Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 08



Argument du Chant 08

Une barque paraît sur le lac, répondant à des signaux partis de la tour. C'est la barque du démon Phlégias. Virgile et Dante y montent et traversent le Styx. Pendant le trajet, ils rencontrent l'ombre de Philippe Argenti, Florentin fameux par ses emportements. Il est assailli par les autres ombres furieuses, et disparaît bientôt dans la bourbe. Les deux poètes débarquent devant la cité de Dité. Des démons menaçants en défendent le seuil ; mais Virgile rassure Dante en lui annonçant un divin auxiliaire qui triomphera de leur résistance.

 


Chant 08

Suivons de mon récit la trame continue :
Avant d'atteindre au pied de la tour haute et nue,
Vers le faîte déjà nos regards se portaient.

Deux fanaux au sommet balançaient leur lumière;
Un autre feu semblait leur répondre, en arrière,
Si lointain que nos yeux à peine le voyaient.

J'interrogeai mon maître : « Océan de science ! »
Dis-je « pourquoi ces feux ? et cet autre à distance ?
Et quelles mains là-haut font briller ces signaux ? »

Il me dit : « Tu peux voir, là-bas, si l'onde impure
N'a pas de ses vapeurs troublé ta vue obscure,
Celui que l'on attend s'approcher sur les eaux. »

Léger comme une flèche et telle dans l'espace
Échappée à la corde elle fend l'air et passe,
J'aperçus dans l'instant un esquif tout petit

Qui glissait sur les eaux comme à notre poursuite.
Par un seul nautonier la barque était conduite;
Il s'écriait : « Enfin, tu viens, traître maudit ! »

« Phlégias, Phlégias, » dit aussitôt Virgile,
« Tais-toi ! pour cette fois ta rage est inutile.
Tu ne nous auras plus, sitôt l'étang passé. »

Tel un homme soudain trompé dans son attente
Cache au fond de son cœur le fiel qui le tourmente,
Tel Phlégias, du coup secrètement blessé.

Mon guide descendit alors dans la nacelle,
Et moi j'y mis le pied après lui ; le bois frêle
Ne parut se charger que quand j'y fus entré.

Et dès que tous les deux nous fûmes dans la barque,
Elle partit, creusant une plus forte marque
Sur le flot doucement d'ordinaire effleuré.

Tandis que nous courions sur l'eau morte, à la proue
Du fantôme se dresse et tout couvert de boue :
— « Avant l'heure tu viens, » dit-il, « qui donc es-tu ? »

« Je ne fais que passer dans ce lieu d'anathème ;
Pour te souiller ainsi qui donc es-tu toi-même ? »
« Hélas, je suis une ombre en pleurs, tu l'as bien vu.

— « Eh bien, lui répondis-je, être indigne, demeure;
Demeure dans ta boue, esprit maudit, et pleure !
Car je te reconnais sous ton masque fangeux. »

L'ombre alors étendit ses mains vers la nacelle,
Mais mon maître aussitôt la repoussa loin d'elle,
Disant : « Vers tes pareils, va-t'en, chien furieux ! »

Puis, jetant ses deux bras à l'entour de ma tête,
Il m'embrasse et me dit : « O cœur fier, cœur honnête,
Bénis et bienheureux les flancs qui t'ont porté !

Des fureurs de l'orgueil cette âme est encor noire
Et pas une vertu n'a paré sa mémoire ;
Ici, c'est un démon dans la fange irrité.

Que de grands rois, là-haut, qui font trembler le monde,
Giront comme des porcs dans cette bourbe immonde,
Ne laissant après eux que d'horribles mépris ! »

Et moi je dis : « J'aurais du plaisir, ô mon maître,
A voir dans le bourbier ce pécheur disparaître
Avant que de ce lac tous deux soyons sortis. »

— « Avant qu'à nos regards la rive ne paraisse,
Tu pourras contenter le désir qui te presse, »
Dit-il, « et devant toi va s'accomplir ton vœu. »

Aussitôt des esprits je vis l'impure tourbe
Harceler à l'envi le pécheur dans sa bourbe.
Et maintenant encor j'en loue et bénis Dieu !

