Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 27



« Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit ! » fut
le chant qu’au Paradis j’entendis commencer,
si doux, que ses accents étaient comme une ivresse.

Ce que j’apercevais me paraissait un rire
de l’univers, si bien que cette même ivresse
pénétrait à la fois par l’oreille et par l’oeil.

Ineffable allégresse ! ô bonheur ! existence
qui n’est faite de rien que d’amour et de paix !
ô richesse certaine, où manquent les envies !

Comme devant mes yeux se tenaient allumés
les quatre feux, l’un d’eux, le premier arrivé
s’était mis à briller d’un bien plus vif éclat,

et son aspect fut tel que serait devenu
Jupiter, si lui-même et Mars étaient oiseaux
et venaient d’échanger tout à coup leur plumage (374).

Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes
et les emplois là-haut, avait de toutes parts
au choeur des bienheureux imposé le silence,

quand j’entendis parler : « Si ma couleur se change,
ne t’en étonne point, car, pendant que je parle,
tu verras que les autres changeront à leur tour.

Celui qui, sur la terre, usurpe et tient ma place (375),
ma place, oui, je dis bien ma place, qui demeure
en ce moment vacante aux yeux du Fils de Dieu,

de mon propre sépulcre a fait une cloaque
je pourriture et sang, qui fait que le pervers
qui tomba d’ici-haut, dans son repaire en rit. »

Je m’aperçus alors que le ciel se couvrait
de la même couleur dont le soleil habille
le matin et le soir le nuage opposé ;

et comme, en conservant l’assurance à part soi,
rougit l’honnête femme et perd sa contenance,
entendant le récit des errements d’une autre,

Béatrice changeait elle aussi de visage,
je crois que dans les cieux l’éclipsé était pareille,
lors de la passion du suprême Pouvoir.

Puis, je pus écouter la suite du discours,
mais faite d’une voix d’autant plus altérée,
que son aspect visible demeurait inchangé :

« Non, l’Épouse du Christ n’a pas été nourrie
de mon sang, de celui de Lin et d’Anaclet (376),
pour l’employer ensuite à ramasser de l’or ;

mais c’est pour acquérir ce bonheur éternel,
que Sixte ainsi que Pie et Calixte et Urbain
ont versé tour à tour leurs larmes et leur sang.

Nous n’avons pas voulu que du peuple chrétien
nos propres successeurs composent deux partis,
plaçant l’un à leur droite et l’autre à leur main gauche (377),

ni que ces saintes clefs dont j’avais eu la garde,
sur un drapeau guerrier puissent servir d’enseigne
pour conduire au combat contre d’autres chrétiens ;

ni que l’on fît de moi pour quelque privilège
mensonger ou vendu la figure d’un sceau (378),
qui m’a fait flamboyer et rougir bien des fois.

Sous l’habit des pasteurs on aperçoit d’ici
rôder parmi les prés les loups les plus rapaces :
ô justice de Dieu, pourquoi tant sommeiller ?

Cahorsins et Gascons préparent leurs boissons
de notre propre sang (379) : ô bon commencement,
dans quelle triste fin te faudra-t-il sombrer ?

Pourtant, le même ciel qui produisit à Rome
Scipion, défenseur de la gloire du monde,
y portera remède, à ce que je prévois (380).

Et toi-même, mon fils, que ton poids de mortel
doit ramener sur terre, ouvre grande la bouche,
dis tout haut ce que, moi, je ne t’ai point caché ! »

Et comme dans nos airs foisonne vers le bas
la vapeur congelée, au moment où la corne
de la Chèvre du ciel a rejoint le soleil (381),

ainsi j’ai vu l’éther se peupler tout à coup
et voler vers le haut les vapeurs triomphantes
qui faisaient jusqu’alors leur séjour près de nous.

Ma vue en poursuivit les évolutions
et les accompagna pendant que la distance
ne dressa point de mur qu’elle ne pût franchir.

Ma dame en ce moment, voyant que mon regard
ne cherchait plus le haut, me dit : « Abaisse donc
tes yeux, pour mesurer le chemin parcouru ! »

Depuis l’heure où j’avais tout d’abord regardé,
je vis comme déjà j’avais couru tout l’arc
que fait du centre au bout notre premier climat (382).

Au-dessus de Gadès, je contemplai d’Ulysse
la folle traversée, et en deçà, la rive
qui d’Europe jadis reçut le doux fardeau (383).

J’aurais pu découvrir davantage, sans doute,
de ce petit lopin, mais j’avais le soleil
sous mes pieds et à plus d’un signe de distance (384).

Mon esprit amoureux, qui ne fait qu’adorer
ma dame à chaque instant, plus que jamais brûlait
pressé de ramener sur elle mon regard.

Si la nature ou l’art ont réuni des charmes
ou dans la chair humaine, ou bien dans la peinture,
pour toucher droit au coeur par le plaisir des yeux,

tous ces attraits unis paraîtraient moins que rien,
face au divin plaisir qui m’envahit soudain
lorsque je me tournai vers son riant visage.

Et alors la vertu qui vint de son regard
m’arracha tout à coup au beau nid de Léda (385),
me poussant vers le ciel qui tourne le plus vite.

