Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 111 à 120


 

(163/366) - Sonnet 111 : Il rapportera toutes les peines d’Amour, pourvu que Laure le voie et s’en montre satisfaite.
(164/366) - Sonnet 112 : Il est toujours inquiet, parce que Laure peut le faire mourir et ressusciter en un seul moment.
(165/366) - Sonnet 113 : La démarche, les regards, les gestes et les paroles de Laure le jettent en extase.
(167/366) - Sonnet 114 : Le bruit des soupirs et des paroles de Laure, est la seule cause qui le fait vivre.
(168/366) - Sonnet 115 : Il croit, puis il ne croit plus que Laure deviendra sensible ; mais l’espoir le soutient toujours.
(169/366) - Sonnet 116 : Il tremble en voyant Laure courroucée. Quand il la voit apaisée, il voudrait lui parler, mais il n’ose.
(170/366) - Sonnet 117 : Par son exemple, il enseigne aux amants qu’au véritable amour il faut le silence.
(171/366) - Sonnet 118 : Que Laure lui soit sévère, il n’en continuera pas moins de l’aimer et de soupirer pour elle.
(172/366) - Sonnet 119 : Il l’aimera constamment, bien qu’elle soit jalouse de l’amour même qu’il a pour elle.
(173/366) - Sonnet 120 : Être toujours entre la douceur et l’amertume, c’est la vie misérable des amants.

 

Sonnet 111

Il rapportera toutes les peines d’Amour, pourvu que Laure le voie et s’en montre satisfaite.


Amor, che vedi ogni pensero aperto
e i duri passi onde tu sol mi scorgi,
nel fondo del mio cor gli occhi tuoi porgi,
a te palese, a tutt'altri coverto.

Sai quel che per seguirte ò già sofferto:
et tu pur via di poggio in poggio sorgi,
di giorno in giorno, et di me non t'accorgi
che son sí stanco, e 'l sentier m'è troppo erto.

Ben veggio io di lontano il dolce lume
ove per aspre vie mi sproni et giri,
ma non ò come tu da volar piume.

Assai contenti lasci i miei desiri,
pur che ben desïando i' mi consume,
né le dispiaccia che per lei sospiri.


Amour, qui vois ma pensée toute découverte et les durs chemins par lesquels toi seul me mènes, plonge les yeux au fond de mon cœur, ouvert pour toi et fermé pour tous les autres.

Tu sais ce que j’ai déjà souffert pour te suivre ; et pourtant tu m’entraînes chaque jour de précipice en précipice, et tu ne t’aperçois pas que je suis si las et que le sentier est trop rude pour moi.

Je vois bien de loin la douce lumière vers laquelle tu me pousses et me diriges par d’âpres voies ; mais je n’ai pas comme toi des ailes pour voler.

Laisse mes désirs se satisfaire, pourvu que je me consume à bien désirer, et que mes soupirs ne déplaisent point à Laure.


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Sonnet 112

Il est toujours inquiet, parce que Laure peut le faire mourir et ressusciter en un seul moment.


Or che 'l ciel et la terra e 'l vento tace
et le fere e gli augelli il sonno affrena,
Notte il carro stellato in giro mena
et nel suo letto il mar senz'onda giace,

vegghio, penso, ardo, piango; et chi mi sface
sempre m'è inanzi per mia dolce pena:
guerra è 'l mio stato, d'ira et di duol piena,
et sol di lei pensando ò qualche pace.

Cosí sol d'una chiara fonte viva
move 'l dolce et l'amaro ond'io mi pasco;
una man sola mi risana et punge;

e perché 'l mio martir non giunga a riva,
mille volte il dí moro et mille nasco,
tanto da la salute mia son lunge.


Maintenant que le ciel, et la terre, et le vent, tout se tait ; que les bêtes et les oiseaux sont domptés par le sommeil ; que la nuit mène en rond son char étoile, et que la mer sans vagues repose dans son lit.

Je vois, je pense, je brûle, je pleure ; et celle qui me consume ainsi est toujours devant mes yeux, pour ma douce peine. L’état où je suis, est une guerre pleine de colère et de douleur ; et c’est seulement quand je pense à cela, que j’ai quelque paix.

