Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Sujets variés
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Sujets variés - Sonnets V-01 à V-10


 

Sonnet V-01 : Il encourage un ami à l’étude des lettres et de la philosophie.
Sonnet V-02 : À Stefano Colonna le Vieux, qui était venu à Avignon et en repartait.
Sonnet V-03 : Il répond à Stramazzo de Pérouse, qui l’invitait à faire des vers.
Sonnet V-04 : Il félicite son ami Boccace d’être guéri des intrigues amoureuses.
Sonnet V-05 : Il se réjouit de ce que Boccace ait renoncé à sa vie licencieuse.
Sonnet V-06 : Aux princes d’Italie pour les engager à prendre part à la croisade prêchée par le pape Jean XXII.
Sonnet V-07 : Il prie un ami de lui prêter les œuvres de saint Augustin.
Sonnet V-08 : À messer Agapito, en le priant d’accepter en souvenir de lui quelques légers présents.
Sonnet V-09 : Il invite les dames et les amoureux à pleurer avec lui la mort de Cino da Pistoia.
Sonnet V-10 : À Orso dell’Anguillara, qui se plaignait de ne pouvoir assister à un tournoi.

 

Sonnet V-01

Il encourage un ami à l’étude des lettres et de la philosophie.


La gola e ’l sonno e l’ozïose piume
Ànno del mondo ogni vertù sbandita,
Ond’è dal corso suo quasi smarrita
Nostra natura, vinta dal costume:

Ed è sì spento ogni benigno lume
Del ciel, per cui s’informa umana vita,
Che per cosa mirabile s’addita
Chi vuol far d’Elicona nascer fiume.

Qual vaghezza di lauro? qual di mirto ?
Povera e nuda vai, filosofia,
Dice la turba al vil guadagno intesa.

Pochi compagni avrai per l’altra via:
Tanto ti prego più, gentile spirto,
Non lassar la magnanima tua impresa.


La gloutonnerie, le sommeil et les lits moelleux, ont banni toute vertu du monde, d’où notre nature est quasi déviée de sa voie, vaincue par les habitudes.

Et toute bénigne influence de la lumière du ciel, par laquelle la vie humaine reçoit sa forme, est éteinte, ce dont s’étonne quiconque veut faire sortir un fleuve de l’Hélicon.

Quelle avidité du laurier, quelle avidité du myrte ! Va-t’en pauvre et nue, ô philosophie, dit la foule occupée aux vils gains.

Tu auras peu de compagnons dans l’autre sentier ; je te prie d’autant plus, noble esprit, de ne pas abandonner ta magnanime entreprise.


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Sonnet V-02

À Stefano Colonna le Vieux, qui était venu à Avignon et en repartait.


Glorïosa Colonna, in cui s’appoggia
Nostra speranza e ’l gran nome latino;
Ch’ancor non torse dal vero cammino
L’ira di Giove per ventosa pioggia;

Qui non palazzi, non teatro o loggia,
Ma ’n lor vece un abete, un faggio, un pino
Tra l’erba verde e ’l bel monte vicino,
Onde si scende poetando e poggia,

Levan di terra al ciel nostr’intelletto;
E ’l rosignuol, che dolcemente a l’ombra
Tutte le notti si lamenta e piagne,

D’amorosi pensieri il cor ne ’ngombra:
Ma tanto ben sol tronchi e fa’ imperfetto
Tu che da noi, signor mio, ti scompagne.


Glorieuse Colonne, sur laquelle repose notre espérance et le grand nom latin ; toi qui n’as pas encore fait dévier du vrai chemin la colère de Jupiter à travers les vents pluvieux ;

Ici, il n’y a point de palais, de théâtre, ni de riches terrasses, mais le sapin, le hêtre, le pin parmi les herbes verdoyantes et sur la belle montagne voisine où l’on monte et dont on redescend en poétisant.

Ici, nous élevons notre esprit de la terre jusqu’au ciel ; et le rossignol qui doucement dans l’ombre se lamente et se plaint chaque nuit,

Nous emplit le cœur de pensers amoureux. Mais tant de bien-être est gâté et rendu imparfait par cela seul que tu t’éloignes de nous, mon seigneur.


