Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sextines 1 à 8


 

(22/366) - Sextine 1 : Il expose son état misérable. Il n’en accuse pas Laure ; il réclame sa pitié et désespère de l’obtenir.
(30/366) - Sextine 2 : Bien qu’il désespère de voir Laure s’attendrir, il proteste qu’il l’aimera jusqu’à la mort.
(66/366) - Sextine 3 : Il compare Laure à l’hiver, et prédit qu’elle sera toujours ainsi.
(80/366) - Sextine 4 : Il s’est malheureusement embarqué sur le navire fragile d’Amour, et il prie Dieu de l’amener à bon port.
(142/366) - Sextine 5 : Il raconte l’histoire fidèle de ses amours, et dit qu’il est bien temps de se consacrer à Dieu.
(214/366) - Sextine 6 : Il raconte l’histoire de son amour, et la difficulté qu’il a à s’en débarrasser. Il invoque l’aide de Dieu.
(237/366) - Sextine 7 : Il désespère de pouvoir se délivrer de tant de maux qui l’accablent.
(239/366) - Sextine 8 : Elle est si sourde et si cruelle, qu’elle ne s’émeut pas de ses pleurs et n’a souci ni de ses rimes, ni de ses vers.

 

Sextine 1

Il expose son état misérable. Il n’en accuse pas Laure ; il réclame sa pitié et désespère de l’obtenir.


A qualunque animale alberga in terra,
se non se alquanti ch'ànno in odio il sole,
tempo da travagliare è quanto è 'l giorno;
ma poi che 'l ciel accende le sue stelle,
qual torna a casa et qual s'anida in selva
per aver posa almeno infin a l'alba.

Et io, da che comincia la bella alba
a scuoter l'ombra intorno de la terra
svegliando gli animali in ogni selva,
non ò mai triegua di sospir' col sole;
pur quand'io veggio fiammeggiar le stelle
vo lagrimando, et disïando il giorno.

Quando la sera scaccia il chiaro giorno,
et le tenebre nostre altrui fanno alba,
miro pensoso le crudeli stelle,
che m'ànno facto di sensibil terra;
et maledico il dí ch'i' vidi 'l sole,
che mi fa in vista un huom nudrito in selva.

Non credo che pascesse mai per selva
sí aspra fera, o di nocte o di giorno,
come costei ch'i 'piango a l'ombra e al sole;
et non mi stancha primo sonno od alba:
ché, bench'i' sia mortal corpo di terra,
lo mio fermo desir vien da le stelle.

Prima ch'i' tomi a voi, lucenti stelle,
o torni giú ne l'amorosa selva,
lassando il corpo che fia trita terra,
vedess'io in lei pietà, che 'n un sol giorno
può ristorar molt'anni, e 'nanzi l'alba
puommi arichir dal tramontar del sole.

Con lei foss'io da che si parte il sole,
et non ci vedess'altri che le stelle,
sol una nocte, et mai non fosse l'alba;
et non se transformasse in verde selva
per uscirmi di braccia, come il giorno
ch'Apollo la seguia qua giú per terra.

Ma io sarò sotterra in secca selva
e 'l giorno andrà pien di minute stelle
prima ch'a sí dolce alba arrivi il sole.


Pour tous les animaux qui vivent sur la terre, excepté quelques-uns qui ont le soleil en haine, il est temps de travailler tant qu’il fait jour ; mais dès que le ciel a allumé ses étoiles, celui-ci, retourne à sa demeure, celui-là s’abrite dans les bois pour avoir du repos au moins jusqu’à l’aube.

Et moi, dès que la belle aube commence à secouer l’ombre d’autour de la terre, réveillant les animaux par tous les bois, je n’ai pas de trêve à mes soupirs tant que brille le soleil ; puis, quand je vois flamboyer les étoiles, je vais pleurant et désirant le jour.

Quand le soir chasse la clarté du jour, et que nos ténèbres font l’aube pour l’autre hémisphère, je regarde, pensif, les cruelles étoiles qui m’ont fait d’un peu de terre sensible, et je maudis le jour où je vis le soleil ; car cette existence me fait ressembler à un homme nourri dans les forêts.

