Charles Palissot De Montenoy (1730-1814)
Recueil: La Dunciade. Poème En Dix Chants

Chant IV  -   Le dénombrement


 

Dans les festins de la troupe immortelle,
Tandis qu'Hébé remplit les coupes d'or,
À sa gaïté Momus donnant l'essor
Par ses bons mots rend la fête plus belle.
Ses traits malins, piquans, ingénieux,
À longs éclats font rire tous les dieux.
Loin de blâmer leur joyeuse folie,
En ce moment Jupiter même oublie
Les soins divers dont il est agité,
Et de son front désarme la fierté.
Tel on a vu, dans un siècle de gloire,
Autour de lui rassemblant tous les arts,
Le grand Louis, de son char de victoire,
Sur Despréaux arrêter ses regards,
Et de ses vers, utiles au Parnasse,
Encourager la satyrique audace.
C'était Momus près du maître des dieux.
Si, de son temps, un cynique odieux
Eut érigé la satyre en libelle,
S'il eut osé d'une main criminelle,
Versant les flots d'un fiel empoisonneur,
Des citoyens calomnier l'honneur,
Il eut reçu le prix de sa licence.
Mais Despréaux, ce poëte divin,
Savait toujours, ami de la décence,
Respecter l'homme en bernant l'écrivain.
Des mêmes loix observateur fidèle,
Dans sa réserve imitant mon modèle,
Ô mes amis, m'avez-vous jamais vu
D'un vers profane outrager la vertu ?
Ai-je, invoquant la fureur à mon aide,
Blessé les dieux, effrêné Diomède ?
Et cependant des cyniques obscurs
Qui plus que moi sentit les traits impurs ?
Ils vont encore, effrayés de mes rimes,
Renouveller leurs cris calomnieux.
Eh ! Qu'ai-je fait ? On les trouve ennuyeux,
J'osai le dire, et voilà tous mes crimes.
Mais que m'importe et leur triste courroux,
Et les complots de leur orgueil jaloux ?
Ma muse en paix dédaignant leurs murmures,
Venge le goût, plutôt que mes injures.
Revenons donc à notre peuple oison,
Que j'ai laissé bâillant à l'unisson,
Si qu'on disait chez la sotte immortelle :
L'abbé Trublet n'eut pas mieux parlé qu'elle.
Tout en bâillant, chacun portait aux cieux
Ce beau discours et sa douce éloquence;
Mais Marmontel attira tous les yeux.
Brûlant déja d'exercer sa vaillance,
Son regard fier, son geste audacieux,
Dans tous les coeurs fait naître l'espérance.
À son abord régne un profond silence.
" oui, leur dit-il, oui, c'est sur l'Hélicon
Que nous attend une gloire certaine.
Mon intérêt n'est pas ce qui m'amène :
On rend justice à l'éclat de mon nom.
Ô des grands coeurs unique passion,
Noble amitié, ton pouvoir seul m'entraîne.
Si mon bras s'arme en faveur de la reine,
Si je prétends attaquer Apollon,
Et de son trône arracher Melpomène,
Tout mon espoir est d'y placer Pradon :
Il régnera. J'en jure Aristomène ! "
À ce discours qu'il prononce en héros,
On applaudit au beau feu qui l'anime.
On rend hommage à ce transport sublime :
Tous à l'envi célèbrent ses travaux,
Tous sont flattés de l'exemple qu'il donne.
Pradon, voulant égaler son grand coeur,
Lui dit : " mon fils, j'accepte la couronne
Pour la poser sur le front du vainqueur. "
D'étonnement l'assemblée est saisie.
On se récrie à ces nobles propos.
Stupidité de plaisir s'extasie,
Se partageant entre les deux rivaux,
Et dans l'instant veut qu'on leur expédie
Un beau brevet pour son académie.
Ah ! Si la gloire a pour vous des attraits,
N'oubliez pas, mélodieux Sédaine,
Dans vos chansons qu'on ne chanta jamais,
De célèbrer ces héros de la scène;
Et que vos noms, également fameux,
Passent ensemble à nos derniers neveux.
Pour Marmontel à la fois tout conspire.
Son air guerrier, sa grace, ses exploits,
Sa fierté même; et, par un digne choix,
Il est nommé chef du stupide empire.
On se promet de vaincre sous ses loix.
De toutes parts on l'entoure, on l'admire.
L'air retentit du bruit confus des voix.
Tel croassa tout le peuple aquatique,
Quand pour régir leur état anarchique,
Tomba du ciel le grand roi Soliveau.
Stupidité confirme un choix si beau,
Et tout à coup, ô prodige ! ô merveilles !
La déïté, par un excès d'honneur,
Voulant sur lui signaler sa faveur,
Fait allonger ses superbes oreilles.
De son armet ce mobile ornement
Donne à ses traits un air plus imposant.
À ce signal, les Saurin, les Le Mére,
Les Colardeau s'empressent sur ses pas.  ( ? ? ? ?)
Diderot même en gémissant tout bas
D'accompagner un chef qu'on lui préfère,
Fait éclater une ardeur qu'il n'a pas.
Didon rougit d'un sentiment si bas. ( ? ? ? ?)
Pour Marmontel son amitié sincère
Plus que l'espoir l'entraînait aux combats.
Et vous Saurin , votre jeune courage    ( ? ? ? ?)
Sous ce héros fit son apprentissage !
Il vous appelle. Il reconnaît en vous
Un digne émule, un rival qui le flatte;
Consolez-vous du malheur de Socrate,
De vos talens il est presque jaloux.
D'Arnaud les suit, et fier de leur estime, ( ? ? ? ?)
D'un air balourd médite un chant sublime.
Tels s'assemblaient autour d'Agamemnon,
Tous ces héros célèbrés par Homère,
Portant la flamme aux remparts d'Ilion,
Telle à grand bruit accourt dans la carrière
Du peuple sot l'élite avanturière.
Dans cette foule on entrevoit Légier:
Il est doué du malheur d'ennuyer.
On apperçoit le romancier Bastier     ( ? ? ? ?)
Qui se flattait de réformer les moeurs,
S'il parvenait à trouver des lecteurs;
Et ce De Ros dont la muse invalide,    ( ? ? ? ?)
Depuis dix ans, cherche en vain des acteurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .   ( ? ? ? ?)

