Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 29



En chantant de la voix d’une femme amoureuse,
elle mettait un terme à son discours, disant
le Beati quorum tecta sunt peccata (314).

Et puis, comme parfois les nymphes vont seulettes
sous l’ombre des grands bois, désireuses les unes
de revoir le soleil, les autres de le fuir,

elle se mit en marche en remontant le fleuve
tout le long de la rive ; et moi, je fis de même,
suivant d’un petit pas les petits pas de l’autre.

Nous n’en avions pas fait plus de cent à nous deux
qu’un tournant apparut, formé par les deux rives,
dirigeant mon chemin du côté du levant.

Mais nous n’allâmes pas bien loin de ce côté,
quand la dame soudain se retourna vers moi
et me dit : « Frère, écoute et regarde avec soin ! »

Et voici qu’un éclat se mit à parcourir
tout à coup, en tous sens, cette immense forêt,
si vif, que je pensai que c’était un éclair.

Pourtant, comme l’éclair est égal à lui-même,
tandis que celui-ci durait et s’augmentait,
je me disais tout seul : « Qu’est-ce donc que ceci ? »

Un murmure très doux commençait à glisser
dans les airs transparents ; et, mû par un beau zèle,
je blâmais dans mon coeur la témérité d’Ève,

puisque, à l’endroit où terre et ciel obéissaient,
la femme, quoique seule et fraîchement formée,
s’est ainsi refusée à se plier aux ordres,

alors, que, si, pieuse, elle s’était soumise,
j’aurais pu savourer ce plaisir ineffable
très tôt auparavant et pendant plus longtemps.

Pendant que j’avançais parmi tant de prémices
de l’éternel bonheur, mon esprit en suspens,
et désirant encor de plus grandes délices,

au-devant de nos pas, sous la verte ramure,
le ciel prenait les tons des flammes qui rougeoient
et dans cet air fluet on devinait un chant.

Si jamais j’ai souffert, ô vierges sacro-saintes,
pour vous la faim, le froid ou les longues veillées,
c’est ici qu’il me faut en obtenir le prix !

Il faut que l’Hélicon emplisse ici ma coupe,
et qu’Uranie aussi m’assiste avec son choeur,
pour chanter ces objets que l’on conçoit à peine.

Je crus apercevoir de loin sept arbres d’or,
m’étant laissé tromper par la grande distance
qui séparait alors notre groupe du leur.

Cependant, quand je pus arriver assez près
pour que l’objet commun (315) où se trompaient nos sens
ne perdît nul détail par l’effet des distances,

la faculté qui fraie à la raison sa route (316)
dans ces arbres connut autant de candélabres
et dans le bruit des voix découvrit l’hosanna (317).

Un éclat entourait ce splendide cortège,
de beaucoup plus brillant que la lune à minuit
au milieu de son mois et par un ciel serein.

La surprise me fit me tourner du côté
du bon Virgile, et lui ne fit que me répondre
par l’émerveillement de son propre regard.

Ensuite je revins vers l’étonnant spectacle
qui s’avançait vers nous d’une marche si lente
qu’à l’épouse nouvelle il céderait des points.

La dame me gronda : « Pourquoi tant d’intérêt,
s’il ne va pas plus loin que ces vives lumières
et ne remarque rien de tout ce qui les suit ? »

Je vis alors des gens tout de blanc habillés
qui suivaient ces splendeurs comme l’on suit des chefs,
et ce monde jamais n’a vu blancheur pareille.

Les ondes du ruisseau resplendissaient à gauche
et de ma gauche à moi me renvoyaient l’image,
quand je m’y regardais comme dans un miroir.

Ayant enfin trouvé sur ma rive un endroit
tel que le seul courant me séparait des autres,
je suspendis la marche, afin de mieux les voir,

et je vis des flambeaux qui marchaient au-devant
en laissant derrière eux des traces de couleur
qui ressemblaient aux traits échappés du pinceau,

en sorte qu’au-dessus, sept bandes parallèles
unissaient en faisceaux les couleurs dont Délie (318)
se ceint, et le soleil forme son arc-en-ciel.

Le septuple étendard s’étalait par-derrière,
plus loin que le regard ; ceux des bords se trouvaient,
si je calcule bien, à dix pas de distance.

C’est sous un ciel plus beau que je ne saurais dire
que vingt-quatre vieillards s’avançaient, deux par deux,
qui portaient sur leurs fronts des couronnes de lis (319).

Ils chantaient tous en choeur : « Entre toutes les filles
d’Adam sois à jamais bénie ; et que bénie,
soit aussi ta beauté pendant l’éternité ! »

Et lorsque enfin les fleurs et l’herbe fraîche et tendre
qui recouvraient le sol sur la rive opposée
cessèrent de sentir les pas de ces élus,

tout comme sur le ciel une étoile suit l’autre,
je vis quatre animaux paraissant à leur suite (320),
tous quatre enguirlandés de franges de feuillage.

Chacun était pourvu de six ailes pennées,
les plumes peintes d’yeux qui paraîtraient sans doute
pareils aux yeux d’Argos, si celui-ci vivait.

Je ne gaspille pas davantage mes rimes,
lecteur, pour les décrire : un autre soin me presse,
si fort, que sur ce point je ne peux plus m’étendre.