Je ne crois pas qu’ait jamais pâturé par les forêts, de nuit ou de jour, une bête si cruelle que celle pour qui je pleure à l’ombre et au soleil ; et, de l’heure du premier somme à l’aube, je ne suis jamais las de pleurer, car, bien que je sois un corps mortel fait de terre, mon ferme désir vient des étoiles.

Avant que je retourne à vous, brillantes étoiles, ou que je tombe dans l’amoureuse forêt, y laissant mon corps qui deviendra poussière ténue, puissé-je voir en elle quelque pitié ; car en un seul jour elle peut réparer bien des années, et avant que reparaisse l’aube, elle peut m’enrichir dès le coucher du soleil.

Avec elle que ne fussé-je, à partir du moment où le soleil disparaît, et que ne pussions-nous voir autres choses que les étoiles, seulement une nuit ; et que jamais ne vînt l’aube, et qu’elle ne se transformât point en une verte plante pour s’échapper de mes bras, comme le jour où Apollon la poursuivait sur la terre.

Mais je serai sous terre entre de sèches planches, et l’on verra, de jour, le ciel plein d’étoiles serrées, avant que le soleil arrive à une aube si douce.


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Sextine 2

Bien qu’il désespère de voir Laure s’attendrir, il proteste qu’il l’aimera jusqu’à la mort.


Giovene donna sotto un verde lauro
vidi più biancha et piú fredda che neve
non percossa dal sol molti et molt'anni;
e 'l suo parlare, e 'l bel viso, et le chiome
mi piacquen sí ch'i' l'ò dinanzi agli occhi,
ed avrò sempre, ov'io sia, in poggio o 'n riva.

Allor saranno i miei pensier a riva
che foglia verde non si trovi in lauro;
quando avrò queto il core, asciutti gli occhi,
vedrem ghiacciare il foco, arder la neve:
non ò tanti capelli in queste chiome
quanti vorrei quel giorno attender anni.

Ma perché vola il tempo, et fuggon gli anni,
sí ch'a la morte in un punto s'arriva,
o colle brune o colle bianche chiome,
seguirò l'ombra di quel dolce lauro
per lo piú ardente sole et per la neve,
fin che l'ultimo dí chiuda quest'occhi.

Non fur già mai veduti sí begli occhi
o ne la nostra etade o ne' prim'anni,
che mi struggon cosí come 'l sol neve;
onde procede lagrimosa riva
ch'Amor conduce a pie' del duro lauro
ch'à i rami di diamante, et d'òr le chiome.

I' temo di cangiar pria volto et chiome
che con vera pietà mi mostri gli occhi
l'idolo mio, scolpito in vivo lauro:
ché s'al contar non erro, oggi à sett'anni
che sospirando vo di riva in riva
la notte e 'l giorno, al caldo ed a la neve.

Dentro pur foco, et for candida neve,
sol con questi pensier', con altre chiome,
sempre piangendo andrò per ogni riva,
per far forse pietà venir negli occhi
di tal che nascerà dopo mill'anni,
se tanto viver pò ben cólto lauro.

L'auro e i topacii al sol sopra la neve
vincon le bionde chiome presso agli occhi
che menan gli anni miei sí tosto a riva.


Je vis sous un vert laurier une jeune dame, plus blanche et plus froide que la neige qui n’a pas été frappée par les rayons du soleil pendant de nombreuses années. Et son parler, et son beau visage, et sa chevelure me plurent tellement, que je les ai et que je les aurai toujours devant les yeux, où que je sois, sur les monts, ou dans la plaine.

Mes désirs seront alors venus à bonne fin quand on ne trouvera plus une feuille verte au laurier ; quand mon cœur sera en paix, quand mes yeux seront séchés, nous verrons le feu se glacer et la neige brûler. Je n’ai pas autant de cheveux dans ma chevelure, que je consentirais à attendre d’années ce beau jour.

Mais comme le temps vole et que les années fuient, de sorte qu’on arrive également à la mort, avec les cheveux noirs ou blancs, je suivrai l’ombre de ce doux laurier par le plus ardent soleil et par la neige, jusqu’à ce que mon dernier jour ferme mes yeux.

Jamais ne furent vus d’aussi beaux yeux, ni dans notre âge, ni aux âges précédents ; ils me dévorent comme le soleil dévore la neige. De là découle un ruisseau de larmes, qu’Amour conduit au pied du dur Laurier dont les branches sont de diamant et le feuillage d’or.

