Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 1 à 10


 

(01/366) - Sonnet 1 : Le poète demande qu’on ait compassion de son état, et avoue la vanité de son amour.
(02/366) - Sonnet 2 : Resté fort contre tant d’embûches de l’Amour, il n’a pu se défendre contre cette dernière.
(03/366) - Sonnet 3 : Il traite Amour de lâche, pour l’avoir frappé un jour où il devait être sans défiance.
(04/366) - Sonnet 4 : Il glorifie le lieu où Laure naquit.
(05/366) - Sonnet 5 : Pétrarque joue ingénieusement sur le nom de Laure, pour célébrer ses louanges.
(06/366) - Sonnet 6 : Il décrit son ardent amour et l’honnêteté constante de Laure.
(08/366) - Sonnet 7 : Il avoue qu’il est plus captif qu’un oiseau qu’on aurait privé de sa liberté.
(09/366) - Sonnet 8 : Il compare Laure à un soleil et cherche à en éviter les atteintes.
(12/366) - Sonnet 9 : Il espère dans le temps qui, en rendant Laure moins belle, la lui rendra plus compatissante.
(13/366) - Sonnet 10 : Il se réjouit de ce que l’amour de Laure le pousse au souverain bien.

 

Sonnet 1

Le poète demande qu’on ait compassion de son état, et avoue la vanité de son amour.


Voi ch'ascoltate in rime sparse il suono
di quei sospiri ond'io nudriva 'l core
in sul mio primo giovenile errore
quand'era in parte altr'uom da quel ch'i' sono,

del vario stile in ch'io piango et ragiono
fra le vane speranze e 'l van dolore,
ove sia chi per prova intenda amore,
spero trovar pietà, nonché perdono.

Ma ben veggio or sí come al popol tutto
favola fui gran tempo, onde sovente
di me mesdesmo meco mi vergogno;

et del mio vaneggiar vergogna è 'l frutto,
e 'l pentersi, e 'l conoscer chiaramente
che quanto piace al mondo è breve sogno.


Vous qui écoutez dans ces rimes éparses, le son de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur, au seuil de ma première erreur juvénile, quand j’étais en partie un autre homme que je suis;

Pour le style varié dans lequel je pleure et raisonne, entre les vains espoirs et la vaine douleur, j’espère trouver pitié non moins que pardon, partout où il y aura quelqu’un qui connaisse l’amour pour l’avoir éprouvé.

Mais je vois bien à présent comment j’ai été longtemps la fable de tout le peuple ; aussi, souvent, je rougis à part moi de moi-même;

Et de mes vaines rêveries la honte est le fruit, ainsi que le repentir et la claire connaissance que tout ce qui plaît en ce monde est un songe rapide.


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Sonnet 2

Resté fort contre tant d’embûches de l’Amour, il n’a pu se défendre contre cette dernière.


Per fare una leggiadra sua vendetta
et punire in un dí ben mille offese,
celatamente Amor l'arco riprese,
come huom ch'a nocer luogo et tempo aspetta.

Era la mia virtute al cor ristretta
per far ivi et ne gli occhi sue difese,
quando 'l colpo mortal là giú discese
ove solea spuntarsi ogni saetta.

Però, turbata nel primiero assalto,
non ebbe tanto né vigor né spazio
che potesse al bisogno prender l'arme,

overo al poggio faticoso et alto
ritrarmi accortamente da lo strazio
del quale oggi vorrebbe, et non pò, aitarme.


Pour se faire une belle vengeance, et punir en un jour bien mille offenses, Amour reprit furtivement son arc, comme un homme qui, pour nuire, attend le lieu et le moment.

Ma force s’était concentrée dans mon cœur pour y faire ses défenses, ainsi que dans mon cœur, quand le coup mortel descendit frapper à l’endroit où avaient coutume de s’émousser toutes les flèches.

