Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Après la mort de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Après la mort de Laure - Sonnets M-61 à M-70


 

(335/366) - Sonnet M-61 : Il la voit en imagination sous la forme d’un esprit céleste. Il veut la suivre, mais elle disparaît.
(336/366) - Sonnet M-62 : Elle lui est si bien restée au cœur et dans les yeux, que parfois il en vient à croire qu’elle vit encore.
(350/366) - Sonnet M-63 : La nature, contre son habitude, réunit toutes les beautés en elle, mais la fit disparaître trop tôt.
(355/366) - Sonnet M-64 : Éclairé sur la fragilité de son amour sur cette terre, il revient à Dieu.
(337/366) - Sonnet M-65 : Il a bien raison de s’estimer heureux de l’aimer, puisque Dieu l’a prise comme sa chose.
(338/366) - Sonnet M-66 : Lui seul, qui la pleure, et le ciel, qui la possède, la connurent pendant qu’elle vécut.
(339/366) - Sonnet M-67 : Il s’excuse de ne pas l’avoir louée comme elle le méritait, parce que cela lui était impossible.
(340/366) - Sonnet M-68 : Il la prie de le consoler au moins avec la chère et douce vue de son ombre.
(341/366) - Sonnet M-69 : Il est hors de soi, content et heureux de l’avoir vue et de l’avoir entendu parler.
(342/366) - Sonnet M-70 : Quand il pleure, elle accourt sécher ses larmes, et le console.

 

Sonnet M-61

Il la voit en imagination sous la forme d’un esprit céleste. Il veut la suivre, mais elle disparaît.


Vidi fra mille donne una già tale,
ch'amorosa paura il cor m'assalse,
mirandola in imagini non false
a li spirti celesti in vista eguale.

Nïente in lei terreno era o mortale,
sí come a cui del ciel, non d'altro, calse.
L'alma ch'arse per lei sí spesso et alse,
vaga d'ir seco, aperse ambedue l'ale.

Ma tropp'era alta al mio peso terrestre,
et poco poi n'uscì in tutto di vista:
di che pensando anchor m'aghiaccio et torpo.

O belle et alte et lucide fenestre,
onde colei che molta gente attrista
trovò la via d'entrare in sí bel corpo !


J’ai vu naguère, entre mille autres, ma Dame d’un aspect tel que mon cœur fut assailli d’une amoureuse peur, en la voyant sous une image non fausse, semblable, comme forme, aux esprits célestes.

Il n’y avait en elle rien de terrestre ou de mortel, comme à ceux qui ne se soucient d’autre chose que du ciel. Mon âme qui brûla si longtemps, et qui grandit pour elle, désireuse de la suivre, ouvrit les deux ailes.

Mais elle était trop haut pour mon poids terrestre ; et peu après je la perdis complètement de vue ; à cette pensée je me sens encore glacé et plein de stupeur.

Ô belles, hautes et resplendissantes fenêtres, par où celle qui a rendu tant de gens tristes, a trouvé une voie pour entrer dans un si beau corps !


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Sonnet M-62

Elle lui est si bien restée au cœur et dans les yeux, que parfois il en vient à croire qu’elle vit encore.


Tornami a la mente, anzi v'è dentro, quella
ch'indi per Lethe esser non pò sbandita,
qual io la vidi in su l'età fiorita,
tutta accesa de' raggi di sua stella.

Sí nel mio primo occorso honesta et bella
veggiola, in sé raccolta, et sí romita,
ch'i' grido: - Ell'è ben dessa; anchor è in vita -,
e 'n don le cheggio sua dolce favella.

Talor risponde, et talor non fa motto.
I' come huom ch'erra, et poi piú dritto estima,
dico a la mente mia: - Tu se' 'ngannata.

Sai che 'n mille trecento quarantotto,
il dí sesto d'aprile, in l'ora prima,
del corpo uscío quell'anima beata. -


Sans cesse elle me revient à l’esprit, ou plutôt elle y est toujours, celle qui ne peut en être bannie par le Lethé, telle que je la vis en la saison fleurie, toute embrasée des rayons de son étoile.

Au premier abord, je la vois si chaste et si belle, si recueillie en elle-même et si concentrée, que je crie : c’est bien elle ; elle est encore en vie ; et je réclame, comme une faveur, sa douce parole.