Je crains de changer de visage et de cheveux avant que mon idole sculptée en laurier vif ne m’ait montré ses yeux adoucis par une vraie pitié ; car, si je ne me trompe point dans mon compte, il y a sept ans aujourd’hui que je vais soupirant de rive en rive, la nuit et le jour, par la chaleur et par la neige.

Cependant, feu au dedans et au dehors blanche neige, j’irai sur chaque rive, toujours pleurant, avec d’autres cheveux mais avec les mêmes pensées, afin de faire naître peut-être quelque pitié dans les yeux de celle qui vivra dans mille ans, si un laurier bien cultivé peut vivre aussi longtemps.

Les blonds cheveux voisins des yeux qui conduisent mes années à une fin si prompte, effacent l’éclat de l’or et des topazes au soleil sur la neige.


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Sextine 3

Il compare Laure à l’hiver, et prédit qu’elle sera toujours ainsi.


L'aere gravato, et l'importuna nebbia
compressa intorno da rabbiosi vènti
tosto conven che si converta in pioggia;
et già son quasi di cristallo i fiumi,
e 'n vece de l'erbetta per le valli
non se ved'altro che pruine et ghiaccio.

Et io nel cor via piú freddo che ghiaccio
ò di gravi pensier' tal una nebbia,
qual si leva talor di queste valli,
serrate incontra agli amorosi vènti,
et circundate di stagnanti fiumi,
quando cade dal ciel piú lenta pioggia.

In picciol tempo passa ogni gran pioggia,
e 'l caldo fa sparir le nevi e 'l ghiaccio,
di che vanno superbi in vista i fiumi;
né mai nascose il ciel sí folta nebbia
che sopragiunta dal furor d'i vènti
non fugisse dai poggi et da le valli.

Ma, lasso, a me non val fiorir de valli,
anzi piango al sereno et a la pioggia
et a' gelati et a' soavi vènti:
ch'allor fia un dí madonna senza 'l ghiaccio
dentro, et di for senza l'usata nebbia,
ch'i' vedrò secco il mare, e' laghi, e i fiumi.

Mentre ch'al mar descenderanno i fiumi
et le fiere ameranno ombrose valli,
fia dinanzi a' begli occhi quella nebbia
che fa nascer d'i miei continua pioggia,
et nel bel petto l'indurato ghiaccio
che trâ del mio sí dolorosi vènti.

Ben debbo io perdonare a tutti vènti,
per amor d'un che 'n mezzo di duo fiumi
mi chiuse tra 'l bel verde e 'l dolce ghiaccio,
tal ch'i' depinsi poi per mille valli
l'ombra ov'io fui, ché né calor né pioggia
né suon curava di spezzata nebbia.

Ma non fuggío già mai nebbia per vènti,
come quel dí, né mai fiumi per pioggia,
né ghiaccio quando 'l sole apre le valli.


L’air chargé de vapeurs, et la nuée importune, comprimée de toutes parts par les vents furieux, doivent promptement se convertir en pluie ; et déjà les rivières sont quasi de cristal ; et au lieu d’herbe, on ne voit par les vallons que brume et que glace.

Et moi, dans mon cœur bien plus froid que la glace, j’ai une nuée de pensées aussi épaisse que celle qui parfois s’élève de ces vallons abrités contre les vents amoureux, et entourés de fleuves stagnants, alors que la pluie tombe du ciel plus lente.

En un instant s’apaise une grande pluie ; la chaleur fait disparaître les neiges et la glace, et alors les fleuves coulent superbes à voir. Et jamais la fureur des vents n’a fait tomber du ciel une si grande quantité de neige, qu’elle ne finisse par disparaître des montagnes et des vallons.

Mais, hélas ! que me sert de voir les vallons fleuris ! Je pleure, qu’il pleuve ou que le ciel soit serein, que les vents soient glacés ou suaves. Car s’il arrive que ma Dame soit un jour sans glace au dedans, et sans son aspect de neige au dehors, je verrai la mer, les lacs et les fleuves devenir secs.

