Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 151 à 160


 

(204/366) - Sonnet 151 : Il se donne à lui-même Laure comme un modèle de vertu
(205/366) - Sonnet 152 : Il se console en pensant qu’un jour son sort sera envié.
(208/366) - Sonnet 153 : Il prie le Rhône, qui descend vers le pays de Laure, de lui baiser le pied ou la main.
(209/366) - Sonnet 154 : Absent de Vaucluse, il y a toujours été, il y sera toujours présent par la pensée.
(210/366) - Sonnet 155 : Son tourment est étrange et unique, car Laure, qui en est la cause, ne s’en aperçoit pas.
(211/366) - Sonnet 156 : Comment et quand il est entré dans le labyrinthe de l’Amour, et comment il y demeure.
(212/366) - Sonnet 157 : Depuis si longtemps qu’il est le fidèle serviteur d’Amour, il n’a eu pour récompense que les larmes.
(213/366) - Sonnet 158 : Laure, par sa grâce, fut pour lui une véritable enchanteresse qui l’a transformé.
(215/366) - Sonnet 159 : Vertu suprême, jointe à suprême beauté, tel est le portrait de Laure.
(216/366) - Sonnet 160 : Il veut bien supporter patiemment sa souffrance, mais non pas voir Laure lui être toujours cruelle.

 

Sonnet 151

Il se donne à lui-même Laure comme un modèle de vertu


Anima, che diverse cose tante
vedi, odi et leggi et parli et scrivi et pensi;
occhi miei vaghi, et tu, fra li altri sensi,
che scorgi al cor l'alte parole sante:

per quanto non vorreste o poscia od ante
esser giunti al camin che sí mal tiensi,
per non trovarvi i duo bei lumi accensi,
né l'orme impresse de l'amate piante?

Or con sí chiara luce, et con tai segni,
errar non dêsi in quel breve vïaggio,
che ne pò far d'etterno albergo degni.

Sfòrzati al cielo, o mio stancho coraggio,
per la nebbia entro de' suoi dolci sdegni,
seguendo i passi honesti e 'l divo raggio.


Ô mon âme qui vois, écoutes, lis, parles, écris et penses tant de choses diverses ; Ô mes yeux ardents, et toi qui, parmi mes autres sens, portes à mon cœur les sublimes paroles saintes ;

Combien ne donneriez-vous pas pour être venus avant ou après, dans le sentier de la vie où l’on marche si difficilement, afin de ne pas y rencontrer les deux beaux yeux enflammés, et les traces des pieds aimés ?

Avec une si éclatante lumière et de semblables signaux, on ne doit pas errer dans ce court voyage qui peut nous rendre digne d’une éternelle demeure.

Efforce-toi de t’élever vers le ciel, ô mon courage fatigué ; pénètre dans le nuage de ses doux dédains, et suis les pas honnêtes de Laure et le rayon divin de ses yeux.


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Sonnet 152

Il se console en pensant qu’un jour son sort sera envié.


Dolci ire, dolci sdegni et dolci paci,
dolce mal, dolce affanno et dolce peso,
dolce parlare, et dolcemente inteso,
or di dolce òra, or pien di dolci faci:

alma, non ti lagnar, ma soffra et taci,
et tempra il dolce amaro, che n'à offeso,
col dolce honor che d'amar quella ài preso
a cui io dissi: Tu sola mi piaci.

Forse anchor fia chi sospirando dica,
tinto di dolce invidia: Assai sostenne
per bellissimo amor quest'al suo tempo.

Altri: O fortuna agli occhi miei nemica,
perché non la vid'io ? perché non venne
ella piú tardi, over io piú per tempo ?


Douces colères, doux dédains et doux apaisements ; doux mal, douce angoisse et doux fardeau ; doux parler doucement compris, tantôt plein de froideur et tantôt si ardent !

Mon âme, ne te plains pas, mais souffre et tais-toi, et tempère la douce amertume qui nous a blessés par le doux honneur que tu retires d’aimer celle à qui j’ai dit : toi seule me plais.

Peut-être arrivera-t-il encore que quelqu’un, ému d’une douce jalousie, dise en soupirant : Celui-ci souffrit en son temps pour un très bel amour.