Mais troublée dès le premier assaut, elle n’eut pas assez de vigueur ni de temps, pour prendre les armes selon qu’il en était besoin,

Ou pour m’entraîner prudemment hors du champ de carnage, sur le mont pénible et élevé, dont elle voudrait — mais elle ne le peut — faire aujourd’hui mon point d’appui.


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Sonnet 3

Il traite Amour de lâche, pour l’avoir frappé un jour où il devait être sans défiance.


Era il giorno ch'al sol si scoloraro
per la pietà del suo factore i rai,
quando i' fui preso, et non me ne guardai,
ché i be' vostr'occhi, donna, mi legaro.

Tempo non mi parea da far riparo
contra colpi d'Amor: però m'andai
secur, senza sospetto; onde i miei guai
nel commune dolor s'incominciaro.

Trovommi Amor del tutto disarmato
et aperta la via per gli occhi al core,
che di lagrime son fatti uscio et varco:

però al mio parer non li fu honore
ferir me de saetta in quello stato,
a voi armata non mostrar pur l'arco.


C’était le jour où les rayons du Soleil s’assombrirent, par pitié pour son Créateur, quand je fus pris sans que je me gardasse, et quand vos beaux yeux, ô dame, m’enchaînèrent.

Il ne me semblait pas que ce fût le moment de me garer des coups d’Amour ; j’allais donc tranquille et sans crainte ; aussi mes peines commencèrent au milieu de la commune douleur.

Amour me trouva complètement désarmé, et s’ouvrit le chemin de mon cœur par mes yeux qui sont devenus une porte et un passage pour les larmes.

Mais, à mon avis, cela ne lui fut pas un honneur de me frapper de flèches en cet état, et de ne vous avoir pas même montré son arc, à vous qui étiez armée.


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Sonnet 4

Il glorifie le lieu où Laure naquit.


Que' ch'infinita providentia et arte
mostrò nel suo mirabil magistero,
che crïò questo et quell'altro hemispero,
et mansüeto piú Giove che Marte,

vegnendo in terra a 'lluminar le carte
ch'avean molt'anni già celato il vero,
tolse Giovanni da la rete et Piero,
et nel regno del ciel fece lor parte.

Di sé nascendo a Roma non fe' gratia,
a Giudea sí, tanto sovr'ogni stato
humiltate exaltar sempre gli piacque;

ed or di picciol borgo un sol n'à dato,
tal che natura e 'l luogo si ringratia
onde sí bella donna al mondo nacque.


Celui qui montra dans son œuvre admirable une prévision et un art infinis ; qui créa l’un et l’autre hémisphère, et fit Jupiter plus doux que Mars,

Venant sur la terre pour révéler le sens des Écritures qui avaient, pendant de longues années, tenu la vérité cachée, délivra Jean et Pierre de leurs liens, et dans le royaume du Ciel leur donna leur place,

Il ne fit pas à Rome la grâce de naître chez elle, mais bien à la Judée ; tant il lui plut toujours d’exalter l’humilité par-dessus tout.

Et, de nos jours, il nous a donné d’une petite bourgade un Soleil tel, qu’on rend grâce à la Nature et au lieu où une si belle dame vint au monde.


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Sonnet 5

Pétrarque joue ingénieusement sur le nom de Laure, pour célébrer ses louanges.


Quando io movo i sospiri a chiamar voi,
e 'l nome che nel cor mi scrisse Amore,
LAUdando s'incomincia udir di fore
il suon de' primi dolci accenti suoi.

Vostro stato REal, che 'ncontro poi,
raddoppia a l'alta impresa il mio valore;
ma: TAci, grida il fin, ché farle honore
è d'altri homeri soma che da' tuoi.

Cosí LAUdare et REverire insegna
la voce stessa, pur ch'altri vi chiami,
o d'ogni reverenza et d'onor degna:

se non che forse Apollo si disdegna
ch'a parlar de' suoi sempre verdi rami
lingua mortal presumptüosa vegna.