Tantôt elle répond et tantôt elle ne dit mot. Moi, comme un homme qui se trompe et puis qui voit plus juste, je dis à mon esprit : tu t’es trompé ;

Tu sais qu’en mil trois cent quarante-huit, le sixième jour d’avril, en la première heure, cette àme bienheureuse sortit de son corps.


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Sonnet M-63

La nature, contre son habitude, réunit toutes les beautés en elle, mais la fit disparaître trop tôt.


Questo nostro caduco et fragil bene,
ch'è vento et ombra, et à nome beltate,
non fu già mai se non in questa etate
tutto in un corpo, et ciò fu per mie pene:

ché Natura non vòl, né si convene,
per far ricco un, por li altri in povertate;
or versò in ogni sua largitate
(perdonimi qual è bella, o si tene).

Non fu simil bellezza anticha o nova,
né sarà, credo; ma fu sí coverta,
ch'a pena se n'accorse il mondo errante.

Tosto disparve: onde 'l cangiar mi giova
la poca vista a me dal cielo offerta
sol per piacer a le sue luci sante.


Ce bien caduc et fragile que nous possédons, qui n’est que vent et qu’ombre et qu’on nomme beauté, ne fut jamais, sinon dans cet âge, réuni tout entier dans un seul corps ; et ce fut pour mon malheur.

Car la Nature ne veut pas, et il ne faut pas en effet, pour enrichir un seul, réduire tous les autres à la pauvreté. Or, elle a déversé sur une seule toutes ses largesses ; que toutes celles qui sont belles, ou se tiennent pour telles, me pardonnent.

Il n’y eut pas, je crois, il n’y aura jamais beauté semblable, antique ou moderne ; mais elle fut si cachée, qu’à peine le monde errant s’en aperçut-il.

Elle disparut vite ; aussi je suis joyeux de changer la courte vue que le ciel m’ait offerte uniquement pour plaire à ses saintes lumières.


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Sonnet M-64

Éclairé sur la fragilité de son amour sur cette terre, il revient à Dieu.


O tempo, o ciel volubil, che fuggendo
inganni i ciechi et miseri mortali,
o dí veloci piú che vento et strali,
ora ab experto vostre frodi intendo:

ma scuso voi, et me stesso riprendo,
ché Natura a volar v'aperse l'ali,
a me diede occhi, et io pur ne' miei mali
li tenni, onde vergogna et dolor prendo.

Et sarebbe ora, et è passata omai,
di rivoltarli in piú secura parte,
et poner fine a li 'nfiniti guai;

né dal tuo giogo, Amor, l'alma si parte,
ma dal suo mal; con che studio tu 'l sai;
non a caso è vertute, anzi è bell'arte.


Ô temps, ô ciel variable, qui abusez en fuyant les aveugles et misérables mortels ; ô jours plus rapides que le vent et les flèches, maintenant je connais vos fraudes par expérience.

Mais je vous excuse, et c’est moi seul que je blâme : car la Nature vous ouvrit les ailes pour voler ; à moi, elle me donna les yeux, et je les ai seulement employés à mes propres maux ; dont j’ai vergogne et douleur.

Et il serait l’heure — elle est désormais passée — de les retourner d’un côté plus sûr, et de mettre terme aux gémissements sans fin.

Ce n’est pas de ton joug, Amour, que mon âme se délivre, mais de son mal ; avec quel soin, tu le sais. Ce n’est pas un hasard que la vertu, mais bien un bel art.


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Sonnet M-65

Il a bien raison de s’estimer heureux de l’aimer, puisque Dieu l’a prise comme sa chose.


Quel, che d'odore et di color vincea
l'odorifero et lucido orïente,
frutti fiori herbe et frondi (onde 'l ponente
d'ogni rara eccellentia il pregio avea),

dolce mio lauro, ove habitar solea
ogni bellezza, ogni vertute ardente,
vedeva a la sua ombra honestamente
il mio signor sedersi et la mia dea.

Ancor io il nido di penseri electi
posi in quell'alma pianta; e 'n foco e 'n gielo
tremando, ardendo, assai felice fui.

Pieno era il mondo de' suoi honor' perfecti,
allor che Dio per adornarne il cielo
la si ritolse: et cosa era da lui.