D’autres diront aussi peut-être : ô fortune ennemie de nos yeux ! pourquoi ne l’ai-je pas vue, moi ? Pourquoi ne naquit-elle pas plus tard, ou pourquoi ne suis-je pas né plus tôt moi-même ?


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Sonnet 153

Il prie le Rhône, qui descend vers le pays de Laure, de lui baiser le pied ou la main.


Rapido fiume che d'alpestra vena
rodendo intorno, onde 'l tuo nome prendi,
notte et dí meco disïoso scendi
ov'Amor me, te sol Natura mena,

vattene innanzi: il tuo corso non frena
né stanchezza né sonno; et pria che rendi
suo dritto al mar, fiso u' si mostri attendi
l'erba piú verde, et l'aria piú serena.

Ivi è quel nostro vivo et dolce sole,
ch'addorna e 'nfiora la tua riva manca:
forse (o che spero ?) e 'l mio tardar le dole.

Basciale 'l piede, o la man bella et bianca;
dille, e 'l basciar sie 'nvece di parole:
Lo spirto è pronto, ma la carne è stanca.


Fleuve rapide qui, né dans les Alpes, tourne tout autour d’elles, d’où tu prends ton nom, et qui, nuit et jour, descends avec moi là où Nature te mène et où, moi, Amour me conduit,

Va en avant ; ta course n’est arrêtée ni par la fatigue, ni par le sommeil, et avant que tu rendes à la mer ce qui lui est dû, regarde bien là où l’herbe se montre plus verte et l’air plus serein.

C’est là qu’est notre vif et doux soleil, qui pare et fleurit ta rive gauche ; peut-être, ou du moins je l’espère, mon retard l’afflige.

Baise son pied, ou sa main belle et blanche. Dis-lui : que ce baiser remplace les paroles. L’esprit est prompt, mais la chair est lente.


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Sonnet 154

Absent de Vaucluse, il y a toujours été, il y sera toujours présent par la pensée.


I dolci colli ov'io lasciai me stesso,
partendo onde partir già mai non posso,
mi vanno innanzi, et èmmi ognor adosso
quel caro peso ch'Amor m'à commesso.

Meco di me mi meraviglio spesso,
ch'i' pur vo sempre, et non son anchor mosso
dal bel giogo piú volte indarno scosso,
ma com piú me n'allungo, et piú m'appresso.

Et qual cervo ferito di saetta,
col ferro avelenato dentr'al fianco,
fugge, et piú duolsi quanto piú s'affretta,

tal io, con quello stral dal lato manco,
che mi consuma, et parte mi diletta,
di duol mi struggo, et di fuggir mi stanco.


Les douces collines où je me suis laissé moi-même en partant d’où je ne puis jamais partir, fuient devant moi, et j’emporte toujours avec moi ce cher fardeau qu’Amour m’a imposé.

Je me suis souvent à moi-même un sujet d’étonnement, de ce que, marchant toujours, je ne me suis pas encore débarrassé du beau joug que j’ai plusieurs fois essayé en vain de secouer, mais qu’au contraire, plus je m’en éloigne, plus je m’en rapproche.

Et de même que le cerf, blessé par la flèche, fuit emportant à son flanc le fer empoisonné, et ressent d’autant plus sa blessure qu’il presse davantage sa fuite,

Ainsi moi, avec ce trait enfoncé dans mon flanc gauche, qui me tue et me fait plaisir tout à la fois, je me consume de douleur et je me fatigue à fuir.


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Sonnet 155

Son tourment est étrange et unique, car Laure, qui en est la cause, ne s’en aperçoit pas.


Non da l'hispano Hibero a l'indo Ydaspe
ricercando del mar ogni pendice,
né dal lito vermiglio a l'onde caspe,
né 'n ciel né 'n terra è piú d'una fenice.

Qual dextro corvo o qual mancha cornice
canti 'l mio fato, o qual Parca l'innaspe?
che sol trovo Pietà sorda com'aspe,
misero, onde sperava esser felice.

Ch'i' non vo' dir di lei: ma chi la scorge,
tutto 'l cor di dolcezza et d'amor gli empie,
tanto n'à seco, et tant'altrui ne porge;

et per far mie dolcezze amare et empie,
o s'infinge o non cura, o non s'accorge,
del fiorir queste inanzi tempo tempie.