À ses côtés on voit le lourd Sédaine
Triste bouffon, que suivaient Charpentier, ( ? ? ? ?)
L'obscur Suard, et l'inconnu Bergier.  ( ? ? ? ?)
Chaumet, brûlant en secret pour la reine, ( ? ? ? ?)
Amant fidèle et pourtant dédaigné,
Des deux Amaths marchait accompagné.    ( ? ? ? ?)
Faible, débile et se traînant à peine,
Roch paraît son Hylas à la main.
Non loin de lui, je crus voir ramper Blin.
Il est suivi du guerrier Portelin,
Qui des sifflets épuisa l'inclémence;
Mais son orgueil, loin d'en être étourdi,
Garde l'espoir d'être un jour applaudi.
Est-ce donc vous que j'apperçois ici,
Mon cher Rob, chantre du mal immonde,
Vous dont la muse en dégoûtait le monde ?
Ah ! Je conçois d'où vous vient cet honneur.
La dureté n'est pas toujours vigueur.
Il faut en vers allier l'énergie
Avec les sons de la douce harmonie.
Vous n'avez pas observé ce grand art,
Ami Rob, dans votre poësie.
Je vous le dis peut-être un peu trop tard;
Mais je vous laisse en bonne compagnie.
Le seul Fréron voyait avec douleur
De ce grand jour l'appareil mémorable.
De commander il se croyait capable;
Ses voeux hardis dévoraient cet honneur.
De Marmontel l'éclatante faveur
Egoute encor le chagrin qui l'accable.
Secrètement contre ce fier rival
Il ameutait la Morlière et Jonval.
Mouh l'excite à venger son injure.
Avec d'Ac il cabale, il murmure.
D'Arnaud les suit; et la sédition
Sur tout le camp répandait son poison,
Lorsqu'à leurs yeux se montra la déesse.
À son aspect ils sentent leur faiblesse.
Par une oreille elle saisit Fréron,
Le terrassa de sa main vengeresse,
Et sur son dos laissa tomber à plomb
L'énorme poids de son sceptre de plomb.
On vit soudain son orgueil disparaître.
Tel qu'un barbet menacé du bâton,
Soumis, rampant, humble devant son maître,
Semble vouloir implorer son pardon,
Non moins confus, le triste Aliboron
Se débattait étendu sur la place.
L'air retentit de ses cris douloureux.
À ce spectacle, à sa laide grimace,
À cet objet grotesquement affreux,
De tous côtés, un rire impitoyable
S'élève encor contre le pauvre diable.

 

 


Charles Palissot de Montenoy

 

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