Tant que les fleuves descendront à la mer ; que les bêtes sauvages aimeront les vallons ombreux, elle restera devant ses beaux yeux, cette neige qui fait naître dans les miens une pluie continuelle ; elle restera dans sa belle poitrine, cette dure glace qui tire de ma poitrine de si douloureux soupirs.

Je dois bien pardonner à tous les vents pour l’amour de celui qui m’a enfermé au milieu de deux fleuves, entre de verts herbages et une douce glace ; de sorte que, allant ensuite par mille vallons, j’ai décrit l’ombrage où j’étais, sans souci de la chaleur, de la pluie, ou du bruit des avalanches de neige.

Mais je n’ai jamais fui la neige fouettée par les vents, je n’ai jamais fui les fleuves battus par la pluie, ni la glace quand le soleil entr’ouvre les vallons, comme j’ai fui le jour où je vis Laure en ce lieu.


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Sextine 4

Il s’est malheureusement embarqué sur le navire fragile d’Amour, et il prie Dieu de l’amener à bon port.


Chi è fermato di menar sua vita
su per l'onde fallaci et per gli scogli
scevro da morte con un picciol legno,
non pò molto lontan esser dal fine:
però sarrebbe da ritrarsi in porto
mentre al governo anchor crede la vela.

L'aura soave a cui governo et vela
commisi entrando a l'amorosa vita
et sperando venire a miglior porto,
poi mi condusse in piú di mille scogli;
et le cagion' del mio doglioso fine
non pur d'intorno avea, ma dentro al legno.

Chiuso gran tempo in questo cieco legno
errai, senza levar occhio a la vela
ch'anzi al mio dí mi trasportava al fine;
poi piacque a lui che mi produsse in vita
chiamarme tanto indietro da li scogli
ch'almen da lunge m'apparisse il porto.

Come lume di notte in alcun porto
vide mai d'alto mar nave né legno
se non gliel tolse o tempestate o scogli,
cosí di su da la gomfiata vela
vid'io le 'nsegne di quell'altra vita,
et allor sospirai verso 'l mio fine.

Non perch'io sia securo anchor del fine:
ché volendo col giorno esser a porto
è gran vïaggio in cosí poca vita;
poi temo, ché mi veggio in fraile legno,
et piú che non vorrei piena la vela
del vento che mi pinse in questi scogli.

S'io esca vivo de' dubbiosi scogli,
et arrive il mio exilio ad un bel fine,
ch'i' sarei vago di voltar la vela,
et l'anchore gittar in qualche porto!
Se non ch'i' ardo come acceso legno,
sí m'è duro a lassar l'usata vita.

Signor de la mia fine et de la vita,
prima ch'i' fiacchi il legno tra gli scogli
drizza a buon porto l'affannata vela.


Celui qui est résolu à passer sa vie sur les ondes perfides et à travers les écueils, séparé de la mort par une frêle planche, ne saurait être bien loin de sa fin ; il serait donc prudent à lui de rentrer au port, pendant que la voile obéit encore au gouvernail.

La brise suave à qui, en entrant dans la vie amoureuse, j’ai confié mon gouvernail et ma voile, dans l’espoir d’arriver à meilleur port, m’a conduit depuis au milieu de plus de mille écueils ; et ce n’était pas seulement les périls du dehors qui m’exposaient à une fin douloureuse, mais ceux qui étaient dans le navire même.

Depuis longtemps j’étais enfermé dans ce navire aveugle, sans lever les yeux sur la voile qui, avant l’heure, m’emportait vers la fin, quand il plut à Dieu, qui me donna la vie, de me faire assez franchir les écueils, pour que le port m’apparût au moins de loin.

Comme, la nuit, un navire ou un bateau aperçoit souvent, de la haute mer, la lumière de quelque port, à moins que la tempête ou que les écueils ne l’en empêchent, ainsi, du haut de la voile gonflée, je vis les insignes de cette autre vie, et je soupirai alors après la mort.

Non pas que je sois encore sûr d’y arriver, car voulant entrer de jour au port, le voyage est long pour ma vie si courte. Puis, je crains, car je me vois sur une fragile planche, et je vois la voile gonflée plus que je ne voudrais par le vent qui me pousse sur ces écueils.