Non, quand bien même on chercherait sur les rivages de toutes les mers, de l’Ibérus espagnol à l’Hydaspe indien, des bords de la mer Rouge à ceux de la mer Caspienne, au ciel et sur la terre il n’existe qu’un phénix.

Quel est donc le corbeau qui, à droite, a croassé mon destin ; quelle corneille l’a crié à gauche ; quelle est la Parque qui le file, que, seul, je trouve la pitié sourde comme un aspic, et que je reste misérable là où j’espérais être heureux ?

Je ne veux point parler d’elle ; mais de celui qui l’accompagne, lui remplit le cœur de douceur et d’amour, tant il en a et tant il en donne aux autres.

Et pour rendre mes douceurs amères et impitoyables, il fait semblant de ne pas voir, ou bien il ne voit pas que mes tempes fleurissent avant le temps, ou bien il n’en a cure.


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Sonnet 156

Comment et quand il est entré dans le labyrinthe de l’Amour, et comment il y demeure.


Voglia mi sprona, Amor mi guida et scorge,
Piacer mi tira, Usanza mi trasporta,
Speranza mi lusinga et riconforta
et la man destra al cor già stanco porge;

e 'l misero la prende, et non s'accorge
di nostra cieca et disleale scorta:
regnano i sensi, et la ragion è morta;
de l'un vago desio l'altro risorge.

Vertute, Honor, Bellezza, atto gentile,
dolci parole ai be' rami m'àn giunto
ove soavemente il cor s'invesca.

Mille trecento ventisette, a punto
su l'ora prima, il dí sesto d'aprile,
nel laberinto intrai, né veggio ond'esca.


Le désir m’éperonne, Amour me guide et me conduit, le plaisir me tire après lui, l’habitude me pousse, l’espérance me flatte et m’encourage, et porte la main droite à mon cœur déjà lassé.

Le misérable la prend, et ne s’aperçoit point que celui qui nous escorte est aveugle et déloyal ; les sens régnent et la raison est morte, et l’âme renaît d’un vague désir.

La vertu, l’honneur, la beauté, les nobles manières, les douces paroles m’ont saisi sous ces beaux rameaux où le cœur s’englue si doucement.

Ce fut en l’année mil trois cent vingt-sept, le sixième jour d’avril, vers la première heure, que j’entrai dans ce labyrinthe ; et je ne vois pas par où on en sort.


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Sonnet 157

Depuis si longtemps qu’il est le fidèle serviteur d’Amour, il n’a eu pour récompense que les larmes.


Beato in sogno et di languir contento,
d'abbracciar l'ombre et seguir l'aura estiva,
nuoto per mar che non à fondo o riva,
solco onde, e 'n rena fondo, et scrivo in vento;

e 'l sol vagheggio, sí ch'elli à già spento
col suo splendor la mia vertú visiva,
et una cerva errante et fugitiva
caccio con un bue zoppo e 'nfermo et lento.

Cieco et stanco ad ogni altro ch'al mio danno
il qual dí et notte palpitando cerco,
sol Amor et madonna, et Morte, chiamo.

Cosí venti anni, grave et lungo affanno,
pur lagrime et sospiri et dolor merco:
in tale stella presi l'èsca et l'amo.


Heureux en songe, et content de languir, d’embrasser l’ombre et de courir après le vent, je nage dans une mer qui n’a ni fond ni rivage, je laboure l’eau, je bâtis sur le sable, et j’écris au vent.

Je me plais tellement à contempler le soleil, qu’il a déjà, par sa splendeur, éteint ma puissance visuelle : et je chasse une biche errante et fugitive monté sur un bœuf boiteux, malade et lent.

Aveugle, et fatigué pour toute autre chose que pour courir à mon propre dommage que je cherche jour et nuit le cœur palpitant, j’appelle uniquement Amour, ma Dame et la Mort.

Ainsi pendant vingt ans — lourd et long martyre ! — je n’ai connu que les larmes, les soupirs et la douleur, tellement m’a été fatale l’étoile où j’ai mordu à l’appât et à l’hameçon.


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Sonnet 158

Laure, par sa grâce, fut pour lui une véritable enchanteresse qui l’a transformé.