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Sonnet V-03

Il répond à Stramazzo de Pérouse, qui l’invitait à faire des vers.


Se l’onorata fronde, che prescrive
L’ira del ciel quando ’l gran Giove tona,
Non m’avesse disdetta la corona
Che suole ornar chi poetando scrive;

I’ era amico a queste vostre Dive,
Le qua’ vilmente il secolo abbandona:
Ma quella ingiuria già lunge mi sprona
Da l’inventrice de le prime olive;

Chè non bolle la polver d’Etiopia
Sotto ’l più ardente Sol, com’io sfavillo
Perdendo tanto amata cosa propia;

Cercate dunque fonte più tranquillo;
Chè ’l mio d’ogni liquor sostène inopia,
Salvo di quel che lagrimando stillo.


Si le glorieux feuillage qui arrête l’ire du ciel quand le grand Jupin tonne, ne m’avait pas refusé la couronne qui orne d’habitude ceux qui écrivent en vers,

J’aurais été ami de vos divines Muses, que le siècle délaisse si honteusement. Mais l’injure qui m’a été faite, m’a depuis longtemps éloigné de celle qui la première planta l’olivier.

La poussière d’Éthiopie ne tourbillonne pas sous le plus ardent soleil avec plus de violence que je n’enrage moi-même d’avoir perdu une chose tant aimée et que je considérais comme mon propre bien,

Cherchez donc une source plus tranquille, car la mienne serait entièrement privée d’eau si elle n’avait pas celle que mes larmes distillent.


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Sonnet V-04

Il félicite son ami Boccace d’être guéri des intrigues amoureuses.


Amor piangeva, ed io con lui talvolta
(Dal qual miei passi non fur mai lontani),
Mirando, per gli effetti acerbi e strani,
L’anima vostra de’ suoi nodi sciolta.

Or ch’al dritto cammin l’à Dio rivolta,
Col cor levando al cielo ambe le mani
Ringrazio lui, ch’e’ giusti preghi umani
Benignamente, sua mercede, ascolta.

E se tornando a l’amorosa vita,
Per farvi al bel desio volger le spalle,
Trovaste per la via fossati o poggi;

Fu per mostrar quant’è spinoso calle,
E quanto alpestra e dura la salita,
Onde al vero valor convèn ch’uom poggi.


Amour pleurait, et moi qui ne m’en séparai jamais, je pleurais parfois avec lui en voyant par quels effets acerbes et étranges votre âme a été délivrée de ses liens.

Maintenant que Dieu l’a ramenée dans le droit chemin, levant les deux mains au ciel je lui rends grâce de ce qu’il consent à écouter avec bonté les prières des humains.

Et si, en revenant à la vie amoureuse, vous avez trouvé sur votre route, pour vous faire tourner les épaules, un beau désir, des précipices et des obstacles,

Ce fut pour montrer par quel épineux sentier, par quelle montée âpre et rude l’homme doit parvenir au vrai mérite.


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Sonnet V-05

Il se réjouit de ce que Boccace ait renoncé à sa vie licencieuse.


Più di me lieta non si vede a terra
Nave da l’onde combattuta e vinta,
Quando la gente di pietà dipinta,
Su per la riva a ringraziar s’atterra;

Nè lieto più del carcer si disserra
Ch’intorno al collo ebbe la corda avvinta,
Di me, veggendo quella spada scinta
Che fece al signor mio sì lunga guerra.

E tutti voi ch’Amor laudate in rima,
Al buon testor de gli amorosi detti
Rendete onor, ch’era smarrito in prima:

Chè più gloria è nel regno de gli eletti
D’un spirito converso, e più s’estima,
Che di novantanove altri perfetti.