Si je sors vivant des écueils douteux, et si mon exil a une belle fin, comme je serais désireux de changer la direction de la voile et de jeter l’ancre dans quelque port, si n’était que je brûle comme un bois enflammé, tant il m’est dur d’abandonner ma vie accoutumée !

Maître de ma mort et de ma vie, avant que le navire n’aille se briser entre les écueils, dirige à bon port ma voile éperdue.


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Sextine 5

Il raconte l’histoire fidèle de ses amours, et dit qu’il est bien temps de se consacrer à Dieu.


A la dolce ombra de le belle frondi
corsi fuggendo un dispietato lume
che'nfin qua giú m'ardea dal terzo cielo;
et disgombrava già di neve i poggi
l'aura amorosa che rinova il tempo,
et fiorian per le piagge l'erbe e i rami.

Non vide il mondo sí leggiadri rami,
né mosse il vento mai sí verdi frondi
come a me si mostrâr quel primo tempo:
tal che, temendo de l'ardente lume,
non volsi al mio refugio ombra di poggi,
ma de la pianta piú gradita in cielo.

Un lauro mi difese allor dal cielo,
onde piú volte vago de' bei rami
da po' son gito per selve et per poggi;
né già mai ritrovai tronco né frondi
tanto honorate dal supremo lume
che non mutasser qualitate a tempo.

Però piú fermo ognor di tempo in tempo,
seguendo ove chiamar m'udia dal cielo
e scorto d'un soave et chiaro lume,
tornai sempre devoto ai primi rami
et quando a terra son sparte le frondi
et quando il sol fa verdeggiar i poggi.

Selve, sassi, campagne, fiumi et poggi,
quanto è creato, vince et cangia il tempo:
ond'io cheggio perdono a queste frondi,
se rivolgendo poi molt'anni il cielo
fuggir disposi gl' invescati rami
tosto ch'incominciai di veder lume.

Tanto mi piacque prima il dolce lume
ch'i' passai con diletto assai gran poggi
per poter appressar gli amati rami:
ora la vita breve e 'l loco e 'l tempo
mostranmi altro sentier di gire al cielo
et di far frutto, non pur fior' et frondi.

Altr'amor, altre frondi et altro lume,
altro salir al ciel per altri poggi
cerco, ché n'é ben tempo, et altri rami.


Sous le doux ombrage d’une belle ramure, j’ai fui en toute hâte une impitoyable lumière que le troisième ciel dardait sur moi jusqu’ici-bas ; et la brise amoureuse qui renouvelle la saison, débarrassait déjà les monts de leur neige, et les herbes et les branches verdissaient sur les rives.

Le monde ne vit jamais si agréable ramure, le vent n’agita jamais si verts feuillages, comme il s’en offrit à mes yeux ce printemps-là. Aussi, redoutant l’ardente lumière, je ne voulus pas abriter mon refuge sous l’ombre des monts, mais bien sous celle de l’arbre qui est le plus chéri du ciel.

Un laurier m’abrita alors des rigueurs du ciel ; aussi, plusieurs fois, avide de ses beaux rameaux, j’allai souvent pour en chercher par les forêts et par les monts ; mais je ne retrouvai jamais tronc ni feuillage si favorisé de la lumière céleste qu’il ne perdît ses qualités avec le temps.

C’est pourquoi, toujours plus ferme et plus résolu, allant où je m’entendais appeler par le ciel, et guidé par ma douce et brillante lumière, je suis toujours revenu pieusement sous les premiers rameaux, et quand les feuilles sont éparses sur la terre, et quand le soleil fait reverdir les monts.

Forêts, rochers, champs, fleuves et monts, le temps dompte et change tout ce qui est créé. C’est pourquoi je demande pardon à ces branches si, après plusieurs années révolues sous le ciel, je me suis résolu à fuir les rameaux couverts de glu, dès que j’ai commencé à voir la vérité.

La douce lumière me plut tellement tout d’abord, que je traversai avec joie de nombreuses et grandes montagnes pour pouvoir me rapprocher des rameaux aimés. Maintenant, la brièveté de la vie, et le lieu et le temps me montrent un autre sentier pour aller au ciel, et pour cueillir enfin des fruits et non plus seulement des fleurs et des feuilles.