Grazie ch'a pochi il ciel largo destina:
rara vertú, non già d'umana gente,
sotto biondi capei canuta mente,
e 'n humil donna alta beltà divina;

leggiadria singulare et pellegrina,
e 'l cantar che ne l'anima si sente,
l'andar celeste, e 'l vago spirto ardente,
ch'ogni dur rompe et ogni altezza inchina;

e que' belli occhi che i cor' fanno smalti,
possenti a rischiarar abisso et notti,
et tôrre l'alme a' corpi, et darle altrui;

col dir pien d'intellecti dolci et alti,
co i sospiri soave-mente rotti:
da questi magi transformato fui.


Ces grâces que le ciel accorde si largement à bien peu ; cette rare vertu, que l’espèce humaine ne connaît point ; cet esprit mûr sous des cheveux blonds ; cette haute et divine beauté en une humble dame ;

Ce charme étrange et précieux ; ce chant qui va jusqu’à l’âme ; cette démarche céleste, ce souffle ardent qui adoucit toute chose dure, et force toute grandeur à s’incliner ;

Ces beaux yeux qui font les cœurs d’émail, assez puissants pour éclairer l’abîme des nuits, et ravir l’âme du corps et la donner à autrui ;

Ce parler plein de pensers doux et élevés, et ces soupirs si suavement entrecoupés, voilà les magiciens qui m’ont transformé.


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Sonnet 159

Vertu suprême, jointe à suprême beauté, tel est le portrait de Laure.


In nobil sangue vita humile et queta
et in alto intellecto un puro core,
frutto senile in sul giovenil fiore
e 'n aspetto pensoso anima lieta

raccolto à 'n questa donna il suo pianeta,
anzi 'l re de le stelle; e 'l vero honore,
le degne lode, e 'l gran pregio, e 'l valore,
ch'è da stanchar ogni divin poeta.

Amor s'è in lei con Honestate aggiunto,
con beltà naturale habito adorno,
et un atto che parla con silentio,

et non so che nelli occhi, che 'n un punto
pò far chiara la notte, oscuro il giorno,
e l' mèl amaro, et addolcir l'assentio.


Une vie humble et tranquille dans un sang noble, et un cœur pur dans une haute intelligence ; le fruit de l’âge sénile sur une jeune fleur et une âme joyeuse sous un aspect pensif ;

Voilà ce qu’a rassemblé en cette dame son étoile, ou plutôt le roi des étoiles ; ainsi que le véritable honneur, les justes louanges, et la grande estime, et le mérite qui fatiguerait le plus divin poète.

Amour en elle est joint à l’honnêteté ; les habits élégants à la beauté naturelle, et une attitude qui parle par son silence même ;

Et je ne sais quoi en ses yeux qui peut, en un même moment, éclaircir la nuit et obscurcir le jour, rendre le miel amer et adoucir l’absinthe.


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Sonnet 160

Il veut bien supporter patiemment sa souffrance, mais non pas voir Laure lui être toujours cruelle.


Tutto 'l dí piango; et poi la notte, quando
prendon riposo i miseri mortali,
trovomi in pianto, et raddoppiansi i mali:
cosí spendo 'l mio tempo lagrimando.

In tristo humor vo li occhi comsumando,
e 'l cor in doglia; et son fra li animali
l'ultimo, sí che li amorosi strali
mi tengon ad ogni or di pace in bando.

Lasso, che pur da l'un a l'altro sole,
et da l'una ombra a l'altra, ò già 'l piú corso
di questa morte, che si chiama vita.

Piú l'altrui fallo che 'l mi' mal mi dole:
ché Pietà viva, e 'l mio fido soccorso,
vèdem' arder nel foco, et non m'aita.


Tout le jour je pleure ; et puis, la nuit, quand les misérables mortels prennent du repos, je me retrouve tout en pleurs et je vois redoubler mes maux ; ainsi je dépense mon temps dans les larmes.

Je vais consumant mes yeux en une triste humeur, et mon cœur dans la douleur ; et parmi les animaux, je suis si bien le dernier, que les traits amoureux me tiennent constamment éloigné de toute paix

Hélas ! d’un soleil à l’autre et de l’une à l’autre nuit, j’ai déjà parcouru la plus grande partie de cette mort qu’on appelle la vie.

C’est bien plus la faute d’autrui que mon mal qui me fait souffrir ; car la pitié vivante et mon fidèle secours me voient brûler dans le feu, et ne me viennent point en aide.

 


Pétrarque

 

02 petrarque