Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 05



Nous nous étions déjà séparés de ces ombres,
et j’allais en dernier sur les pas de mon guide,
lorsque soudain quelqu’un cria derrière moi,

en me montrant du doigt : « Tiens ! il me semble bien
que celui d’en bas tue à sa gauche les rais :
on dirait qu’il agit comme un être vivant ! »

Je tournai le regard au son de cette voix
et vis qu’avec surprise il me dévisageait
moi seul, toujours moi seul et le rayon brisé.

« Pourquoi donc ton esprit s’embourbe-t-il si vite ?
me dit alors mon maître ; et pourquoi t’arrêter ?
Qu’importe ce qu’on peut déblatérer là-bas ?

Suis-moi toujours de près et laisse dire aux gens,
ferme comme une tour, qui n’incline jamais
le front, pour fort que soit le souffle de l’archer ;

car celui dont l’esprit va d’un objet à l’autre
éloigne constamment la cible de soi-même,
et le dernier souci fait oublier les autres. »

Qu’aurais-je pu répondre alors, sinon : « Je viens ! »
Et, le disant, je crus sentir sur mon visage
les couleurs qui parfois méritent le pardon.

Cependant sur la côte et pas très loin de nous
montaient certaines gens, le long d’un raccourci,
verset après verset chantant le Miserere (36).

Mais, s’étant aperçus que moi, grâce à mon corps,
je ne permettais pas aux rayons de passer,
leur chant devint un oh ! aussi rauque que long ;

et deux de ces esprits, faisant les messagers,
coururent jusqu’à nous, afin de demander :
« Expliquez-nous quelle est votre condition ! »

Mon maître leur parla : « Vous pouvez retourner
et raconter à ceux qui vous ont envoyés
que celui-ci possède un vrai corps de chair vraie.

S’ils se sont arrêtés pour avoir vu son ombre,
comme je pense, alors la réponse suffit :
vous pouvez l’estimer, car il peut être utile. »(37)

Une étoile en filant fend moins vite l’azur
au début de la nuit, ou l’éclair un nuage,
au coucher du soleil, quand l’été bat son plein,

que je n’ai vu courir ces ombres vers leurs rangs,
et de là revenir vers nous, avec les autres,
comme des cavaliers lancés à toute bride.

« Ceux qui viennent vers nous me paraissent nombreux ;
ils voudront te parler, dit alors le poète.
Va donc les écouter, mais toujours en marchant ! »

« Âme qui suis ainsi le chemin de la joie,
avec les membres vrais reçus à la naissance,
criaient-ils en venant, attends-nous donc un peu !

Regarde si jamais tu vis quelqu’un de nous,
pour ensuite là-bas en porter la nouvelle !
Hélas ! pourquoi vas-tu sans vouloir t’arrêter ?

Nous avons tous trouvé la mort par violence
et restâmes pécheurs jusqu’au dernier instant,
où la grâce du Ciel nous vint ouvrir les yeux ;

ainsi, nous repentant et pardonnant aux autres,
nous quittâmes la vie et partîmes vers Dieu,
pressés par le désir de voir sa sainte face. » (38)

Je répondis : « J’ai beau regarder vos visages,
je n’en connais aucun ; mais si vous désirez
quelque chose de moi, esprits bien fortunés,

dites : je vais le faire, au nom de cette paix
qu’il me faut rechercher ainsi, de monde en monde,
en marchant sur les pas d’un guide aussi fameux. »

Alors l’un d’eux parla : « Nous avons confiance
quant à ta bonne foi, même sans tes serments,
si, comme tu le veux, tu le puis en effet.

Je te demande, moi qui parle avant les autres (39),
si jamais tu reviens pour revoir les contrées
qui vont de la Romagne à celle où règne Charles (40),

d’obtenir à Fanon, par ta courtoise instance,
qu’on rappelle mon nom dans toutes les prières,
pour que je puisse ainsi purger mes grandes fautes.

C’est de là que je suis ; mais le profond pertuis
par où s’enfuit mon sang, ma première demeure,
est venu me chercher au pays d’Anténor (41),

où je pensais pourtant me trouver à l’abri.
Celui d’Este est l’auteur, qui m’avait en horreur,
bien trop loin au-delà de ce que veut le droit.

Mais si j’avais pu fuir du côté de Mira,
quand dans Oriane l’on mit la main sur moi,
je serais à cette heure au monde où l’on respire (42).

Je courus au marais ; mais les joncs et la vase
m’empêtrèrent si bien, qu’il me fallut tomber
et de mes veines voir jaillir un lac de sang. »

Puis, un autre parla : « Si le voeu s’accomplit,
qui t’attire au sommet de la sainte Montagne,
viens au secours du mien, avec tes bonnes oeuvres !

Je suis de Monte Feltre et mon nom est Buonconte (43) ;
mais Jeanne et tous les miens m’ont si bien oublié
qu’entre ceux-ci je marche en baissant le regard. »

« Quelle force, lui dis-je, ou sinon quel hasard
t’avait donc entraîné si loin de Camp aldin,
que l’on n’a jamais pu retrouver ton cadavre ? »

« Hélas, répondit-il ; aux pieds du Cassin
il existe un cours d’eau du nom d’Archiatre,
qui naît dans l’Apennin, plus haut que l’ermitage (44).