Ainsi d’une même source claire et vive découlent la douceur et l’amertume dont je me rejouis ; la même main me blesse et me guérit.

Et pour que mon martyre n’arrive jamais à sa fin, je meurs et je renais mille fois par jour, tellement je suis éloigné de ma guérison.


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Sonnet 113

La démarche, les regards, les gestes et les paroles de Laure le jettent en extase.


Come 'l candido pie' per l'erba fresca
i dolci passi honestamente move,
vertú che 'ntorno i fiori apra et rinove,
de le tenere piante sue par ch'esca.

Amor che solo i cor' leggiadri invesca
né degna di provar sua forza altrove,
da' begli occhi un piacer sí caldo piove
ch'i' non curo altro ben né bramo altr'ésca.

Et co l'andar et col soave sguardo
s'accordan le dolcissime parole,
et l'atto mansüeto, humile et tardo.

Di tai quattro faville, et non già sole,
nasce 'l gran foco, di ch'io vivo et ardo,
che son fatto un augel notturno al sole.


Quand son pied candide meut doucement et paisiblement ses pas dans l’herbe fraîche, il semble qu’une vertu naisse de ses tendres plantes, et entr’ouvre et renouvelle les fleurs tout autour d’elle.

Amour qui seul englues les nobles cœurs, et dédaignes d’essayer ses forces d’un autre côté, fais pleuvoir de ses beaux yeux un plaisir si grand, que je n’aie souci d’aucun autre bien, et que je ne demande pas d’autre nourriture.

Avec sa démarche, avec son suave regard s’accordent ses douces paroles, son attitude pleine de mansuétude, humble et digne à la fois.

C’est de ces quatre étincelles — et elles ne sont pas les seules — que naît le grand feu dont je brûle et qui me fait vivre, car je suis devenu comme un oiseau de nuit au soleil.


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Sonnet 114

Le bruit des soupirs et des paroles de Laure, est la seule cause qui le fait vivre.


Quando Amor i belli occhi a terra inchina
e i vaghi spirti in un sospiro accoglie
co le sue mani, et poi in voce gli scioglie,
chiara, soave, angelica, divina,

sento far del mio cor dolce rapina,
et sí dentro cangiar penseri et voglie,
ch'i' dico: Or fien di me l'ultime spoglie,
se 'l ciel sí honesta morte mi destina.

Ma 'l suon che di dolcezza i sensi lega
col gran desir d'udendo esser beata
l'anima al dipartir presta raffrena.

Cosí mi vivo, et cosí avolge et spiega
lo stame de la vita che m'è data,
questa sola fra noi del ciel sirena.


Quand Amour incline les beaux yeux de Laure vers la terre, et rassemblant dans sa main en un seul soupir ses esprits errants, les transforme en une voix claire, suave, angélique, divine,

Je sens faire à mon cœur une douce violence, et mes pensées et mes désirs se changer tellement en dedans de moi, que je dis : Vienne maintenant mon heure dernière, puisque le ciel me destine une mort si noble.

Mais le bruit des soupirs et des paroles de Laure, qui enchaîne les sens par sa douceur, retient l’âme au moment où elle est prête à partir, par le grand désir qu’elle a d’écouter ce qui la rend heureuse.

C’est ainsi que je continue à vivre ; ainsi se déroule et s’étend le fil de la vie qui m’est donnée, exemple unique parmi nous.


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Sonnet 115

Il croit, puis il ne croit plus que Laure deviendra sensible ; mais l’espoir le soutient toujours.


Amor mi manda quel dolce pensero
che secretario anticho è fra noi due,
et mi conforta, et dice che non fue
mai come or presto a quel ch'io bramo et spero.

Io, che talor menzogna et talor vero
ò ritrovato le parole sue,
non so s'i' 'l creda, et vivomi intra due,
né sí né no nel cor mi sona intero.

In questa passa 'l tempo, et ne lo specchio
mi veggio andar ver' la stagion contraria
a sua impromessa, et a la mia speranza.

Or sia che pò: già sol io non invecchio;
già per etate il mio desir non varia;
ben temo il viver breve che n'avanza.


Amour m’envoie ce doux penser qui est notre ancien confident à tous deux ; et il me réconforte, et il dit que je ne fus jamais si près que maintenant de voir ce que je désire et ce que j’espère.

