Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 81 à 90


 

(118/366) - Sonnet 81 : Bien qu’il reconnaisse que son amour le rend très malheureux, il persiste à vouloir toujours aimer Laure.
(122/366) - Sonnet 82 : Une habitude ne se perd pas, quelque dommage qu’on en retire, témoin son propre exemple.
(123/366) - Sonnet 83 : Laure a pâli à la nouvelle qu’il doit s’éloigner d’elle.
(124/366) - Sonnet 84 : Amour, Fortune, et le souvenir du passé lui interdisent d’espérer des jours heureux.
(130/366) - Sonnet 85 : Forcé de s’éloigner de Laure, il pleure, soupire et se console avec son imagination.
(131/366) - Sonnet 86 : Il espère qu’en donnant plus de force à ses vers, Laure lui sera plus favorable.
(132/366) - Sonnet 87 : Il voudrait expliquer la cause de tant d’effets contraires qui se manifestent dans l’amour, mais il ne le sait pas.
(133/366) - Sonnet 88 : Il reproche à l’Amour d’être cause des maux dont il est affligé, sans espoir d’en guérir.
(134/366) - Sonnet 89 : Il prie Laure de voir la cruelle agitation dans laquelle elle l’a jeté.
(140/366) - Sonnet 90 : Il n’a pas le courage de dire à Laure : je t’aime ; il se résigne à l’aimer en silence.

 

Sonnet 81

Bien qu’il reconnaisse que son amour le rend très malheureux, il persiste à vouloir toujours aimer Laure.


Rimansi a dietro il sestodecimo anno
de' miei sospiri, et io trapasso inanzi
verso l'extremo; et parmi che pur dianzi
fosse 'l principio di cotanto affanno.

L'amar m'è dolce, et util il mio danno,
e 'l viver grave; et prego ch'egli avanzi
l'empia Fortuna, et temo no chiuda anzi
Morte i begli occhi che parlar mi fanno.

Or qui son, lasso, et voglio esser altrove;
et vorrei piú volere, et piú non voglio;
et per piú non poter fo quant'io posso;

e d'antichi desir' lagrime nove
provan com'io son pur quel ch'i' mi soglio,
né per mille rivolte anchor son mosso.


Elle est déjà passée la seizième année de mes soupirs ; et moi je cours avant l’heure à ma fin ; et cependant il me semble que c’est à peine si mon cruel martyre vient de commencer.

Aimer m’est doux, et ma peine m’est utile, et vivre m’est pénible. Et je désire que ma vie dure plus longtemps que ma mauvaise fortune ; et je crains que la mort ne ferme auparavant les beaux yeux qui me font parler.

Je suis maintenant ici, hélas ! et je veux être ailleurs ; et je voudrais le vouloir davantage, mais je ne peux pas, et je fais tout ce que je peux pour ne pas pouvoir plus.

Et les larmes nouvelles que je répands par suite de mes anciens désirs, prouvent que je suis le même que je suis d’ordinaire ; et que mille changements ne m’ont pas encore changé.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 82

Une habitude ne se perd pas, quelque dommage qu’on en retire, témoin son propre exemple.


Dicesette anni à già rivolto il cielo
poi che 'mprima arsi, et già mai non mi spensi;
ma quando aven ch'al mio stato ripensi,
sento nel mezzo de le fiamme un gielo.

Vero è 'l proverbio, ch'altri cangia il pelo
anzi che 'l vezzo, et per lentar i sensi
gli umani affecti non son meno intensi:
ciò ne fa l'ombra ria del grave velo.

Oïmè lasso, e quando fia quel giorno
che, mirando il fuggir degli anni miei,
esca del foco, et di sí lunghe pene?

Vedrò mai il dí che pur quant'io vorrei
quel'aria dolce del bel viso adorno
piaccia a quest'occhi, et quanto si convene ?


Le ciel a déjà évolué pendant dix-sept ans, depuis que j’ai brûlé pour la première fois, et jamais mon ardeur n’a été éteinte ; mais il arrive que lorsque je pense de nouveau à mon état, je sens un froid glacial au milieu des flammes.

Bien vrai est le proverbe : on change de peau plutôt que d’habitude, et pour assoupir les sens, les affections humaines ne sont pas moins intenses. Cela nous vient de l’ombre mauvaise du lourd voile qui nous recouvre.