Jamais navire battu et dompté par les vagues n’éprouva plus de joie de se voir aborder à terre, alors que l’équipage, inspirant la pitié, se prosterne sur le rivage pour rendre grâces ;

Jamais, non plus, un homme ayant eu la corde au cou ne sortit de prison avec plus de joie que je n’en éprouvai en voyant enfin déposée cette épée qui fit à mon maître une si longue guerre.

Et vous tous qui célébrez l’amour dans vos rimes, rendez hommage au bon tisseur des récits amoureux, qui jusqu’à présent avait été égaré.

Car il y a plus de joie au royaume des élus pour un esprit égaré qui se convertit, et il en est fait plus de cas, que pour quatre-vingt-dix-neuf autres parfaits.


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Sonnet V-06

Aux princes d’Italie pour les engager à prendre part à la croisade prêchée par le pape Jean XXII.


Il successor di Carlo, che la chioma
Con la corona del suo antico adorna,
Prese à già l’arme per fiaccar le corna
A Babilonia, e chi da lei si noma.

E ’l vicario di Cristo, con la soma
De le chiavi e del manto, al nido torna;
Sì che, s’altro accidente nol distorna,
Vedrà Bologna, e poi la nobil Roma.

La mansueta vostra e gentil agna
Abbatte i fieri lupi: e così vada
Chiunque amor legittimo scompagna.

Consolate lei dunque, ch’ancor bada,
E Roma, che del suo sposo si lagna;
E per Gesù cingete omai la spada.


Le successeur de Charles, sur la tête duquel brille la couronne de son aïeul, a déjà pris les armes pour abaisser l’orgueil de la Babylonie et de tout ce qui porte ce nom.

Et le Vicaire du Christ, avec la lourde charge des clefs et du manteau, retourne au nid ; de sorte que, si quelque accident nouveau ne l’en détourne, il verra Bologne, puis Rome, la noble cité.

Votre douce et gentille brebis abat les loups féroces ; et qu’il en arrive ainsi à tous ceux que divise un légitime amour.

Consolez-le donc, lui qui attend encore ; consolez Rome qui se plaint de l’absence de son époux, et ceignez l’épée pour Jésus.


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Sonnet V-07

Il prie un ami de lui prêter les œuvres de saint Augustin.


S’Amore o Morte non dà qualche stroppio
A la tela novella ch’ora ordisco,
E s’io mi svolvo dal tenace visco
Mentre che l’un con l’altro vero accoppio;

I’ farò forse un mio lavor sì doppio
Tra lo stil de’ moderni e ’l sermon prisco,
Che (paventosamente a dirlo ardisco)
Infin a Roma n’udirai lo scoppio.

Ma però che mi manca, a fornir l’opra,
Alquanto de le fila benedette,
Ch’avanzaro a quel mio diletto padre

Perchè tien verso me le man sì strette
Contra tua usanza ? i’ prego che tu l’opra,
E vedrai riuscir cose leggiadre.


Si l’Amour ou la Mort ne font pas quelque accroc à la nouvelle toile que j’ourdis, et si je me délivre de ma tenace passion, pendant que j’accouple l’une et l’autre vérité,

Je ferai peut-être une œuvre si bien mêlée, entre le style des modernes et le langage antique, que — je n’ose le dire qu’en tremblant — tu en entendras le bruit jusqu’à Rome.

Mais comme, pour terminer l’ouvrage, il me manque un peu de ces fils bénis que mon cher père eut en abondance,

Pourquoi, contre ton habitude, tiens-tu les mains si serrées à mon égard ? Je te prie de les ouvrir, et tu verras éclore d’admirables choses.


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Sonnet V-08

À messer Agapito, en le priant d’accepter en souvenir de lui quelques légers présents.


La guancia, che fu già piangendo stanca,
Riposate su l’un, Signor mio caro;
E siate omai di voi stesso più avaro
A quel crudel che suoi seguaci imbianca;

Con l’altro richiudete da man manca
La strada a’ messi suoi, ch’indi passaro;
Mostrandovi un d’agosto e di gennaro:
Perch’alla lunga via tempo ne manca.

E col terzo bevete un suco d’erba
Che purghe ogni pensier che ’l cor affligge,
Dolce a la fine e nel principio acerba.

