Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 11



Argument du Chant 11

Les deux poètes arrivent au bord du septième cercle. Les exhalaisons fétides qui sortent de l'abime les forcent de ralentir leur marche. Virgile profite de ce temps d'arrêt pour faire à Dante la topographie des lieux qu'ils ont encore à parcourir. Ils vont descendre dans trois cercles pareils à ceux qu'ils ont traversés : dans le premier (le septième de tout l'Enfer), sont les violents. Mais comme il y a trois sortes de violence, selon qu'elle s'exerce contre Dieu, contre le prochain ou contre soi-même, le premier cercle est divisé en trois degrés. Dans le second cercle sont les fourbes; dans le dernier, les doubles fourbes, les traîtres. Dante hasarde quelques questions : Pourquoi les voluptueux, les furieux, les gloutons, les intempérants de toutes sortes ne sont-ils pas dans la cité de feu ? Comment Virgile a-t-il pu dire que l'usure est une violence contre Dieu ? — Virgile répond à tout, appuyant à la fois ses raisonnements sur la philosophie d'Aristote et sur les saintes Écritures.

 


Chant 11

Tout à l'extrémité d'une rive escarpée
Que formait une roche en cercle découpée,
Nous vînmes au-dessous d'un abîme nouveau.

Et, pour nous garantir du souffle délétère
Qui montait jusqu'à nous de ce profond cratère,
Nous cherchâmes abri derrière un grand tombeau.

Sur son couvercle ouvert on lisait cette phrase :
« Je porte dans mes flancs le pontife Anastase,
Que le diacre Photin entraîna dans l'erreur. »

— « Descendons lentement cette pente inégale,
Pour nous accoutumer aux vapeurs qu'elle exhale,
Et nous pourrons après avancer sans horreur. »

Ainsi parla le maître, et moi : « Par ta parole,
Fais que le temps au moins sans profit ne s'envole. »
— « Oui, » reprit-il, « tu vois que j'y pense, mon fils ! »

Puis, après une pause : « En ces rocheux abîmes
Sont trois cercles, pareils aux autres que nous vîmes,
Étages l'un sur l'autre et toujours plus petits.

Tous sont chargés d'esprits que le Ciel dut maudire.
Pour qu'un simple coup d'œil puisse après te suffire,
Apprends quel est le crime, et quel le châtiment !

Des péchés que poursuit la colère céleste
L'injustice est le terme, et, ce terme funeste,
On l'atteint par la fourbe ou bien violemment.

La fourbe, vice propre à l'humaine nature,
Fait plus horreur à Dieu : les hommes d'imposture
Gisent donc tout en bas et sont plus torturés.

Ce premier cercle entier est pour les violences ;
Mais comme dans ce crime il est des différences,
Ainsi que le péché, le cercle a trois degrés.

On agit en effet contre l'Être suprême
Ou contre le prochain ou bien contre soi-même,
Frappant personne et biens, comme tu vas le voir.

On donne à son prochain d'une main violente
Le coup de mort, souvent la blessure plus lente.
Feu, rapt, exactions, attaquent son avoir.

Or, ceux qui se sont teints de sang, les homicides,
Les hommes de ravage et les brigands avides,
Souffrent séparément dans le premier degré.

L'homme peut, sur soi-même usant de violence,
Sur son corps ou ses biens exercer sa démence :
C'est au second degré que gît désespéré

Quiconque s'est privé d'une vie importune,
Ou bien aux quatre vents a jeté sa fortune
Et pleuré dans le monde au lieu d'y vivre heureux.

L'homme fait violence à Dieu quand en soi-même
Il l'ose renier ou tout haut le blasphème,
Qu'il blesse la nature et ses dons généreux.

Donc le plus bas degré renferme en son orbite
L'usurier de Cahors avec le sodomite.
Et tous les cœurs par qui Dieu fut injurié.

Pour la fourbe, remords de toute conscience,
Tantôt elle trahit la sainte confiance,
Tantôt elle surprend qui ne s'est pas fié.

Elle ne brise alors, moins coupable imposture,
Que ce lien d'amour forgé par la nature.
Or donc le second cercle enferme en son giron

L'hypocrisie infâme avec la flatterie,
Simonie et larcin, faux et sorcellerie,
Escrocs, entremetteurs, et semblable limon.

Mais la première fourbe attaque plus impure,
Outre ce nœud d'amour qu'a forgé la nature,
Cet autre qui s'y joint plus doux et plus sacré.

Aussi c'est tout au fond de l'enceinte profonde,
Dernier cercle où Dite siège au centre du monde,
C'est là que gît le traître à jamais torturé !

— « Tes explications sont précises, ô maître, »
Dis-je alors ; « tu m'as fait on ne peut mieux connaître
Les cercles de ce gouffre avec ses habitants.

Mais, dis-moi, ceux qui sont dans le grand lac de boue,
Ceux qu'abîme la pluie ou dont le vent se joue,
Qui se heurtent avec des accents insultants,

Pourquoi, s'ils ont de Dieu soulevé la justice,
Dans la cité du feu n'ont-ils pas leur supplice ?
Sinon, ces malheureux, pourquoi sont-ils frappés ? »

Et lui me répondit : « Vraiment, c'est chose rare
Que ton esprit délire à ce point et s'égare :
A moins que tes pensers ailleurs soient occupés.

Ne te souvient-il plus déjà de ce passage
Du traité de l'Éthique où disserte le sage
Des trois mauvais penchants que réprouve le Ciel.

Malice, incontinence et fureur bestiale,
Et que l'incontinence est toujours moins fatale,
Moins maudite de Dieu, quoique péché mortel ?

Si tu veux bien peser de près cette sentence
Et te rappeler ceux qui font leur pénitence
Hors d'ici dans les lieux que nous avons passés,

Tu comprendras pourquoi de la race perfide
Dieu les a séparés, justice moins rigide
Qui du marteau pourtant frappe ces insensés. »

— « O soleil qui toujours as brillé sur ma route,
Tu m'éclaires si bien, quand tu lèves un doute,
Que j'aime presque autant douter que de savoir !

Une pensée encore est demeurée obscure :
C'est à Dieu, disais-tu, que s'attaque l'usure,
Explique cette énigme où je ne saurais voir. »

— « De la philosophie, à qui bien l'étudie,
Il ressort, » me dit-il, « et dans mainte partie,
Que la mère Nature est émanée un jour

De l'intellect divin et de son art unique;
Et si tu veux jeter les yeux sur la Physique,
Dès les premiers feuillets tu verras qu'à son tour

La Nature est le sein d'où l'Art mortel dut naître,
Qu'il la suit comme fait un élève son maître,
Si bien que l'Art humain est petit-fils de Dieu.

A ce double foyer de l'Art, de la Nature,
Comme tu l'as pu voir dans la sainte Écriture,
L'homme doit se nourrir en amassant un peu.

Par un autre chemin l'usurier marche et gagne ;
Dédaignant la Nature et l'Art qui l'accompagne,
Sur d'autres fondements son espoir est placé.

Mais suis-moi, nous pouvons marcher en confiance:
Le signe des Poissons à l'horizon s'avance ;
Le Chariot sur Corus est couché renversé,

Et, plus loin, le rocher semble comme abaissé. »

 


Dante

 

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