il s'était couronné
D'un beau laurier dans les bras de la reine.
Il atteignait au nombre fortuné;
Mais un malheur dérangea sa neuvaine.
Le sort jaloux voulut que M
N'eut pas l'honneur d'être un sot immortel.
Il faut, lecteur, qu'ici je vous confie
Ce qui causa cette étrange avanie.
Le M alors, dans un sallon voisin,
S'était glissé sans nul mauvais dessein;
Mais seulement ayant la fantaisie
De combiner un plan de tragédie.
Depuis longtemps il méditait envain,
Quand tout à coup, poussé par le destin,
Dans son accès se croyant roi de Perse,
Il déclama quelques vers d'Artaxerce,
Du mieux qu'il put contrefaisant Le Kain,
Criant, beuglant et se trouvant divin.
Du général, ô soudaine merveille !
Ces vers à peine avaient frappé l'oreille,
Que tout son feu s'éteignit à l'instant.
Il devint froid, énervé, languissant,
Pétrifié sur la sotte amazone,
Tel que Phinée en voyant la Gorgone.
Stupidité, perdant son doux espoir,
Quitte aussi-tôt le céleste boudoir,
Court au salon, saisit l'auteur tragique,
Autour de lui trace un cercle magique;
Et tout à coup, ô prodige imprévu !
Sous la baguette il reste confondu.
Ne pouvant fuir, ni parer sa disgrace,
Dans la terreur il parait absorbé.
Déjà son corps occupe un moindre espace,
Son nez s'allonge en un bec recourbé,
Il voit ses bras se couvrir de plumage,
Oiseau de nuit, il en a le langage.
Ses cris aigus, mais moins durs que ses vers,
D'un bruit perçant font retentir les airs;
Et cependant sous sa forme nouvelle,
À la déesse il est encor fidèle.
Quand le courroux de l'auguste immortelle
Fut adouci, quand elle eut consolé
De son amant l'affliction cruelle,
Lorsqu'à ses yeux il parut moins troublé,
Pour réveiller sa belliqueuse audace,
Elle l'invite à marcher au Parnasse,
Lui promettant un succès plus flatteur.
Ce grand projet ranime sa valeur.
Le jour naissant vient frapper sa paupière :
L'ambition qui lui parle à son tour,
Efface en lui les regrets de l'amour.
Trompette en bouche et clairon au derrière,
Pour annoncer ses illustres exploits,
On voit partir la déesse aux cent voix.
Stupidité, qui redevient plus fière,
Fait appeller sa cohorte guerrière,
Et déployant son superbe étendart,
Elle donna le signal du départ.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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