Mais lis Ezéchiel, qui les décrit si bien,
tels qu’il les vit venir des régions du froid,
accompagnés du vent, de la nue et du feu,

et comme tu pourras les trouver dans ses pages,
tels ils étaient ici, sauf sur le point des ailes,
sur lequel je suis Jean, qui l’écrit autrement.

L’espace qui restait entre eux quatre était pris
par un char triomphal monté sur ses deux roues,
que traînait un griffon attelé par le cou (321).

Ses deux ailes pointant vers le ciel encadraient
la bande médiane, à leur tour encadrées
par les trois des côtés, qu’elles n’accrochaient pas.

Elles montaient si haut, qu’on les perdait de vue,
et les membres d’oiseau paraissaient faits en or,
les autres étaient blancs mélangés de vermeil.

Non seulement à Rome on n’a jamais fêté
Auguste ou l’Africain avec un char si beau,
mais celui du soleil paraîtrait pauvre, au prix,

ce même char du jour qui, s’étant égaré,
brûla par le décret du juste Jupiter,
comme pieusement le demandait la Terre.

À côté de la roue à droite étaient trois femmes
qui venaient en dansant en rond ; l’une était rouge,
si bien qu’on ne l’eût pu distinguer dans le feu.

On eût facilement de la seconde femme
pris la chair et les os pour autant d’émeraudes ;
l’autre avait la couleur de la neige qui tombe.

Elles semblaient tantôt conduites par la blanche
et tantôt par la rouge, et leurs pas lents ou vifs
paraissaient mesurés au rythme de leur chant.

À gauche, également, dansaient quatre autres femmes
dans leurs habits de pourpre, et suivaient la mesure
de l’une, dont la tête avait au front trois yeux.

À la suite du groupe ainsi décrit par moi
cheminaient deux vieillards aux habits dissemblables,
mais respirant la même honnête fermeté.

L’un d’eux appartenait sans doute à la famille
de ce grand Hippocrate, offert par la nature
à tous ceux qui lui sont les plus chers, comme un don ;

et l’autre témoignait d’un souci bien contraire
et portait une épée aiguë et si brillante
que, bien que séparés par l’eau, j’en frissonnai.

J’en vis ensuite quatre au maintien plus modeste,
et seul, derrière tous, j’aperçus un vieillard
s’avancer en dormant, le visage crispé (322).

Ils portaient tous les sept les mêmes vêtements
du groupe des premiers, mais autour de leurs fronts
ils n’avaient pas, comme eux, des couronnes de lis,

mais de rosés de sang et d’autres fleurs pareilles ;
et à les voir de loin on aurait pu jurer
que leur tête était flamme à partir du sourcil.

Quand le char arriva juste en face de moi,
on entendit gronder le tonnerre, et ces gens,
comme s’il eût été défendu d’avancer,

s’arrêtèrent soudain, avec tous leurs drapeaux.

 

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314 - « Heureux ceux dont les péchés ont été pardonnés » ; c’est le début du Psaume XXXI.

315 - Ou le sensible commun, objet que l’on perçoit par plus d’un sens à la fois. Les commentateurs expliquent que ce que Dante prenait pour des arbres était perçu à la fois par la vue et le toucher, ce qui est manifestement faux. Compte tenu des mentions faites au tercet suivant, il faut comprendre que cet objet était perçu à la fois par la vue et par l’ouïe.

316 - La vertu estimative, qui prépare le jugement.

317 - Les sept candélabres, première partie d’un étrange cortège mystique, sont les sept esprits de Dieu, qui ouvrent la voie aux sept dons de l’Esprit saint ; celles-ci suivent, comme sept bandes lumineuses, qui sont Sagesse, Intelligence, Prudence, Force, Science, Piété et Crainte de Dieu.

318 - Diane, qui était née à Délos.

319 - Les vingt-quatre livres de l’Ancien Testament (selon la version de saint Jérôme). L’Apocalypse offrait déjà un symbole pareil ; mais là les vingt-quatre vieillards représentaient les douze patriarches et les douze apôtres.

320 - Les quatre Évangiles ; leur description est empruntée à la vision d’Ezéchiel, que Dante cite plus loin, et à l’Apocalypse de saint Jean.

321 - Le char de l’Église militante, traîné par un griffon, animal qui tient à la fois du lion et de l’aigle, et dans lequel on a cru voir la double nature, divine et humaine, de Jésus-Christ lui-même ; mais cf. plus bas, la note 334. Les trois femmes qui accompagnent le char à droite sont les trois vertus théologales : la Foi (blanche), l’Espérance (verte) et la Charité (rouge). À gauche du char se tiennent les quatre vertus cardinales, Justice, Force, Tempérance et Prudence, celle-ci pourvue de trois yeux.

322 - Ces sept vieillards qui forment l’arrière-garde du char sont : les Actes des Apôtres, personnifiés par saint Luc, qui avait été médecin, donc disciple d’Hippocrate ; les Épîtres de saint Paul, représentées par leur auteur, qui avait été soldat ; les quatre livres d’épîtres catholiques ; et l’Apocalypse, représenté par un vieillard plongé dans le sommeil. Les flammes qui entourent leurs têtes indiquent l’inspiration du Saint-Esprit.

 


Dante

 

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