Lorsque j’applique mes soupirs à vous appeler et à prononcer le nom qu’Amour écrivit dans mon cœur, c’est la syllabe lau que l’on entend tout d’abord retentir parmi les doux accents de ma voix.

La syllabe re que je rencontre ensuite dans votre nom royal, redouble mon ardeur à poursuivre ma haute entreprise ; mais la dernière syllabe ta, me crie : tais-toi, car l’honorer est un fardeau pour lequel il faut d’autres épaules que les tiennes.

Ainsi, le son même de votre nom, alors même que je vous entends nommer par d’autres, m’apprend à vous louer et à vous vénérer, ô vous digne d’une suprême adoration et d’une suprême louange.

Mais peut-être Apollon s’indigne-t-il qu’une langue mortelle ait la présomption de venir parler de ses rameaux toujours verts.


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Sonnet 6

Il décrit son ardent amour et l’honnêteté constante de Laure.


Sí travïato è 'l folle mi' desio
a seguitar costei che 'n fuga è volta,
et de' lacci d'Amor leggiera et sciolta
vola dinanzi al lento correr mio,

che quanto richiamando piú l'envio
per la secura strada, men m'ascolta:
né mi vale spronarlo, o dargli volta,
ch'Amor per sua natura il fa restio.

Et poi che 'l fren per forza a sé raccoglie,
i' mi rimango in signoria di lui,
che mal mio grado a morte mi trasporta:

sol per venir al lauro onde si coglie
acerbo frutto, che le piaghe altrui
gustando afflige piú che non conforta.


Mon désir affolé s’est tellement égaré à suivre celle qui a pris la fuite et qui, légère et non embarrassée par les lacs d’Amour, vole devant moi si lent à courir,

Que plus je l’appelle, plus je m’efforce de le ramener dans le chemin sûr, moins il m’écoute ; et il ne me sert de rien de l’éperonner, ou de vouloir lui faire tourner bride, car par sa nature Amour le rend rétif.

Et puisqu’il retire de force le frein à soi, je me remets en son pouvoir, et malgré moi il me mène à la mort,

Rien que pour atteindre le Laurier où l’on cueille un fruit tellement amer au goût, qu’il irrite les plaies d’autrui bien plus qu’il ne les soulage.


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Sonnet 7

Il avoue qu’il est plus captif qu’un oiseau qu’on aurait privé de sa liberté.


A pie' de' colli ove la bella vesta
prese de le terrene membra pria
la donna che colui ch'a te ne 'nvia
spesso dal somno lagrimando desta,

libere in pace passavam per questa
vita mortal, ch'ogni animal desia,
senza sospetto di trovar fra via
cosa ch'al nostr'andar fosse molesta.

Ma del misero stato ove noi semo
condotte da la vita altra serena
un sol conforto, et de la morte, avemo:

che vendetta è di lui ch'a ciò ne mena,
lo qual in forza altrui presso a l'extremo
riman legato con maggior catena.


Au pied des collines où la Dame que celui qui nous envoie à toi a souvent réveillée par ses pleurs prit la belle enveloppe de ses membres terrestres,

Libres et en paix nous traversions cette vie mortelle, chère à tout animal, sans crainte de trouver en chemin rien qui fût nuisible à notre marche.

Mais du misérable état auquel, de l’autre vie sereine, nous avons été conduits, une seule chose nous console, ainsi que de la mort;

C’est d’être vengés de celui qui nous y a conduits, lequel, au pouvoir d’autrui, et près de sa fin, reste lié d’une plus forte chaîne.


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Sonnet 8

Il compare Laure à un soleil et cherche à en éviter les atteintes.


Quando 'l pianeta che distingue l'ore
ad albergar col Tauro si ritorna,
cade vertú da l'infiammate corna
che veste il mondo di novel colore;

et non pur quel che s'apre a noi di fore,
le rive e i colli, di fioretti adorna,
ma dentro dove già mai non s'aggiorna
gravido fa di sé il terrestro humore,

onde tal fructo et simile si colga:
così costei, ch'è tra le donne un sole,
in me movendo de' begli occhi i rai

crïa d'amor penseri, atti et parole;
ma come ch'ella gli governi o volga,
primavera per me pur non è mai.