Je cherche un autre amour, d’autres rameaux et une autre lumière, je cherche un autre chemin pour monter au ciel par d’autres monts, ainsi que d’autres rameaux, car il est bien temps.


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Sextine 6

Il raconte l’histoire de son amour, et la difficulté qu’il a à s’en débarrasser. Il invoque l’aide de Dieu.


Anzi tre dí creata era alma in parte
da por sua cura in cose altere et nove,
et dispregiar di quel ch'a molti è 'n pregio.
Quest'anchor dubbia del fatal suo corso,
sola pensando, pargoletta et sciolta,
intrò di primavera in un bel bosco.

Era un tenero fior nato in quel bosco
il giorno avanti, et la radice in parte
ch'appressar nol poteva anima sciolta:
ché v'eran di lacciuo' forme sí nove,
et tal piacer precipitava al corso,
che perder libertate ivi era in pregio.

Caro, dolce, alto et faticoso pregio,
che ratto mi volgesti al verde bosco
usato di svïarne a mezzo 'l corso!
Et ò cerco poi 'l mondo a parte a parte,
se versi o petre o suco d'erbe nove
mi rendesser un dí la mente sciolta.

Ma, lasso, or veggio che la carne sciolta
fia di quel nodo ond'è 'l suo maggior pregio
prima che medicine, antiche o nove,
saldin le piaghe ch'i' presi in quel bosco,
folto di spine, ond'i' ò ben tal parte,
che zoppo n'esco, e 'ntra'vi a sí gran corso.

Pien di lacci et di stecchi un duro corso
aggio a fornire, ove leggera et sciolta
pianta avrebbe uopo, et sana d'ogni parte.
Ma Tu, Signor, ch'ài di pietate il pregio,
porgimi la man dextra in questo bosco:
vinca 'l Tuo sol le mie tenebre nove.

Guarda 'l mio stato, a le vaghezze nove
che 'nterrompendo di mia vita il corso
m'àn fatto habitador d'ombroso bosco;
rendimi, s'esser pò, libera et sciolta
l'errante mia consorte; et fia Tuo 'l pregio,
s'anchor Teco la trovo in miglior parte.

Or ecco in parte le question' mie nove:
s'alcun pregio in me vive, o 'n tutto è corso,
o l'alma sciolta, o ritenuta al bosco.


Depuis trois jours une âme était créée dans un corps disposé à porter ses soins sur les choses nobles et nouvelles, et à dédaigner celles que prise la multitude. Cette âme, encore indécise du cours qui serait donné à sa destinée, seule, pensive, toute jeune et libre de tout bien, entra, au printemps, en un joli bois.

Une tendre fleur était née la veille en ce bois ; et ses racines étaient placées de façon que toute âme qui s’en approcherait ne put plus s’en débarrasser, car elles étaient formées de lacs si extraordinaires, et la fleur attirait à elle par un tel plaisir, qu’y perdre sa liberté était considéré comme une grande faveur.

Chère, douce, haute et pénible faveur, toi qui m’as si vite conduit au bois verdoyant qui nous fait d’habitude dévier de notre route au beau milieu de notre voyage ! Et je cherche depuis, dans toutes les parties du monde, si les vers, les pierres ou le suc des herbes étrangères ne rendront point un jour la liberté à mon âme.

Mais, hélas ! je vois maintenant que ma chair sera délivrée de ce bien qui fait son plus grand mérite, avant que les remèdes anciens ou nouveaux aient guéri les plaies qui me furent faites dans ce bois rempli d’épines ; ce qui fait que j’en sortirai boiteux, alors que j’y suis entré d’une si grande course.

J’ai à fournir une rude course pleine de lacs et d’épines, où de tous côtés font défaut les plantes légères, sveltes et saines. Mais toi, Seigneur, qui es renommé pour ta pitié, tends-moi ta main droite en ce bois ; que ton soleil dissipe mes nouvelles ténèbres.

Vois en quel état je suis réduit par les beautés qui, interrompant le cours de ma vie, me font un habitant du bois sombre ; rends, s’il se peut, libre et dégagée de tout lien, mon âme errante ; et accorde-moi cette faveur qu’un jour je la retrouve près de toi en un meilleur séjour.