Moi, qui parfois ai reconnu ses paroles pour un mensonge et parfois pour une vérité, je ne sais s’il faut le croire, et je vis dans l’incertitude ; le oui ni le non ne se font entendre entièrement en mon cœur.

Cependant le temps passe, et je vois dans mon miroir que je m’avance vers l’âge contraire à ses promesses et à mes espérances.

Or, advienne que pourra ; je ne suis pas seul à vieillir ; mon désir n’est pas encore changé par l’âge. Je crains bien que ma vie s’achève avant que mes désirs soient accomplis.


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Sonnet 116

Il tremble en voyant Laure courroucée. Quand il la voit apaisée, il voudrait lui parler, mais il n’ose.


Pien d'un vago penser che me desvia
da tutti gli altri, et fammi al mondo ir solo,
ad or ad ora a me stesso m'involo
pur lei cercando che fuggir devria;

et veggiola passar sí dolce et ria
che l'alma trema per levarsi a volo,
tal d'armati sospir' conduce stuolo
questa bella d'Amor nemica, et mia.

Ben s'i' non erro di pietate un raggio
scorgo fra 'l nubiloso, altero ciglio,
che 'n parte rasserena il cor doglioso:

allor raccolgo l'alma, et poi ch'i' aggio
di scovrirle il mio mal preso consiglio,
tanto gli ò a dir, che 'ncominciar non oso.


Plein d’une ardente pensée qui me fait repousser toutes les autres et me fait aller seul au monde, je me dérobe de temps en temps à moi-même, cherchant celle que je devrais fuir.

Et je la vois passer si douce et si cruelle, que mon âme tremble, prête à prendre son vol, tant cette belle d’Amour, mon ennemie et mon amie, mène après elle de cuisants soupirs.

Si je ne me trompe pas, je distingue bien un rayon de pitié entre ses sourcils assombris et hautains, qui rassérène un peu mon cœur douloureux.

Alors je reprends mon âme, et quand je me suis bien résolu à lui découvrir mon mal, j’ai tant à lui dire que je n’ose pas commencer.


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Sonnet 117

Par son exemple, il enseigne aux amants qu’au véritable amour il faut le silence.


Piú volte già dal bel sembiante humano
ò preso ardir co le mie fide scorte
d'assalir con parole honeste accorte
la mia nemica in atto humile et piano.

Fanno poi gli occhi suoi mio penser vano
perch'ogni mia fortuna, ogni mia sorte,
mio ben, mio male, et mia vita, et mia morte,
quei che solo il pò far, l'à posto in mano.

Ond'io non poté' mai formar parola
ch'altro che da me stesso fosse intesa:
cosí m'ha fatto Amor tremante et fioco.

E veggi' or ben che caritate accesa
lega la lingua altrui, gli spirti invola:
chi pò dir com'egli arde, è 'n picciol foco.


Plus d’une fois déjà, trompé par les apparences de son air compatissant, j’ai conçu l’audace d’aborder mon ennemie avec des paroles respectueuses et courtoises, et dans une attitude humble et suppliante.

Mais aussitôt ses yeux rendent ma résolution vaine ; car toute ma fortune, toute ma destinée, mon bien, mon mal, et ma vie et ma mort, celui qui seul pouvait le faire a placé tout cela dans la main de Laure.

C’est pourquoi je n’ai jamais pu assembler une parole qui pût être comprise d’un autre que moi-même, tellement Amour m’a rendu tremblant et timide.

Et je vois bien maintenant qu’un amour excessif lie la langue de l’homme et lui enlève ses esprits. Celui qui peut dire comment il brûle, ne ressent qu’un petit feu.


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Sonnet 118

Que Laure lui soit sévère, il n’en continuera pas moins de l’aimer et de soupirer pour elle.


Giunto m'à Amor fra belle et crude braccia,
che m'ancidono a torto; et s'io mi doglio,
doppia 'l martir; onde pur, com'io soglio,
il meglio è ch'io mi mora amando, et taccia:

ché poria questa il Ren qualor piú agghiaccia
arder con gli occhi, et rompre ogni aspro scoglio;
et à sí egual a le bellezze orgoglio,
che di piacer altrui par che le spiaccia.