Hélas ! hélas ! Quand viendra le jour où, regardant fuir mes années, je sortirai du feu qui me consume et d’un si long tourment ?

Verrai-je jamais le jour où le doux air du beau visage de Laure plaira à mes yeux autant que je voudrais, et autant qu’il convient ?


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 83

Laure a pâli à la nouvelle qu’il doit s’éloigner d’elle.


Quel vago impallidir che 'l dolce riso
d'un'amorosa nebbia ricoperse,
con tanta maiestade al cor s'offerse
che li si fece incontr'a mezzo 'l viso.

Conobbi allor sí come in paradiso
vede l'un l'altro, in tal guisa s'aperse
quel pietoso penser ch'altri non scerse:
ma vidil' io, ch'altrove non m'affiso.

Ogni angelica vista, ogni atto humile
che già mai in donna ov'amor fosse apparve,
fôra uno sdegno a lato a quel ch'i' dico.

Chinava a terra il bel guardo gentile,
et tacendo dicea, come a me parve:
Chi m'allontana il mio fedele amico ?


Cette légère pâleur qui recouvrit d’un amoureux nuage le doux rire de Laure, frappa mon cœur avec tant de force, qu’elle me remonta en plein visage.

Je reconnus alors comment au paradis les bienheureux se voient l’un l’autre ; cette pensée compatissante se manifesta de telle sorte que les autres ne s’en aperçurent pas ; mais je m’en aperçus, moi qui n’ai jamais les yeux fixés ailleurs.

La vue la plus angélique, l’acte le plus courtois qui se soit jamais vu chez une dame férue d’amour, aurait paru comme un acte de dédain à côté de ce dont je parle.

Elle inclinait à terre son beau et noble regard, et disant dans son silence, ainsi qu’il me sembla : qui donc éloigne de moi mon fidèle ami ?


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 84

Amour, Fortune, et le souvenir du passé lui interdisent d’espérer des jours heureux.


Amor, Fortuna et la mia mente, schiva
di quel che vede e nel passato volta,
m'affligon sí, ch'io porto alcuna volta
invidia a quei che son su l'altra riva.

Amor mi strugge 'l cor, Fortuna il priva
d'ogni conforto, onde la mente stolta
s'adira et piange: et cosí in pena molta
sempre conven che combattendo viva.

Né spero i dolci dí tornino indietro,
ma pur di male in peggio quel ch'avanza;
et di mio corso ò già passato 'l mezzo.

Lasso, non di diamante, ma d'un vetro
veggio di man cadermi ogni speranza,
et tutti miei pensier' romper nel mezzo.


Amour, Fortune et mon esprit dédaigneux de ce qu’il voit et tourné vers le passé, me tourmentent tellement, que je porte parfois envie à ceux qui sont sur l’autre rive.

Amour me consume le cœur ; Fortune lui enlève tout confort, et mon esprit affolé s’irrite et se plaint ; et c’est ainsi qu’il me faut vivre constamment sous le poids d’une grande peine.

Je n’espère pas que les jours heureux reviennent, mais qu’au contraire le reste de ma vie n’aille de mal en pis ; et j’ai déjà dépassé la moitié de ma course.

Hélas ! je vois tout espoir tomber de mes mains, non comme si c’était du diamant, mais du verre, et tous mes projets se briser par le milieu.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 85

Forcé de s’éloigner de Laure, il pleure, soupire et se console avec son imagination.


Poi che 'l camin m'è chiuso di Mercede,
per desperata via son dilungato
da gli occhi ov'era, i' non so per qual fato,
riposto il guidardon d'ogni mia fede.

Pasco 'l cor di sospir', ch'altro non chiede,
e di lagrime vivo a pianger nato:
né di ciò duolmi, perché in tale stato
è dolce il pianto piú ch'altri non crede.

Et sol ad una imagine m'attegno,
che fe' non Zeusi, o Prasitele, o Fidia,
ma miglior mastro, et di piú alto ingegno.

Qual Scithia m'assicura, o qual Numidia,
s'anchor non satia del mio exsilio indegno,
cosí nascosto mi ritrova Invidia ?


Puisque le chemin m’est fermé pour arriver à obtenir merci, je me suis éloigné, dans mon désespoir, des yeux en qui — je ne sais par quelle destinée — j’avais fait reposer la récompense de ma fidélité.