Celui qui surpassait en parfums et en éclat l’odoriférant et lumineux Orient, fruits, fleurs, herbes et feuillages, et d’où le Ponant avait le prix de toute rare excellence,

Mon doux laurier, où avait coutume d’habiter toute beauté, toute ardente vertu, voyait s’asseoir chastement à son ombre mon Seigneur et ma Déesse.

Moi aussi j’ai placé le nid de mes pensées choisies sur cette belle plante ; et, dans le feu comme dans le gel, tremblant et brûlant, j’ai été très heureux.

Le monde était plein de ses mérites parfaits, alors que Dieu, pour en orner le ciel, la rappela à soi ; et c’était une chose faite pour lui.


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Sonnet M-66

Lui seul, qui la pleure, et le ciel, qui la possède, la connurent pendant qu’elle vécut.


Lasciato ài, Morte, senza sole il mondo
oscuro et freddo, Amor cieco et inerme,
Leggiadria ignuda, le bellezze inferme,
me sconsolato et a me grave pondo,

Cortesia in bando et Honestate in fondo.
Dogliom'io sol, né sol ò da dolerme,
ché svelt'ài di vertute il chiaro germe:
spento il primo valor, qual fia il secondo ?

Pianger l'aer et la terra e 'l mar devrebbe
l'uman legnaggio, che senz'ella è quasi
senza fior' prato, o senza gemma anello.

Non la conobbe il mondo mentre l'ebbe:
conobbil'io, ch'a pianger qui rimasi,
e 'l ciel, che del mio pianto or si fa bello.


Tu as laissé, ô Mort, le monde sans soleil, obscur et froid, Amour aveugle et désarmé, la grâce nue, les beautés impuissantes ; moi inconsolé et lourd fardeau à moi-même ;

La courtoisie exilée et l’honnêteté détruite. Je m’afflige seul, et cependant je n’ai pas seul motif de m’affliger, car tu as arraché le germe éclatant de la vertu. Maintenant que le premier mérite est éteint, qu’adviendra-t-il du second ?

L’air, et la terre et la mer devraient pleurer sur la race humaine qui, sans elle, est comme un pré sans fleur, ou un anneau sans pierre précieuse.

Le monde ne la connut pas pendant qu’il la posséda ; je la connus, moi qui suis resté ici à la pleurer, et le ciel aussi que la cause même de mes pleurs rend maintenant si beau.


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Sonnet M-67

Il s’excuse de ne pas l’avoir louée comme elle le méritait, parce que cela lui était impossible.


Conobbi, quanto il ciel li occhi m'aperse,
quanto studio et Amor m'alzaron l'ali,
cose nove et leggiadre, ma mortali,
che 'n un soggetto ogni stella cosperse:

l'altre tante sí strane et sí diverse
forme altere, celesti et immortali,
perché non furo a l'intellecto eguali,
la mia debil vista non sofferse.

Onde quant'io di lei parlai né scrissi,
ch'or per lodi anzi a Dio preghi mi rende,
fu breve stilla d'infiniti abissi:

ché stilo oltra l'ingegno non si stende;
et per aver uom li occhi nel sol fissi,
tanto si vede men quanto piú splende.


Je connus, tout le temps que le ciel m’ouvrit les yeux et que le désir et Amour élevèrent mes ailes, les choses nouvelles et charmantes, mais mortelles, que toutes les étoiles répandirent sur un seul objet.

Toutes les autres choses, si étrangères et si diverses, formes altières, célestes et immortelles, comme elles étaient au-dessus de mon intelligence, ma vue débile ne put les supporter.

C’est pourquoi, tout ce que d’elle j’ai dit ou écrit, et qu’elle me rend maintenant en éloges ou plutôt en prières à Dieu, fut une faible goutte dans d’infinis abîmes.

Car le style ne s’étend pas au delà du génie, et, pour avoir les yeux fixés sur le soleil, l’homme voit d’autant moins que la splendeur du Soleil est plus grande.


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Sonnet M-68

Il la prie de le consoler au moins avec la chère et douce vue de son ombre.


Dolce mio caro et precïoso pegno,
che natura mi tolse, e 'l Ciel mi guarda,
deh come è tua pietà ver' me sí tarda,
o usato di mia vita sostegno ?

