Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 20



Argument du Chant 20

Quatrième bolge, où sont punis les sorciers et les devins, autre espèce de fourbes. Leur tête est disloquée et tournée du côté du dos; ils ne peuvent plus regarder qu'en arrière, eux qui sur la terre prétendaient voir si loin devant eux. Ils s'avancent à reculons en pleurant, et les pleurs qu'ils répandent tombent derrière eux Virgile désigne à Dante les plus fameux d'entre ces damnés. Il retient son attention sur la sibylle Manto, qui a donné son nom à Mantoue, la patrie du poète romain.

 


Chant 20

Qu'un supplice nouveau s'ajoute à mon poème !
Il sera le sujet de ce chant, le vingtième
De mon premier cantique aux damnés consacré.

Tout entière déjà mon âme était tendue
Sur la vallée ouverte, à mes pieds étendue,
Champ inondé de pleurs, d'angoisse dévoré.

Et je vis, par le val circulaire, une file
Qui venait en pleurant, d'un pas lent et tranquille,
Telle que sur la terre une procession.

Tandis que dans le fond, plus bas plongeait ma vue,
J'admirai que chaque ombre, étrangement tordue,
En arrière du col inclinait le menton.

Tout leur visage était retourné par derrière,
Ils étaient obligés de marcher en arrière,
Car ils ne portaient plus devant eux leur regard.

Par l'effet violent de la paralysie
Un corps fût-il ainsi retourné dans la vie ?
J'en doute, et je n'en ai jamais vu, pour ma part.

Dieu te fasse tirer bon fruit de ce poème,
Ami lecteur ! mais juge, en attendant, toi-même,
Si je pouvais rester les yeux secs, les voyant

De près, ces malheureux, formés à notre image,
Si tordus que les pleurs coulant de leur visage
Ruisselaient au défaut des fesses en tombant !

Ah ! certes, m'appuyant à l'angle d'une roche,
Je pleurais, et si fort, que mon guide s'approche
Et me dit : « As-tu donc aussi perdu l'esprit ?

La pitié même ici demeure impitoyable.
'Quel homme est plus impie et lequel plus coupable
Qu'au jugement de Dieu celui qui s'attendrit ?

Allons, lève le front : vois cet homme de guerre.
Sous les yeux des Thébains il s'abîma sous terre.
En vain ils criaient tous : Où cours-tu t'engloutir,

Amphiaraüs ? Pourquoi quittes-tu la mêlée ?
Il tombait, il roulait de vallée en vallée
Jusqu'aux mains de Minos qui l'ont fait repentir.

Regarde : au lieu du sein c'est le dos qu'il avance ;
Et pour s'être piqué de trop de clairvoyance,
Il ne voit qu'en arrière et marche à reculons.

Voici Tirésias qui changea de nature.
Et d'une femme prit le corps et la figure,
Transformé tout entier de la tête aux talons.

Il lui fallut encor, de sa verge magique,
Briser de deux serpents le couple symbolique
Pour recouvrer les traits et le sexe perdus.

Et cet autre tournant le dos à sa poitrine,
C'est Aruns. Dans le mont de Luni qui domine
Les champs des Carrarais à ses pieds étendus,

Au sein d'une carrière il fixa sa demeure,
Parmi les marbres blancs d'où ses yeux à toute heure
Interrogeaient la mer et le ciel étoile.

Et cette femme-là dont les tresses flottantes
Couvrent le sein caché de nappes ondoyantes,
Et dont le corps par là d'un poil noir est voilé,

C'est Manto qui, longtemps errante et vagabonde,
Se fixa dans les lieux où je naquis au monde.
Pour l'amour du pays, or donc, écoute un peu.

Quand son père eut perdu la lumière et la vie,
Lorsque fut la cité de Bacchus asservie,
Par le monde elle erra longtemps sans feu ni lieu.