Me riponete ove ’l piacer si serba,
Tal ch’i’ non tema del nocchier di Stige;
Se la preghiera mia non è superba.


Sur le premier de ces présents, reposez, mon cher Seigneur, vos joues fatiguées d’avoir longtemps pleuré, et soyez désormais plus avare de vous-même à ce cruel qui rend blêmes et pâles ceux qui le suivent.

Avec le second, fermez à ses messagers, du côté gauche, le chemin par lequel ils ont déjà passé, vous montrant le même en août et en janvier ; car le temps est court pour gagner la vie éternelle.

Et avec le troisième, buvez un suc d’herbe tout d’abord amer, mais doux ensuite, qui purge de toutes les pensées dont le cœur est affligé.

Placez-moi dans la partie de votre cœur où l’on place les choses plaisantes, de façon que je ne craigne pas le nocher du Styx, si ma prière n’est pas trop orgueilleuse.


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Sonnet V-09

Il invite les dames et les amoureux à pleurer avec lui la mort de Cino da Pistoia.


Piangete, donne, e con voi pianga Amore;
Piangete, amanti, per ciascun paese;
Poi che morto è colui che tutto intese
In farvi, mentre visse al mondo, onore.

Io per me prego il mio acerbo dolore
Non sian da lui le lagrime contese,
E mi sia di sospir tanto cortese
Quanto bisogna a disfogare il core.

Piangan le rime ancor, piangano i versi,
Perchè ’l nostro amoroso messer Cino
Novellamente s’è da noi partito.

Pianga Pistoia e i cittadin perversi,
Chè perduto ànno sì dolce vicino;
E rallegres’il Cielo ov’ello è gito.


Pleurez, dames, et qu’avec vous pleure Amour ; pleurez, amants de tous pays, puisqu’est mort celui qui, pendant qu’il vécut en ce monde, mit tous ses soins à vous faire honneur.

Pour moi, je supplie mon acerbe douleur de ne pas m’empêcher de pleurer sur lui, et de me laisser la faculté de soupirer autant qu’il sera besoin pour me soulager le cœur.

Que mes rimes pleurent aussi, et mes vers, car notre amoureux messer Gino vient de nous quitter.

Que Pistoia pleure ainsi que ses citoyens pervers, qui ont perdu un si doux voisin ; et que se réjouisse le Ciel où il est allé.


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Sonnet V-10

À Orso dell’Anguillara, qui se plaignait de ne pouvoir assister à un tournoi.


Orso, al vostro destrier si può ben porre
Un fren, che di suo corso indietro il volga,
Ma ’l cor chi legherà che non si sciolga,
Se brama onore, e ’l suo contrario abborre ?

Non sospirate: a lui non si può tôrre
Suo pregio, perch’a voi l’andar si tolga;
Che, come fama pubblica divolga,
Egli è già là, che nullo altro il precorre.

Basti che si ritrove in mezzo ’l campo
Al destinato dì, sotto quell’arme
Che gli dà il tempo, amor, virtute e ’l sangue;

Gridando: d’un gentil desire avvampo
Col signor mio, che non può seguitarme,
E del non esser qui si strugge e langue.


Orso, on peut bien mettre un frein à votre destrier et le faire revenir sur ses pas, mais qui pourra enchaîner le cœur de façon qu’il ne se délivre pas de ses liens, s’il a soif de l’honneur et s’il abhorre le contraire ?

Ne vous plaignez pas ; on ne peut lui enlever son prix parce qu’on vous empêche à vous d’y aller ; car, ainsi que le proclame la publique renommée, il est déjà là où nul autre ne l’a précédé.

Il suffit qu’il se retrouve au milieu du champ clos au jour dit, sous ces armes que lui ont donné le temps, l’amour, la valeur et le sang ;

Et qu’il crie : je brûle d’un noble désir avec mon maître qui n’a pu me suivre et qui, de n’être pas ici, se ronge et languit.

 


Pétrarque

 

02 petrarque