Or, voici quelles sont mes nouvelles questions : existe-t-il encore pour moi quelque récompense, ou bien l’ai-je complètement perdue ? Mon âme sera-t-elle délivrée, ou restera-t-elle prisonnière dans ce bois ?


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Sextine 7

Il désespère de pouvoir se délivrer de tant de maux qui l’accablent.


Non à tanti animali il mar fra l'onde,
né lassú sopra 'l cerchio de la luna
vide mai tante stelle alcuna notte,
né tanti augelli albergan per li boschi,
né tant'erbe ebbe mai il campo né piaggia,
quant'à 'l io mio cor pensier' ciascuna sera.

Di dí in dí spero ormai l'ultima sera
che scevri in me dal vivo terren l'onde
et mi lasci dormire in qualche piaggia,
ché tanti affanni uom mai sotto la luna
non sofferse quant'io: sannolsi i boschi,
che sol vo ricercando giorno et notte.

Io non ebbi già mai tranquilla notte,
ma sospirando andai matino et sera,
poi ch'Amor femmi un cittadin de' boschi.
Ben fia, prima ch'i' posi, il mar senz'onde,
et la sua luce avrà 'l sol da la luna,
e i fior d'april morranno in ogni piaggia.

Consumando mi vo di piaggia in piaggia
el dí pensoso, poi piango la notte;
né stato ò mai, se non quanto la luna.
Ratto come imbrunir veggio la sera,
sospir' del petto, et de li occhi escono onde
da bagnar l'erbe, et da crollare i boschi.

Le città son nemiche, amici i boschi,
a'miei pensier', che per quest'alta piaggia
sfogando vo col mormorar de l'onde,
per lo dolce silentio de la notte:
tal ch'io aspetto tutto 'l dí la sera,
che 'l sol si parta et dia luogo a la luna.

Deh or foss'io col vago de la luna
adormentato in qua' che verdi boschi,
et questa ch'anzi vespro a me fa sera,
con essa et con Amor in quella piaggia
sola venisse a starsi ivi una notte;
e 'l dí si stesse e 'l sol sempre ne l'onde.

Sovra dure onde, al lume de la luna
canzon nata di notte in mezzo i boschi,
ricca piaggia vedrai deman da sera.


La mer n’a pas autant d’animaux parmi ses ondes, et jamais là-haut, au-dessus du cercle de la Lune, aucune nuit n’a vu autant d’étoiles ; il n’y a pas autant d’oiseaux par les bois, ni tant d’herbes dans les champs ou sur le penchant des collines, qu’il y a chaque soir de pensers en mon cœur.

De jour en jour, j’espère désormais arriver au dernier soir qui séparera en moi les ondes du sol de la vie, et me laissera dormir sur le penchant de quelque colline, car jamais sous la Lune homme ne souffrit autant de maux que moi ; ils le savent, les bois que, seul, je vais parcourant jour et nuit.

Je n’eus jamais une nuit tranquille, mais j’allai soupirant matin et soir, depuis qu’Amour a fait de moi un habitant des bois. Avant que je puisse me reposer, on verra certainement la mer sans ondes, le Soleil recevra sa lumière de la Lune, et les fleurs d’avril mourront sur le penchant de chaque colline.

Pensif, je passe le jour à errer de colline en colline ; puis je pleure la nuit ; et je n’ai pas plus de repos que la Lune. Aussitôt que je vois le soir s’embrunir, les soupirs sortent de ma poitrine, et les ondes de mes yeux, de façon à arroser les herbes et ébranler les bois.

Les cités sont des ennemis, les bois des amis pour mes pensers que, par cette haute colline, je vais apaisant au murmure des ondes, au milieu du doux silence de la nuit ; de sorte que, tout le jour, j’attends le soir que le Soleil parte et fasse place à la Lune.

Ah ! fussé-je, avec l’amant de la Lune, endormi maintenant en quelques bois verdoyants ; et celle qui, avant vêpres a fait pour moi le soir, put-elle venir seule avec elle et avec Amour sur cette colline, pour y rester une nuit ; et le jour put-il s’arrêter et le Soleil rester toujours au sein des ondes !

Sur des ondes cruelles, à la lumière de la Lune, chanson, née la nuit au milieu des bois, tu verras demain soir une riche colline.