Quand la planète qui mesure les heures, revient dans le signe du Taureau, il tombe des cornes enflammées une vertu qui revêt le monde d’une couleur nouvelle.

Et non seulement elle orne de fleurs ce qui frappe nos yeux au dehors, comme les plaines et les collines, mais, en dedans où jamais il ne fait jour, elle féconde l’humeur terrestre.

Ce qui fait que l’on cueille ces fruits et d’autres semblables. De même, celle-ci qui, parmi les dames est un Soleil, avec les rayons de ses beaux yeux,

Crée en moi pensers, actes et paroles d’amour. Mais de quelque façon qu’elle les gouverne ou qu’elle les tourne, ce n’est jamais le printemps pour moi.


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Sonnet 9

Il espère dans le temps qui, en rendant Laure moins belle, la lui rendra plus compatissante.


Se la mia vita da l'aspro tormento
si può tanto schermire, et dagli affanni,
ch'i' veggia per vertù de gli ultimi anni,
donna, de' be' vostr'occhi il lume spento,

e i cape' d'oro fin farsi d'argento,
et lassar le ghirlande e i verdi panni,
e 'l viso scolorir che ne' miei danni
a llamentar mi fa pauroso et lento:

pur mi darà tanta baldanza Amore
ch'i' vi discovrirò de' mei martiri
qua' sono stati gli anni, e i giorni et l'ore;

et se 'l tempo è contrario ai be' desiri,
non fia ch'almen non giunga al mio dolore
alcun soccorso di tardi sospiri.


Si ma vie peut se défendre de l’âpre tourment et des angoisses assez longtemps pour que je voie, madame, la lumière de vos beaux yeux éteinte par l’effet des dernières années,

Et les cheveux d’or fin devenir d’argent ; si je vous vois laisser les guirlandes et les vêtements de couleur claire ; et si je vois se décolorer votre visage qui, dans mon malheur, me rend timide et paresseux à me plaindre,

Amour me donnera peut-être assez d’audace pour que je vous découvre quels ont été les ans, les jours et les heures de mon martyre.

Et si alors le temps est contraire aux beaux désirs, il ne pourra pas se faire du moins que ma douleur ne reçoive quelque allégement de vos tardifs soupirs.


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Sonnet 10

Il se réjouit de ce que l’amour de Laure le pousse au souverain bien.


Quando fra l'altre donne ad ora ad ora
Amor vien nel bel viso di costei,
quanto ciascuna è men bella di lei
tanto cresce 'l desio che m'innamora.

I' benedico il loco e 'l tempo et l'ora
che sí alto miraron gli occhi mei,
et dico: Anima, assai ringratiar dêi
che fosti a tanto honor degnata allora.

Da lei ti vèn l'amoroso pensero,
che mentre 'l segui al sommo ben t'invia,
pocho prezando quel ch'ogni huom desia;

da lei vien l'animosa leggiadria
ch'al ciel ti scorge per destro sentero,
sí ch'i' vo già de la speranza altero.


Quand, parmi les autres dames, Amour vient parfois se poser sur le beau visage de celle-ci, autant chacune est moins belle qu’elle, autant croît le désir qui m’énamoure.

Je bénis le lieu, et le temps et l’heure où mes yeux regardèrent si haut, et je dis : mon âme, tu dois en rendre grâce d’avoir été alors jugée digne d’un tel honneur.

D’elle te vient l’amoureux penser qui, tandis que tu le suis, t’achemine au souverain Bien, te faisant estimer peu ce que tout homme désire.

D’elle te vient la noble franchise qui te guide vers le Ciel par un droit sentier, si bien que je vais déjà tout enorgueilli d’espérance.

 


Pétrarque

 

02 petrarque