Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 23



De même qu’un oiseau dans le feuillage ami,
ayant pris du repos au nid de ses doux fils
tant que dure la nuit qui nous cache les choses,

désireux de revoir au plus vite leurs traits
et de trouver pour eux l’aliment qu’il leur faut
et dont le soin pénible est pour lui du plaisir,

en devançant le jour, sur la plus haute branche
attend impatient le retour du soleil
et guette sans bouger les rayons du matin ;

de même se tenait ma dame qui, debout,
regardait fixement en se tournant vers l’orbe
sous lequel le soleil tourne moins vivement (319).

En la voyant ainsi, pensive et absorbée,
moi-même je devins comme ceux qui souhaitent
tout à coup autre chose, et que l’espoir soutient.

Mais le temps fut bien court de l’un à l’autre instant
celui de mon attente et cet autre où je vis
que le ciel devenait de plus en plus brillant.

Béatrice me dit : « Voici les légions
du triomphe du Christ (320), et voici tout le fruit
que permet de cueillir la branche de ces sphères ! »

Son visage semblait n’être plus qu’une flamme ;
je lisais dans ses yeux un si parfait bonheur,
qu’il me faut passer outre et cesser d’en parler.

Comme rit Trivia (321) par un beau clair de lune
au milieu de sa cour de nymphes éternelles
dont la clarté fleurit tous les recoins du ciel,

tel je vis qu’au-dessus de milliers de flambeaux
un Soleil se montrait (322), qui les allumait tous,
comme le nôtre fait les flambeaux de là-haut.

Dans sa splendeur vivante on voyait apparaître
la brillante Substance, avec tant de clarté
que mon regard ne put soutenir son éclat.

Ô Béatrice, ô douce et précieuse guide !
Elle me dit alors : « Ce qui t’aveugle ainsi
est une force à qui rien ne peut résister.

C’est là qu’est le Pouvoir, c’est là qu’est la Sagesse
qui du ciel à la terre ont ouvert le chemin
dont on eut autrefois une si longue envie. »

Alors, pareil au feu qui jaillit des nuages
pour s’être dilaté jusqu’à n’y plus tenir (323)
et, contre sa nature, il descend vers le sol,

de même mon esprit, que venait d’enrichir
ce nouvel aliment, s’évada de lui-même
et ne put s’expliquer ce qu’ensuite il advint.

« Ouvre les yeux, dit-elle, admire ma beauté !
Tu viens de regarder des objets qui te rendent
capable de souffrir l’éclat de mon sourire ! »

J’étais comme celui qui, s’éveillant à peine,
voit s’échapper son rêve et qui fait des efforts,
mais en vain, pour garder les ombres qui le fuient,

quand j’entendis l’appel qui sur ma gratitude
a gagné de tels droits, qu’au livre qui raconte
le passé, rien ne peut l’effacer désormais.

Si j’avais le concours de tant de belles voix
qu’avec ses autres soeurs Polymnie (324) a rendues,
grâce à son lait si doux, plus richement fournies,

pour mieux me seconder, je n’arriverais pas
au millième du vrai, pour chanter le saint rire
et l’éclat qu’il mettait sur le visage saint.

C’est ainsi qu’il me faut peindre le Paradis
dans mon poème saint, en faisant par endroits
des sauts, comme qui voit sa route interceptée.

Mais à considérer le poids de mon sujet,
comme le dos mortel qui doit le supporter,
on ne peut me blâmer d’hésiter sous le faix :

ce n’est pas un parcours pour un petit navire,
que celui dont ma nef fend hardiment les ondes,
ni pour un nautonier qui veut se ménager.

« Pourquoi donc mon regard te charme-t-il ainsi,
au point d’en oublier le splendide jardin
qui se remplit de fleurs sous le regard du Christ ?

C’est ici qu’est la Rosé (325) où le Verbe divin
devint chair ; c’est ici que se trouvent les lis
dont l’odeur présidait au choix du bon chemin. »

Ainsi dit Béatrice ; et moi, que ses conseils
trouvaient pas rétif, j’affrontai de nouveau
l’épreuve de chercher avec mes pauvres yeux.