Nulla posso levar io per mi' 'ngegno
del bel diamante, ond'ell'à il cor sí duro;
l'altro è d'un marmo che si mova et spiri:

ned ella a me per tutto 'l suo disdegno
torrà già mai, né per sembiante oscuro,
le mie speranze, e i miei dolci sospiri.


Amour m’a conduit entre de beaux et cruels bras, qui me tuent sans que je l’aie mérité ; et si je me plains, il redouble mon martyre ; aussi, comme je fais, il vaut mieux que je meure en aimant, et que je me taise.

Car elle pourrait, alors que le Rhin est le plus couvert de glaces, le brûler avec ses yeux et rompre tous ses durs glaçons. Et comme elle est aussi orgueilleuse que belle, il lui déplaît de plaire aux autres.

Quelque effort que je fasse, je ne puis détacher une parcelle du beau diamant dont son cœur si dur est fait ; le reste de sa personne est un marbre qui se meut et respire.

Mais, tout son dédain, pas plus que son air sombre, ne m’enlèveront jamais mes espérances et ne me feront cesser mes deux soupirs.


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Sonnet 119

Il l’aimera constamment, bien qu’elle soit jalouse de l’amour même qu’il a pour elle.


O Invidia nimica di vertute,
ch'a' bei principii volentier contrasti,
per qual sentier cosí tacita intrasti
in quel bel petto, et con qual' arti il mute ?

Da radice n'ài svelta mia salute:
troppo felice amante mi mostrasti
a quella che' miei preghi humili et casti
gradí alcun tempo, or par ch'odi et refute.

Né però che con atti acerbi et rei
del mio ben pianga, et del mio pianger rida,
poria cangiar sol un de' pensier' mei;

non, perché mille volte il dí m'ancida,
fia ch'io non l'ami, et ch'i' non speri in lei:
che s'ella mi spaventa, Amor m'affida.


Ô envie, ennemie de la vertu, qui t’opposes si volontiers aux sentiments généreux, par quel chemin es-tu entrée, silencieuse, dans ce beau sein, et par quel artifice l’as-tu changé ?

Tu en as arraché mon salut par la racine ; tu m’as représenté comme un amant trop heureux à celle qui accueillit un certain temps mes humbles et chastes prières, et qui maintenant semble les haïr et les repousser.

Cependant que, par son attitude dure et cruelle, elle se plaigne de ma joie et se rie de mes pleurs, elle ne pourrait changer une seule de mes pensées.

Non, bien qu’elle me tue mille fois par jours, elle ne fera pas que je ne l’aime plus et que je n’espère pas en elle ; car si elle me glace d’épouvante, Amour me rassure.


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Sonnet 120

Être toujours entre la douceur et l’amertume, c’est la vie misérable des amants.


Mirando 'l sol de' begli occhi sereno,
ove è chi spesso i miei depinge et bagna,
dal cor l'anima stanca si scompagna
per gir nel paradiso suo terreno.

Poi trovandol di dolce et d'amar pieno,
quant'al mondo si tesse, opra d'aragna
vede: onde seco et con Amor si lagna,
ch'à sí caldi gli spron', sí duro 'l freno.

Per questi extremi duo contrari et misti,
or con voglie gelate, or con accese
stassi cosí fra misera et felice;

ma pochi lieti, et molti penser' tristi,
e 'l piú si pente de l'ardite imprese:
tal frutto nasce di cotal radice.


En contemplant la lumière sereine des beaux yeux où se tient celui qui souvent colore et baigne les miens, mon âme fatiguée s’envole pour aller vers son paradis terrestre.

Puis, le trouvant plein de douceur et d’amertume, elle voit que c’est une œuvre d’araignée comme jamais n’en fut tissée au monde ; c’est pourquoi elle se plaint à elle-même et à l’Amour de ce qu’il a des éperons si poignants et un frein si dur.

Entre ces deux extrêmes, qui se contrarient et se mêlent, les désirs sont tour à tour de glace et de flamme, et l’on reste misérable et heureux tout à la fois.

Mais on a peu de pensées joyeuses et l’on en a beaucoup de tristes. Et la plupart du temps, on se repent des entreprises audacieuses. Voilà le fruit qui naît d’un tel arbre.

 


Pétrarque

 

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