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Sextine 8

Elle est si sourde et si cruelle, qu’elle ne s’émeut pas de ses pleurs et n’a souci ni de ses rimes, ni de ses vers.


Là ver' l'aurora, che sí dolce l'aura
al tempo novo suol movere i fiori,
et li augelletti incominciar lor versi,
sí dolcemente i pensier' dentro a l'alma
mover mi sento a chi li à tutti in forza,
che ritornar convenmi a le mie note.

Temprar potess'io in sí soavi note
i miei sospiri ch'addolcissen Laura,
faccendo a lei ragion ch'a me fa forza !
Ma pria fia 'l verno la stagion de' fiori,
ch'amor fiorisca in quella nobil alma,
che non curò già mai rime né versi.

Quante lagrime, lasso, et quanti versi
ò già sparti al mio tempo, e 'n quante note
ò riprovato humilïar quell'alma!
Ella si sta com'aspr'alpe a l'aura
dolce, la qual ben move frondi et fiori,
ma nulla pò se 'ncontra maggior forza.

Homini et dèi solea vincer per forza
Amor, come si legge in prose e 'n versi:
et io 'l provai in sul primo aprir de' fiori.
Ora né 'l mio signor né le sue note
né 'l pianger mio né i preghi pòn far Laura
trarre o di vita o di martir quest'alma.

A l'ultimo bisogno, o misera alma,
accampa ogni tuo ingegno, ogni tua forza,
mentre fra noi di vita alberga l'aura.
Nulla al mondo è che non possano i versi;
et li aspidi incantar sanno in lor note,
nonché 'l gielo adornar con novi fiori.

Ridon or per le piagge herbette et fiori:
esser non pò che quella angelica alma
non senta il suon de l'amorose note.
Se nostra ria fortuna è di piú forza,
lagrimando et cantando i nostri versi
et col bue zoppo andrem cacciando l'aura.

In rete accolgo l'aura, e 'n ghiaccio i fiori,
e 'n versi tento sorda et rigida alma,
che né forza d'Amor prezza né note.


Dès l’aurore, alors que la brise en la saison nouvelle a coutume d’agiter si doucement les fleurs, et que les oiseaux recommencent leurs chants, je sens mes pensers si doucement agités au fond de mon âme par celle qui les a tous en son pouvoir, qu’il me faut retourner à mes notes plaintives.

Puissé-je exhaler mes soupirs en notes si suaves, qu’ils adoucissent Laure, la raison faisant sur elle ce que fait sur moi la violence ! Mais l’hiver deviendra la saison des fleurs, avant qu’Amour fleurisse en cette âme si noble qui n’eut jamais souci de rimes ni de vers.

Que de larmes, hélas ! et que de vers j’ai déjà répandus en ma vie ! Par combien de notes plaintives ai-je essayé d’adoucir cette âme ! Mais elle reste comme les âpres Alpes à la douce brise, laquelle peut bien agiter les feuilles et les fleurs, mais est impuissante contre tout ce qui a une force supérieure.

Hommes et Dieux, Amour avait coutume de tout soumettre à son pouvoir, comme on le lit en prose et en vers ; et moi j’en ai fait l’épreuve au premier épanouissement des fleurs. Maintenant ni mon Maître, ni ses notes amoureuses, ni mes pleurs, ni mes prières ne peuvent faire que Laure arrache mon âme soit à la vie, soit à son martyre.

En ce besoin extrême, ô âme misérable, mets en œuvre tout ton génie, toute ta force, pendant que le souffle de la vie réside encore en nous. Il n’est rien au monde que ne puissent les vers ; ils savent, par leurs notes suaves, charmer les serpents, et non pas seulement orner la glace de fleurs nouvelles.

Maintenant, les herbes et les fleurs rient sur le penchant des collines ; il ne peut pas être que cette âme angélique n’entende pas le son des notes amoureuses. Si notre mauvaise fortune est la plus forte, nous irons pleurant et chantant nos vers, pourchassant la brise sur un bœuf boiteux.

Je prends la brise en un filet et je cueille des fleurs sur la glace, et j’essaye d’attendrir par mes vers une âme sourde et inflexible, qui dédaigne et la puissance et les notes suppliantes d’Amour.

 


Pétrarque

 

02 petrarque