Un lac s'étend au nord de la belle Italie,
Au pied des monts Alpins, bordant la Germanie
Au-dessus du Tyrol ; son nom est le Bénac.

De milliers de ruisseaux le tribut magnifique
Vient, entre l'Apennin, Garde et Val-Camonique
 Accroître et gonfler l'eau qui dort dans ce beau lac.

Une île est au milieu que le flot environne ;
Les pasteurs de Brescia, de Trente et de Vérone
Peuvent s'y rassembler, ont le droit d'y bénir.

Sur la pente où le bord s'abaisse davantage,
S'élève Peschiera, fort puissant dont l'ouvrage
A Bergame et Brescia de rempart peut servir.

C'est là que le Bénac épanche dans la plaine
Les flots mal contenus dans sa gorge trop pleine.
Par les champs verdoyants l'onde prend son élan ;

Elle change de nom en commençant sa course,
Prend celui de Mincio, fuit bien loin de sa source,
Et court à Governo tomber dans l'Éridan.

Mais trouvant en chemin une lande stérile,
Le fleuve y laisse une eau qui croupit immobile,
Marais empoisonné dans les feux de l'été.

Or, passant là, Manto, cette vierge sauvage,
Aperçut au milieu du vaste marécage
Un terrain sans culture, un sol inhabité.

Avec ses serviteurs la sibylle thébaine
Se fixa là pour fuir toute rencontre humaine,
Y pratiqua son art, y vécut, y mourut.

Et plus tard, comprenant quelle forte défense
Offrait en cet endroit le marécage immense,
La foule dispersée à l'entour accourut.

Sur les os de la morte on bâtit une ville ;
Et, Manto, la première, ayant choisi l'asile,
Mantoue on l'appela sans autre appel au sort.

Jadis plus d'habitants en ont peuplé l'enceinte,
Avant que Pinamont, par une indigne feinte,
Eût joué Casalot, qu'on dupait sans effort.

Te voilà bien instruit ; et si quelqu'un peut-être
Donne une autre origine aux lieux qui m'ont vu naître,
Nulle erreur ne pourra faire tort à ta foi. »

— « O maître, en tes discours telle est ma confiance,
Ils ont pour s'emparer de moi tant de puissance,
Que tous autres seraient charbons éteints pour moi.

Mais, dis-moi, dans les rangs de la gent qui s'avance
Ne distingues-tu pas quelque ombre d'importance ?
Car c'est là ce qui tient mes esprits éveillés. »

Lors il me dit : « Celui dont la barbe touffue
Descend comme un manteau sur son épaule nue,
Quand la Grèce perdait tant de sang, de guerriers,

Qu'à peine les berceaux en gardaient pour les mères,
Put augure, et c'est lui qui pour les grandes guerres
Avec Calchas donna l'ordre d'appareiller.

Eurypile est son nom : tel ma muse tragique
L'a nommé dans un coin de mon poème épique ;
Tu le sais bien, puisque tu le sais tout entier.

Cet autre chancelant sur sa hanche amaigrie,
C'est Michel Scot, passé maître en sorcellerie
Et qui de la magie a vraiment connu l'art.

Vois Guido Bonatti ; vois Adsent qui regrette
D'avoir abandonné son cuir et sa navette,
Mais hélas, l'imprudent ! il se repent trop tard.

Vois ces femmes plus loin : à leurs mains meurtrières
L'aiguille et le fuseau répugnaient ; les sorcières
Avec l'herbe et la cire on fait œuvre d'Enfer.

Mais viens : déjà Caïn, son fagot sur l'épaule,
Occupe les confins de l'un et l'autre pôle,
Au-dessous de Séville il a touché la mer.

Hier déjà la lune en son plein était ronde.
Tu dois t'en souvenir : dans la forêt profonde
L'astre plus, d'une fois t'a prêté du secours. »

Ainsi parlait Virgile, et nous allions toujours.

 


Dante

 

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