Già suo' tu far il mio sonno almen degno
de la tua vista, et or sostien' ch'i' arda
senz'alcun refrigerio: et chi 'l retarda ?
Pur lassú non alberga ira né sdegno:

onde qua giuso un ben pietoso core
talor si pasce delli altrui tormenti,
sí ch'elli è vinto nel suo regno Amore.

Tu che dentro mi vedi, e 'l mio mal senti,
et sola puoi finir tanto dolore,
con la tua ombra acqueta i miei lamenti.


Doux, cher et précieux gage que Nature m’a ravi et que le Ciel me garde, ah ! comment ta pitié pour moi est-elle si tardive, ô soutien habituel de ma vie ?

Jadis tu avais coutume de rendre mon sommeil au moins digne de ta vue ; et maintenant tu souffres que je brûle sans aucun rafraîchissement ; et qui cause ce retard ? Pourtant, là-haut n’habitent ni la colère ni le dédain,

Grâce auxquelles ici-bas un cœur bien compatissant se repaît parfois des tourments d’autrui, de sorte qu’Amour est vaincu dans son propre royaume.

Toi qui vois au dedans de moi et connais mon mal, et qui seule peut mettre fin à tant de douleur, apaise mes plaintes avec ton ombre.


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Sonnet M-69

Il est hors de soi, content et heureux de l’avoir vue et de l’avoir entendu parler.


Deh qual pietà, qual angel fu sí presto
a portar sopra 'l cielo il mio cordoglio ?
Ch'anchor sento tornar pur come soglio
madonna in quel suo atto dolce honesto

ad acquetare il cor misero et mesto,
piena sí d'umiltà, vòta d'orgoglio,
e 'nsomma tal ch'a morte i' mi ritoglio,
et vivo, e 'l viver piú non m'è molesto.

Beata s'è, che pò beare altrui
co la sua vista, over co le parole,
intellecte da noi soli ambedui:

- Fedel mio caro, assai di te mi dole,
ma pur per nostro ben dura ti fui, -
dice, et cos'altre d'arrestare il sole.


Ah ! quelle pitié, quel ange furent si prompts à porter dans le ciel le deuil de mon cœur, que je vois encore, comme d’habitude, revenir ma Dame avec son doux et honnête maintien,

Pour apaiser mon cœur misérable et chagrin ? je la vois si remplie d’humilité, si dépouillée d’orgueil, et telle en somme, que je me reprends à la mort et que je vis, et que vivre ne m’est plus importun.

Bienheureuse es-tu, toi qui peux rendre heureux autrui par ta vue, ou par les paroles comprises seulement par nous deux.

Mon cher fidèle, je m’afflige beaucoup sur toi, mais pourtant c’est pour notre bien que je te fus cruelle. Voilà ce qu’elle dit, et d’autres choses encore à arrêter le Soleil.


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Sonnet M-70

Quand il pleure, elle accourt sécher ses larmes, et le console.


Del cibo onde 'l signor mio sempre abonda,
lagrime et doglia, il cor lasso nudrisco,
et spesso tremo et spesso impallidisco,
pensando a la sua piaga aspra et profonda.

Ma chi né prima simil né seconda
ebbe al suo tempo, al lecto in ch'io languisco
vien tal ch'a pena a rimirar l'ardisco,
et pietosa s'asside in su la sponda.

Con quella man che tanto desïai,
m'asciuga gli occhi, et col suo dir m'apporta
dolcezza ch'uom mortal non sentí mai.

« Che val - dice - a saver, chi si sconforta ?
Non pianger piú: non m'ài tu pianto assai ?
Ch'or fostú vivo, com'io non son morta!»


De cette nourriture dont mon Seigneur abonde toujours les larmes et le deuil, je nourris mon cœur lassé ; et souvent je tremble et souvent je deviens pâle, en pensant à sa blessure âpre et profonde.

Mais celle qui n’eut, en son temps ni égale, ni seconde, vient près du lit où je languis, telle que j’ose à peine la regarder, et, pieuse, s’assoit sur le bord.

De cette main que j’ai tant désirée, elle essuie mes yeux, et son parler m’apporte une douceur qu’un homme mortel n’éprouva jamais.

Que sert de savoir, à celui qui se décourage ? dit-elle. Ne pleure plus ; ne m’as-tu pas assez pleurée ? Que n’es-tu maintenant vivant comme il est vrai que je ne suis pas morte !

 


Pétrarque

 

02 petrarque