Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 17



Rappelle-toi, lecteur, si jamais en montagne
tu t’es vu tout à coup surpris par le brouillard,
plus épais que ne l’est la taie aux yeux des taupes,

rappelle-toi comment, lorsque la brume humide
commence à s’éclaircir, le globe du soleil
pénètre faiblement au sein de ces vapeurs ;

et de cette façon ton esprit parviendra
à voir plus aisément comment j’ai retrouvé
tout d’abord le soleil en train de se coucher.

Puis, suivant pas à pas la marche dévouée
du maître, je sortis hors de cette buée
pendant que la lumière expirait sur les bords.

Imagination, ô toi qui nous entraînes
si loin de nous parfois, qu’on ne s’en rend plus compte,
même si près de nous cent trompettes éclatent,

qui t’émeut, quand les sens ne t’offrent nulle prise ? (179)
Sans doute une clarté qui prend sa forme au ciel,
seule, ou par un vouloir d’un haut, qui nous l’infuse.

Soudain le changement de cette femme impie
transformée en oiseau qui chante mieux que tous,
sur l’écran de l’esprit apparut comme une ombre (180) ;

et alors celui-ci se referma si bien
sur lui-même, que rien de ce qui lui venait
du monde extérieur n’aurait pu le distraire.

Et puis sur mon esprit tomba comme une pluie
la vision d’un homme orgueilleux et farouche
qui, mis en croix, mourait comme il avait vécu (181).

Près de lui se tenait le grand Assuérus
avec sa femme Esther, le juste Mardochée,
également intègre en parole et en fait.

Et comme ce tableau s’était évanoui,
se brisant de lui-même, comme il arrive aux bulles,
lorsque l’eau qui les fait commence à leur manquer,

de mes rêves surgit certaine jeune fille
pleurant amèrement, et qui disait : « Ô reine,
pourquoi ta rage a-t-elle aimé mieux le non-être ?

Tu t’es donné la mort pour garder Lavinie !
Tu ne l’as pas gardée ; et me voici qui pleure,
avant celui d’un autre, ô mère, ce trépas ! » (182)

Comme le prompt rayon tombant sur les paupières
descelle le visage et brise le sommeil
qui, tout cassé, frétille et se meurt doucement,

ainsi mes visions s’estompèrent ensuite,
sitôt que mon regard perçut une lumière
plus grande que les feux dont on use ici-bas (183).

J’allais me retourner pour mieux voir où j’étais,
lorsqu’une voix me dit : « C’est par ici qu’on monte »,
me distrayant ainsi de toute autre pensée

et faisant naître en moi si fortement l’envie
de savoir quel était celui qui me parlait,
que je n’eus pas de trêve avant de l’avoir vu.

Mais comme le regard soutient mal le soleil
et l’excès de lumière empêche de le voir,
ma force défaillit en sentant sa présence.

« C’est un esprit divin qui nous montre la voie
pour aller vers le haut, sans se faire prier,
et sa propre splendeur empêche qu’on le voie.

Il agit avec nous comme on fait pour soi-même ;
car au besoin qui presse on n’attend la prière
que pour mieux préparer un refus malveillant.

Mettons d’accord nos pas et l’offre qu’il nous fait :
hâtons-nous de monter avant qu’il fasse noir ;
sinon, nous attendrons jusqu’au retour du jour. »

Ainsi parla mon guide ; et d’un commun accord
nous partîmes tous deux vers certain escalier ;
et à peine arrivés sur la première marche,

quelque chose passa comme un battement d’aile,
me frôlant le visage (184), et me dit : « Beati
pacifici, fuyant la mauvaise colère. »

Les tout derniers rayons qui font place à la nuit
montaient déjà si haut au-dessus de nos têtes,
que l’on voyait pointer par endroits les étoiles.

« Ô ma vigueur, pourquoi vacilles-tu si fort ? »
me disais-je tout bas, car je croyais sentir
la force de mes pieds m’abandonner soudain.

Arrivés à l’endroit où finit la montée,
en haut de l’escalier, nous restions sans bouger,
semblables à la nef qui vient d’entrer au port.

J’attendis un instant, pour voir si j’entendais
le moindre bruit venir de ce nouveau palier (185),
puis je me retournai vers mon maître et lui dis :

« Doux père, explique-moi, quelle espèce d’offense
purge-t-on dans l’enceinte où nous venons d’entrer ?
Suspendons notre marche, et poursuis ton discours ! »

Il répondit alors : « L’amour du bien, qui manque
de pouvoir agissant, est ici redressé ;
c’est ici qu’on punit le rameur négligent.