Je repais mon cœur de soupirs, car il ne demande pas autre chose ; et né pour pleurer, je vis de larmes. Je ne m’en plains pas, car en cet état les larmes sont plus douces qu’on ne le croit.

Et je trouve ma seule consolation dans une image que n’ont faite ni Xeuxis, ni Praxitèle, ni Phidias, mais un bien meilleur maître, et d’un bien plus haut génie.

En quelle Scythie ou en quelle Numidie pourrais-je être en sûreté, puisque, non contente de mon exil immérité, l’envie vient me retrouver jusque dans la retraite où je suis caché ?


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 86

Il espère qu’en donnant plus de force à ses vers, Laure lui sera plus favorable


Io canterei d'amor sí novamente
ch'al duro fiancho il dí mille sospiri
trarrei per forza, et mille alti desiri
raccenderei ne la gelata mente;

e 'l bel viso vedrei cangiar sovente,
et bagnar gli occhi, et piú pietosi giri
far, come suol chi de gli altrui martiri
et del suo error quando non val si pente;

et le rose vermiglie in fra le neve
mover da l'òra, et discovrir l'avorio
che fa di marmo chi da presso 'l guarda;

e tutto quel per che nel viver breve
non rincresco a me stesso, anzi mi glorio
d'esser servato a la stagion piú tarda.


Je voudrais chanter assez admirablement l’amour pour arracher de force, du cœur endurci de Laure, mille soupirs par jour, et pour allumer mille brûlants désirs dans son esprit de glace.

Et je verrais son beau visage changer souvent de couleur, ses yeux se mouiller, et, devenus plus tendres, se tourner vers moi, comme font d’habitude ceux qui se repentent, mais trop tard, des souffrances qu’ils font endurer aux autres, et de leur propre erreur.

Je verrais les roses vermeilles de ses lèvres, parmi la neige de son visage, s’agiter au souffle de son haleine, et découvrir l’ivoire qui change en statue de marbre quiconque le regarde.

Et tout cela, parce que dans cette vie courte je ne me suis pas à charge à moi-même, et qu’au contraire je me fais gloire d’avoir été réservé pour vivre jusqu’à la vieillesse.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 87

Il voudrait expliquer la cause de tant d’effets contraires qui se manifestent dans l’amour, mais il ne le sait pas.


S'amor non è, che dunque è quel ch'io sento ?
Ma s'egli è amor, perdio, che cosa et quale ?
Se bona, onde l'effecto aspro mortale ?
Se ria, onde sí dolce ogni tormento ?

S'a mia voglia ardo, onde 'l pianto e lamento ?
S'a mal mio grado, il lamentar che vale ?
O viva morte, o dilectoso male,
come puoi tanto in me, s'io no 'l consento ?

Et s'io 'l consento, a gran torto mi doglio.
Fra sí contrari vènti in frale barca
mi trovo in alto mar senza governo,

sí lieve di saver, d'error sí carca
ch'i' medesmo non so quel ch'io mi voglio,
et tremo a mezza state, ardendo il verno.


Si ce n’est pas l’amour, qu’est-ce donc que je sens ? Mais si c’est l’amour, pour Dieu, quelle chose est-ce ? Si elle est bonne, pourquoi produit-elle un effet cruellement mortel ? Si elle est mauvaise, pourquoi tous les tourments qu’elle occasionne sont-ils si doux ?

Si c’est volontairement que je brûle, pourquoi est-ce que je pleure et que je me lamente ? Si c’est malgré moi, à quoi sert de me lamenter ? Ô mort aiguë, ô délicieux mal, comment avez-vous tant de pouvoir sur moi si je n’y consens point ?

Et si j’y consens, c’est à grand tort que je me plains. Au milieu de vents si contraires, je me trouve en pleine mer sur une frêle barque et sans gouvernail,

Si léger de savoir, si chargé d’erreur, que je ne sais pas moi-même ce que je me veux, et que je tremble en plein été, et brûle en plein hiver.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 88

Il reproche à l’Amour d’être cause des maux dont il est affligé, sans espoir d’en guérir.


Amor m'à posto come segno a strale,
come al sol neve, come cera al foco,
et come nebbia al vento; et son già roco,
donna, mercé chiamando, et voi non cale.

Da gli occhi vostri uscío 'l colpo mortale,
contra cui non mi val tempo né loco;
da voi sola procede, et parvi un gioco,
il sole e 'l foco e 'l vento ond'io son tale.