« Sur Philippe Argenti, » criaient-ils, « anathème ! »
L'insensé Florentin, tourné contre lui-même,
Semblait se déchirer le corps avec les dents.

Il disparut. Plus loin, une rumeur plaintive
Vint frapper tout à coup mon oreille attentive ;
Inquiet, devant moi j'ouvris des yeux ardents.

— « A nos regards, mon fils, » dit alors mon bon maître,
La cité dont le nom est Dité va paraître
Avec ses habitants nombreux et désolés. »

— « Au fond de la vallée, ô maître, » répondis-je,
« J'en vois déjà les murs tout vermeils, quel prodige !
De la flamme on dirait qu'ils sortent tout brûlés. »

« L’éternel feu, » dit-il, « qui ronge ses entrailles,
De la cité terrible a rougi les murailles,
Ainsi que tu le vois dans ce profond Enfer. »

Nous entrâmes bientôt, par une route creuse,
Dans les fossés bordant la cité douloureuse.
Les murs, en approchant, me paraissaient de fer.

Après un long circuit, de sa voix la plus forte
Le nocher nous cria : « Sortez, voici la porte ! »
Nous étions arrivés et nous touchions au bord.

Sur le seuil foisonnait cette race perverse,
Anges précipités du Ciel comme une averse.
Furieux ils criaient : « Qui donc avant la mort

Dans l'empire des morts ose marcher indigne ? »
Et mon avisé maître à ces démons fait signe
De vouloir en secret leur parler un moment.

Lors contenant un peu la fureur qui les presse,
Ils dirent : « Viens toi seul, mais lui, qu'il disparaisse,
Lui qui dans ce royaume entre si hardiment !

Puisqu'il a pu tenter cette folle aventure,
Qu'il trouve son chemin dans la contrée obscure !
Et toi qui l'as guidé, reste ici désormais ! »

Lecteur, en entendant, ces paroles de rage,
Tu peux te figurer si je repris courage !
Sur la terre je crus ne revenir jamais.

— « Guide chéri, toi qui dans mon âme inquiète
As mis plus de sept fois le calme, et de ma tête
Écarté les périls qui se dressaient hideux,

Ne m'abandonne pas dans la désespérance,
Et s'il est défendu que plus loin je m'avance,
Retournons promptement sur nos pas, tous les deux ! »

Et lui qui jusque-là m'avait conduit: « Courage ! »
Me dit-il, « nul ne peut nous fermer ce passage;
Un plus puissant que tous a dirigé nos pas.

Attends-moi dans ces lieux, et de bonne espérance
Réconforte et nourris ton âme en défaillance :
Dans le monde infernal tu ne resteras pas. »

Ce disant, mon bon père au milieu de la route
M'abandonne, et tout seul je reste en proie au doute,
Boulant le pour, le contre, en mon cœur agité.

Je ne pouvais ouïr ce qu'aux âmes rebelles
Il disait; mais à peine il parlait avec elles
Que toutes à l'envi couraient vers la cité.

Mon maître s'avança; mais cette armée hostile
Lui ferma brusquement les portes de la ville,
Et, demeuré dehors, il revint à pas lents.

L'œil à terre et le front dépouillé d'assurance,
Il soupirait, disant : « Quelle est donc la puissance
Qui ferme devant moi le seuil des lieux dolents ? »

Puis à moi: « Nous vaincrons, bien que je m'en irrite,
L'obstacle suscité par la race proscrite,
Malgré leur résistance et malgré leur courroux.

Je connais leur audace et leur vieille insolence;
Ailleurs ils ont usé de cette violence :
Le seuil qu'ils défendaient est encor sans verrous.

C’est la porte où tu vis l'inscription fatale.
Et déjà, descendant la vallée infernale,
Quelqu'un traverse seul les cercles de la mort,

Par qui cette cité s'ouvrira sans effort. »

 


Dante

 

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