Comme autrefois mes yeux, dans l’ombre, contemplaient
aux rayons d’un soleil qui perçait, lumineux,
la fente d’un nuage, un pré couvert de fleurs.

telles j’ai vu là-haut des foules de splendeurs
que des rayons ardents faisaient pleuvoir du ciel,
sans que je pusse voir le départ de leur pluie.

Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux ta marque,
tu te levais plus haut (326), pour laisser plus de champ
aux yeux qui n’avaient point la force de te voir !

Et le nom de la fleur que j’invoque toujours,
le matin et le soir, contraignit mon esprit
à contempler d’abord la splendeur la plus grande (327).

Et lorsque ma prunelle eut bien reçu l’empreinte
des beautés et grandeurs de cette vive étoile
qui vainc au ciel ainsi qu’elle vainquit sur terre,

de la voûte d’en haut descendit un éclat
de la forme d’un cercle ou bien d’une couronne,
s’enroulant autour d’elle ainsi qu’une ceinture.

Assurément le chant qui rend le plus doux son
sur terre et qui ravit davantage nos coeurs,
semble un nuage obscur qu’un tonnerre tourmente,

au prix des doux accords sortant de cette lyre
qui servait de couronne au plus beau des saphirs,
Parmi ceux dont s’ornait le ciel le plus serein.

« Je suis le pur amour des anges ; et je tourne
autour du grand bonheur qui rayonne du sein
où de notre désir fut jadis la demeure ;

et tant que tu suivras, Reine du ciel, ton fils,
et qu’en montant ainsi tu rendras plus divine
la sphère de là-haut, je tournerai sans fin. »

Sur ces mots terminait la mélodie en cercle ;
et au même moment tous les autres flambeaux
faisaient retentir haut le doux nom de Marie.

Mais le royal manteau de tous les autres corps
du monde (328), qui s’échauffe et qui brille le plus
sous le souffle de Dieu et grâce à sa puissance,

tenait encor si loin ses bornes du dehors
au-dessus de nos chefs, qu’au point où je restais
il ne m’apparaissait aucun de ses détails ;

si bien que mon regard n’avait pas eu la force
d’accompagner de loin la flamme couronnée
qui venait de monter auprès de son Enfant (329).

Et comme le bébé, lorsqu’il a pris le lait,
tend ses deux petits bras pour chercher sa maman,
pressé par cet amour qui se lit dans ses gestes,

chacun de ces flambeaux étirait vers le haut
le bout de sa flammèche, et rendait manifeste
la grande passion qu’il avait pour Marie.

Ensuite, s’arrêtant là-haut, sous mon regard,
ils chantaient Regina caeli (330), si doucement
que je n’en ai jamais oublié le plaisir.

Ô la profusion qui remplit jusqu’aux bords
ces opulents greniers, qui furent 6ur la terre
les meilleurs travailleurs pour semer le bon blé !

Certes, c’est là qu’on vit, jouissant du trésor
que l’on n’a pu gagner qu’en pleurant dans l’exil
de Babylone (331), où l’or n’avait plus de valeur ;

et c’est là que jouit de sa victoire aussi,
sous les ordres du Fils de Dieu et de Marie,
accompagné du vieil et du nouveau concile (332),

celui qui tient les clefs d’une si grande gloire (333).

 

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319 - Sur le cercle méridien.

320 - Les deux pèlerins se trouvent maintenant au huitième ciel, où l’on contemple le triomphe du Christ

321 - Diane, ou la Lune.

322 - Le Christ, appelé aussi plus bas Substance brillante

323 - On croyait que la foudre était une étincelle du feu prisonnier des nuages, qui s’échappait à force de presser sur la masse de ces mêmes nuages.

324 - Tous les poètes, nourrissons des Muses.

325 - La Vierge, rosé mystique ; les lis sont les Apôtres.

326 - Le Christ remontait vers l’Empyrée.

327 - La Vierge.

328 - Le Premier Mobile, ou le neuvième ciel.

329 - La Vierge vient de remonter vers l’Empyrée, sur les pas de son Fils.

330 - Premières paroles d’une antienne à la gloire de la Vierge.

331 - Le bonheur de ces « opulents greniers » célestes a été acquis grâce aux tribulations de la vie terrestre, qui est comme un exil de Babylone.

332 - Les justes de l’Ancien et du Nouveau Testament.

333 - Saint Pierre.

 


Dante

 

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