I pensier' son saette, e 'l viso un sole,
e 'l desir foco; e 'nseme con quest'arme
mi punge Amor, m'abbaglia et mi distrugge;

et l'angelico canto et le parole,
col dolce spirto ond'io non posso aitarme,
son l'aura inanzi a cui mia vita fugge.


Amour a fait de moi comme une cible pour ses traits ; je suis comme la neige au soleil, comme la cire au feu, et comme la neige au vent ; je me suis déjà enroué, madame, à vous crier merci, et vous n’en avez cure.

C’est de vos yeux qu’est parti le coup mortel contre lequel ni le temps ni le lieu ne sauraient servir de rien. C’est de vous seule que provient — et cela vous paraît un jeu — le soleil, le feu et le vent qui me mettent ainsi.

Les pensers sont des flèches, votre visage est un soleil et le désir un feu ; c’est avec toutes ces armes à la fois qu’Amour me blesse, m’éblouit et me consume.

Et l’angélique chant, et les paroles, et la douce haleine, qui font que je ne puis me défendre, sont l’air même devant qui ma vie s’enfuit.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 89

Il prie Laure de voir la cruelle agitation dans laquelle elle l’a jeté.


Pace non trovo, et non ò da far guerra;
e temo, et spero; et ardo, et son un ghiaccio;
et volo sopra 'l cielo, et giaccio in terra;
et nulla stringo, et tutto 'l mondo abbraccio.

Tal m'à in pregion, che non m'apre né serra,
né per suo mi riten né scioglie il laccio;
et non m'ancide Amore, et non mi sferra,
né mi vuol vivo, né mi trae d'impaccio.

Veggio senza occhi, et non ò lingua et grido;
et bramo di perir, et cheggio aita;
et ò in odio me stesso, et amo altrui.

Pascomi di dolor, piangendo rido;
egualmente mi spiace morte et vita:
in questo stato son, donna, per voi.


Je ne trouve point de paix et je n’ai pas à faire de guerre ; et je tremble et j’espère, et je brûle, et je suis comme une glace. Je vole au-dessus des cieux et je rampe sur terre ; je n’étreins rien et j’embrasse le monde entier.

Celle qui me tient en prison, ne m’ouvre ni ne me ferme la porte ; elle ne me retient point dans ses liens, ni ne m’en délivre ; Amour lui-même ne veut ni me tuer, ni briser mes fers ; ni m’avoir en vie, ni me tirer de peine.

Je vois sans yeux ; je n’ai pas de langue et je crie ; je souhaite mourir et je réclame aide ; et je me hais moi-même, et j’aime autrui.

Je me repais de douleur ; je ris en pleurant ; la mort et la vie me déplaisent également. Voilà, madame, en quel état je suis à cause de vous.


-------------------------------------------↑- haut - ↑------------


Sonnet 90

Il n’a pas le courage de dire à Laure : je t’aime ; il se résigne à l’aimer en silence.


Amor, che nel penser mio vive et regna
e 'l suo seggio maggior nel mio cor tene,
talor armato ne la fronte vène,
ivi si loca, et ivi pon sua insegna.

Quella ch'amare et sofferir ne 'nsegna
e vòl che 'l gran desio, l'accesa spene,
ragion, vergogna et reverenza affrene,
di nostro ardir fra se stessa si sdegna.

Onde Amor paventoso fugge al core,
lasciando ogni sua impresa, et piange, et trema;
ivi s'asconde, et non appar piú fore.

Che poss'io far, temendo il mio signore,
se non star seco infin a l'ora extrema ?
Ché bel fin fa chi ben amando more.


Amour qui vit et règne en ma pensée, et qui a fait son principal séjour dans mon cœur, s’armant de courage, vient parfois se poser et se montrer sur mon front.

Celle qui m’apprend à aimer et à souffrir, et qui veut que la raison, la vergogne et la décence réfrènent le grand désir et l’espoir allumé, s’indigne en elle-même de notre audace.

Alors Amour, plein de peur, s’enfuit au fond de mon cœur, abandonnant complètement son entreprise, et pleure et tremble. Il s’y cache, et ne paraît plus au dehors.

Que puis-je faire, moi qui crains mon maître, sinon rester avec lui jusqu’à l’heure suprême ? Quelle belle fin fait celui qui meurt en bien aimant !

 


Pétrarque

 

02 petrarque