Sa zone la plus proche et la plus élevée
était partout pareille, et je ne saurais dire
où choisit Béatrice une place pour moi.

Mais elle, qui voyait ma curiosité,
se mit à m’expliquer, riant si bellement
qu’on aurait dit que Dieu riait sur son visage :

« La nature du monde, immobile en son centre
et où tous les objets tournent autour de lui (386),
commence dans ce point, qu’on peut dire sa source.

Quant à ce ciel lui-même, il n’a pas d’autre lieu,
sinon l’esprit divin duquel prennent leur feu
la vertu qu’il répand et l’amour qui le tourne.

La lumière et l’amour font son cercle, qui ceint
les autres à son tour ; et Celui seulement
qui le contient en lui, peut le comprendre aussi.

Son mouvement n’est pas mesuré par les autres ;
les autres, au contraire, y prennent leur mesure,
comme dix est formé de deux moitiés de cinq.

Et de quelle façon le temps a ses racines
dans ce texte, et comment ses feuilles sont dans d’autres,
tu peux dorénavant le voir plus clairement.

Cupidité, qui mets les hommes sous tes pieds,
tellement qu’aucun d’eux ne peut plus, par la suite,
élever le regard au-dessus de tes flots !

La bonne volonté, certes, fleurit en nous ;
mais la pluie incessante intervient pour changer
en simples avortons les prunes véritables.

L’innocence et la foi ne se rencontrent plus
que chez les tout petits : l’une et l’autre s’enfuient,
bien avant que la barbe apparaisse au menton.

Tel jeûnait autrefois, lorsqu’il les balbutiait,
qui dévore plus tard, la langue déliée,
n’importe quel manger, sans voir le calendrier :

tel apprit à parler, dans l’amour de sa mère
et lui obéissant, qui, lorsqu’il a grandi,
souhaiterait plutôt la voir ensevelie.

C’est ainsi que la peau devient de blanche noire,
aussitôt qu’apparaît la fille de celui
qui vous fait le matin et vous laisse le soir (387).

Pour toi, pour que cela ne te surprenne point,
songe que l’on n’a pas qui gouverne sur terre :
et c’est là ce qui perd la famille des hommes.

Mais avant que l’hiver n’ait perdu janvier
à force d’oublier les centièmes, là-bas (388),
les cercles d’ici-haut rugiront tellement,

qu’enfin cet ouragan longuement attendu
retournera la poupe où se trouvait la proue,
en sorte que la nef cinglera droit au port

et que les fruits tiendront la promesse des fleurs. »

 

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374 - La flamme de saint Pierre devient rouge, comme l’est Mars.

375 - Le pape, successeur de saint Pierre. Il est peut-être légitime et régulièrement élu, du point de vue de la loi des hommes ; mais au ciel on le tient pour un usurpateur. C’est encore de Boniface VIII qu’il s’agit ici.

376 - Successeurs immédiats de saint Pierre et, comme lui, martyrs.

377 - Allusion aux partis politiques qui divisaient l’Italie, les Guelfes, favorisés par le pape, et les Gibelins, considérés par lui comme des ennemis.

378 - La bulle ou sceau papal porte, en effet, la double effigie de saint Pierre et de saint Paul.

379 - Allusion à Clément V, auparavant évêque de Bordeaux, et à Jean XXII, né à Cahors : ce sont les deux premiers papes qui transférèrent le siège pontifical à Avignon.

380 - Nouvelle allusion au sauveur qu’on attend, que ce soit le Lévrier, le Griffon ou le Dux.

381 - Au solstice d’hiver, lorsque le soleil est dans le signe du Capricorne.

382 - La première des sept zones parallèles entre lesquelles le globe terrestre avait été divisé par les géographes anciens, celle qui se déroule le long de l’équateur. Le centre du premier climat étant Jérusalem, et le bout l’Océan, ou Cadix, le poète avait parcouru 90 degrés depuis qu’il avait regardé la terre la dernière fois. Il est maintenant au-dessus de Cadix ; il faut donc en déduire que la première fois il était au-dessus de Jérusalem.

383 - La Phénicie, où Jupiter avait déposé Europe.

384 - À plus d’un signe zodiacal. Le poète se trouve dans les Gémeaux et le soleil dans le Bélier ; il y a donc entre eux le signe du Taureau.

385 - La constellation des Gémeaux ; Léda était la mère de Castor et de Pollux. Dante et Béatrice s’élèvent maintenant vers le Premier Mobile ou neuvième ciel.

386 - L’univers a pour centre l’Empyrée, qui est immobile ; et c’est autour de lui que tourne tout le reste de la création.

387 - Phrase inintelligible. Il s’agit peut-être d’une fille du soleil ; mais les conjectures qu’on a avancées ne sont pas suffisamment claires. On pense surtout à Circé, qui cependant ne transformait pas seulement la couleur de la peau.

388 - La réforme julienne du calendrier avait négligé une fraction de 13 minutes, dans le calcul de la durée du jour solaire ; et l’accumulation de ce reste, pendant des siècles, avait produit un important décalage du calendrier, sur lequel cf. Enfer, note 226. Ce défaut fut corrigé par la réforme grégorienne, au XVIe siècle.

 


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