Mais afin de pouvoir me comprendre encor mieux,
pense à ce que je dis, et tu verras ainsi
que ce petit repos n’est pas sans avantage.

Mon fils, poursuivit-il, jamais le créateur
et jamais le créé n’ont été sans amour,
naturel ou voulu (186) : cela, tu le sais bien.

Notre amour naturel ne connaît pas d’erreur ;
l’autre peut se tromper, si l’objet est indigne
et s’il contient en lui trop ou trop peu d’ardeur.

Aussi longtemps qu’il reste adscrit au Bien premier (187)
et cherche sagement les autres biens seconds,
il ne peut inspirer aucun désir coupable.

Mais lorsqu’il vise mal, ou qu’il court vers le bien
avec un souci moindre ou plus grand qu’il ne faut,
il dresse le créé contre le créateur.

Tu comprendras de là que l’amour est en vous
la semence à la fois de toutes les vertus
et l’aiguillon premier des actes réprouvés.

Or, sachant que l’amour ne saurait détourner
son regard du bonheur de celui qui le porte,
il s’ensuit qu’on ne peut se détester soi-même ;

et comme, d’autre part, on ne conçoit nul être
existant par lui seul, si ce n’est le premier,
celui-ci ne peut être objet d’aucune haine.

Il en résulte donc, si je m’explique bien,
que le mal que l’on aime est celui du prochain,
que le fumier humain produit de trois façons.

L’un pense quelquefois que la perte d’autrui
serait un avantage, et c’est pourquoi son rêve
est de le voir tomber du haut de sa grandeur.

Un autre a peur de perdre honneur, puissance, gloire
ou faveur, dès qu’il voit quelqu’un le vent en poupe,
et s’en afflige au point d’aimer mieux son malheur.

Un autre est révolté par l’injustice, au point
qu’il n’appartient à rien qu’à sa soif de vengeance
et pourchasse avant tout le mal de son prochain.

C’est ce triforme amour qu’on déplore plus bas (188) ;
mais il te faut savoir qu’il en existe un autre,
l^qui recherche le bien par des moyens pervers.

Chacun porte en son coeur confusément l’idée
d’un bien dont l’âme rêve et qui lui rend la paix ;
partant, chacun s’efforce à s’approcher de lui.

Si l’amour est trop lent, qui s’applique à le voir
ou cherche à le gagner, c’est dans cette corniche
qu’on en reçoit la peine après le repentir.

Il est un autre bien qui ne rend pas heureux (189) ;
ce n’est pas le bonheur, ni cette bonne essence
qui fait de tous les biens la racine et le fruit.

L’amour qui s’abandonne à ce bien est la cause
que l’on pleure au-dessus, dans trois cercles suivis ;
mais comme une raison tripartite y préside,

je préfère me taire et te laisser chercher. »

 

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179 - Les visions du chant précédent s’adressaient aux sens : le poète croyait voir et entendre les scènes qu’il raconte. Ici, à la sortie de la troisième terrasse, de nouvelles visions, qui offrent des exemples de colère punie, s’adressent seulement à l’imagination, sans intéresser en même temps les sens.

180 - Procné, jalouse de son mari, avait tué son propre fils ; elle fut transformée en rossignol ; cf. plus haut, la note 89.

181 - Aman, le ministre d’Assuérus.

182 - Amata, femme du roi Latinus et mère de Lavinie, s’était tuée dans un accès de colère, croyant que son futur gendre, Turnus, était déjà mort, et refusant de voir Lavinie mariée à Enée.

183 - L’ange qui veille à la sortie du troisième giron.

184 - C’est par ce geste que l’ange efface le troisième P sur le front de Dante.

185 - La quatrième terrasse du Purgatoire, occupée par les négligents.

186 - L’amour inné ou instinctif, qui ne saurait se tromper ou commettre des erreurs, puisqu’il est mis au coeur de la créature par Dieu, mais qui peut viser mal, ou montrer trop ou trop peu d’application ; et l’amour d’élection, qui est sujet à l’erreur.

187 - Dieu.

188 - C’est dans les trois premiers girons du Purgatoire que l’on purge la faute de l’amour, dans ses trois aspects, orgueil, envie et colère.

189 - Le bien matériel, le bien de ce monde, qui ne saurait produire le vrai bonheur. Ceux qui se sont attachés avec excès à cette sorte de biens, c’est-à-dire les avares, les gourmands et les luxurieux, occupent les dernières terrasses du Purgatoire.

 


Dante

 

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