C’est là que j’arrivai, la gorge transpercée ;
à peu près à l’endroit où cette eau perd son nom (45),
je fuyais seul, tachant la plaine de mon sang.

Là, j’ai perdu la vue ; et ma parole ultime
fut le nom de Marie ; et c’est en cet endroit
que je tombai, laissant ma chair abandonnée.

Telle est la vérité, rapporte-la là-haut.
L’ange de Dieu m’a pris ; mais celui de l’Enfer
criait : « Ô toi du Ciel, pourquoi m’en prives-tu ?

Tu remportes ainsi, pour une seule larme
qui fait que je le perds, ce qu’il a d’éternel ;
mais je saurai, du moins, comment traiter ses restes !

Tu dois savoir comment s’amoncelle dans l’air
cette humide vapeur qui se transforme en eau
dès qu’elle monte assez pour rencontrer le froid.

Il joignit sa malice et sa soif de mal faire
à son savoir, mêlant la vapeur et le vent,
par le pouvoir qu’il tient de sa seule nature.

Puis, à la nuit tombante, il a fait recouvrir
le vallon de brouillards, de Prato Magne au joug (46),
épaississant si fort le ciel au-dessus d’elle,

que cet air condensé devint bientôt de l’eau :
il plut alors à verse ; et les ruisseaux reçurent
toute l’eau que le sol se lassait d’avaler ;

et, la réunissant dans de grandes rivières,
il la précipita dans le fleuve royal
si promptement, que rien n’aurait pu l’arrêter.

Archiatre gonflé, trouvant à l’embouchure
mon corps tout refroidi, le poussa dans l’Arno,
décroisant mes deux bras, que j’avais mis moi-même

en croix sur ma poitrine, avant de succomber ;
ensuite il me roula sur son fond, sur sa berge,
et il m’ensevelit enfin dans ses dépôts. »

« De grâce, lorsqu’au monde enfin tu reviendras
et te reposeras de ton si long voyage,
dit un troisième esprit, qui suivait le second,

rappelle-toi mon nom : je suis cette APia
que Sienne fit, et puis que défit la Maremme :
celui-là le sait bien, qui m’avait épousée,

m’ayant passé l’anneau comme une chaîne au doigt. (47)

 

--- ↑ haut ↑ -------------------------------------------- ↑ haut ↑ ---


36 - Un des sept psaumes de la pénitence.

37 - En portant aux vivants leurs nouvelles, ou en priant pour eux, comme il promet de le faire parfois.

38 - Les âmes de ceux qui furent négligents et n’eurent pas assez de temps pour le repentir, à cause de leur mort violente, occupent la seconde terrasse de l’Antipurgatoire.

39 - Iacopo del Cassero, originaire de Fano, podestat de Bologne (1296-1297), se trouvait à Fano lorsqu’il fut appelé à Milan pour être podestat. Pour éviter les terres d’Azzo VIII d’Esté, marquis de Ferrare, qui était son pire ennemi, il voulut se rendre à Milan par Venise et Padoue.
C’est dans le territoire de Padoue, « pays d’Anténor », à Oriago, qu’il fut surpris et assassiné par les sbires du marquis ; on voit toujours sa sépulture dans l’église de Saint-Dominique de Fano.

40 - La Marche d’Ancône, qui va de la Romagne au nord, jusqu’au royaume de Naples, où régnait alors Charles II d’Anjou.

41 - Anténor passait pour avoir été le fondateur de la ville de Padoue.

42 - S’il avait choisi, alors que ses persécuteurs l’avaient découvert à Oriago, de se diriger vers Mira, qui est sur la route de Padoue, Iacopo pense qu’il eût pu se sauver. Il suivit cependant une inspiration malencontreuse, en se dirigeant vers des marais, qui l’arrêtèrent dans sa marche, et où il se fit attraper par ses assassins.

43 - Buonconte de Montefeltre était le fils de ce Guido de Montefeltre, conseiller de la fraude, sur lequel Il conduisait les Gibelins d’Arezzo à la bataille de Campaldin, dans laquelle il trouva la mort, le 11 juin 1289. Dante avait combattu dans les rangs Florentins, dans cette même bataille.

44 - Campaldino se trouve dans le Casentin, qui est vallée supérieure de l’Arno. Archiano est un affluent de ce fleuve ; et l’ermitage dont il est parlé est celui des camaldules de saint Romuald, près du joug de Falterona: ces deux noms sont mentionnés par le poète, saint Romuald et Paradis, XXII, 49, et Falterona au Purgatoire, XIV, 17.

45 - Là où disparaît le nom d’Archiano, parce que la rivière de ce nom se verse dans l’Arno.

46 - Pratomagno et la Giogana sont les deux massifs qui bornent la campagne de Campaldin.

47 - Pia dei Tolomei, de Sienne, femme de Nello dei Pannocchieschi, seigneur du château della Pietra, dans la Maremme. Son mari, désireux d’épouser Marguerite Aldo-brandeschi, trois fois veuve, avait fait tuer sa femme ; il semble qu’il la fit jeter du haut d’une fenêtre de son château, en simulant ensuite un accident. Cet assassinat dut être perpétré entre 1297 et 1300.

 


Dante

 

02dante