Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 12



Argument du Chant 12

Entrée dans le premier des trois degrés qui divisent le septième cercle; le Minotaure qui en garde les abords est écarté par Virgile. Là, les âmes de ceux qui furent violents contre le prochain sont plongées dans une fosse remplie de sang bouillant. Au bord courent les Centaures tout armés, et percent de leurs flèches celles qui tentent d'en sortir. L'un d'eux accompagne les deux poètes le long des rives, leur nommant çà et là les coupables damnés, brigands, assassins et tyrans, et leur fait passer à gué la fosse sanglante.

 


Chant 12

La descente du roc à peine praticable
Nous offrait un obstacle encor plus redoutable,
Tel qu'on ne peut le voir sans épouvantement.

Comme cette ruine, incroyable prodige,
Oui soudain près de Trente au flanc frappa l'Adige,
S'effondrant d'elle-même ou par un tremblement;

De la cime du mont cette roche écroulée
Descend tout escarpée au fond de la vallée,
Et le pâtre au sommet hésite suspendu ;

Ainsi le précipice où nous devions descendre;
Et, sur le roc béant, comme pour le défendre,
Le fléau des Crétois se tenait étendu.

Ce monstre que conçut une fausse génisse,
En nous voyant venir au bord du précipice,
Comme un homme étouffant dans sa rage, il se mord.

Mon sage lui cria de loin : « Tu crois peut-être
Que tu vois devant toi ton vainqueur apparaître,
Le monarque athénien qui t'a donné la mort ?

Fuis, monstre ! À ce mortel que dans ces lieux je guide,
Ta sœur ne donna point de leçon homicide,
Il vient ici pour voir vos justes châtiments. »

Comme un taureau blessé fléchit, tête abattue,
Du côté qu'a frappé la hache qui le lue,
Et bondit convulsif à ses derniers moments;

Tel je vis chanceler l'horrible Minotaure.
Et Virgile aussitôt : « La fureur le dévore,
Profitons-en, cours vite à l'entrée, et descends. »

Nous avançâmes donc par l'affreuse carrière ;
Sans cesse sous mes pieds s'ébranlait quelque pierre,
Quelque amas de cailloux sous mon poids s'affaissants.

Je marchais tout rêveur et lui : « Je te devine,
Dit-il, « tu réfléchis encore à la ruine
Que garde ce démon à ma voix muselé.

Or, il te faut savoir que, du temps où mon ombre
Pour la première fois dans l'Enfer le plus sombre
Descendit, ce rocher n'était pas écroulé.

Peu de temps seulement, si j'ai bonne mémoire,
Avant que le Sauveur resplendissant de gloire
Ne vînt ravir du Limbe une proie à Dité,

De toutes parts trembla cette vallée immonde,
Et si profondément, que je crus bien le monde
En proie au mal d'amour, qui fait qu'on a douté

Si dans le noir chaos plusieurs fois il ne rentre.
C’est dans ce moment-là que, s'écroulant sur l'antre,
Tomba ce vieux rocher que tu vois aujourd'hui.

Mais plonge maintenant tes yeux dedans le gouffre !
Vois ce fleuve de sang dans lequel bout et souffre
Tout mortel violent qui fit souffrir autrui.

Oh, folle passion ! oh ! l'aveugle colère
Qui nous subjugue ainsi dans la vie éphémère,
Et pour jamais nous trempe en ce gouffre maudit ! »

J’aperçus une fosse énorme, en arc tendue,
Du gouffre tout entier enserrant l'étendue,
Et telle, en ses contours, que mon guide avait dit.

Au bord, au pied du roc, les Centaures agiles,
De leurs flèches armés, couraient en longues files,
Ainsi que sur la terre ils chassaient dans les bois.

En nous voyant descendre, ensemble ils s'arrêtèrent;
Trois d'entre eux de la bande alors se détachèrent,
L’arc en main et le trait déjà hors du carquois.

L'un d'eux cria de loin : « Quelle fut votre faute ?
Et pour quel châtiment descendez-vous la côte ?
Dites, sans faire un pas, ou je tire à l'instant. »

— « Je vois le grand Chiron, ici près, » dit mon maître.
A lui dans un moment nous nous ferons connaître;
Tu sais bien ce que t'a coûté ce cœur bouillant ! »

Et du coude il me pousse, et tout bas de me dire :
C'est Nessus, qui ravit la belle Déjanire
Et de sa propre mort fut un cruel vengeur.

Et cet autre au milieu, qui le front penché rêve,
C’est Chiron, dont Achille autrefois fut l'élève;
Le troisième est Pholus, terrible en sa fureur.

A l’entour de la fosse ils vont par mille et mille,
Transperçant de leurs traits tout pécheur indocile
Qui sort plus qu'il ne doit du sanglant réservoir. »

Lors mon guide avec moi de ces monstres s'approche,
Chiron prend une flèche en main, et, de la coche,
Il relève sa barbe au poil épais et noir.

Et découvrant avec lenteur sa large bouche :
« Compagnons, l'un des deux fait mouvoir ce qu'il touche, »
Dit-il, « le voyez-vous ? Il marche le second. »

Or ce n'est pas ainsi qu'un pied d'ombre chemine.
Mon guide qui touchait à peine à sa poitrine
Où l'homme, dans le monstre, au cheval se confond,

Répondit : « En effet, c'est qu'il est bien en vie.
C'est moi qui le dirige en la vallée impie;
Et la nécessité l'a conduit aux Enfers.

Quelqu'un sortit du chœur de la sainte milice
Pour venir me commettre à ce nouvel office ;
Ni ce mortel ni moi ne sommes des pervers.

Mais, par ce pouvoir saint qui nous fit entreprendre
La route si terrible où tu nous vois descendre,
Donne-nous un des tiens pour avec nous aller,

Qui nous montre l'endroit où le fleuve est guéable,
Ou tende à mon ami sa croupe secourable !
Ce n'est pas un esprit, pour dans les airs voler. »

Hors Chiron : « Eh bien, toi, conduis ce voyage
Fais ranger qui voudrait leur barrer le passage ! »
Dit-il, en se tournant à droite vers Nessus.

Confiés à ce guide, alors nous avançâmes,
En côtoyant les bords de ce fleuve où les âmes,
tournant dans le sang, poussaient des cris aigus.

Plusieurs étaient plongés jusques à la paupière :
— « Ce sont, » nous dit Nessus, des tyrans, cœur de pierre,
De sang et de rapine ils ont vécu toujours.

C’est ici que gémit le crime impitoyable :
Alexandre, et Denys le tyran intraitable
Et sous qui la Sicile a vu de sombres jours.

Ce crâne dont tu vois la chevelure noire
C'est Ezzelin, et là dans la même écumoire
Obizzo d'Est, celui dont le crâne est tout blond.

Il fut vraiment tué par un bras parricide. »
Je regardai Virgile; il dit : « Crois-en ce guide:
Je ne suis maintenant ton maître qu'en second. »

A quelques pas plus loin le Centaure s'arrête
Devant d'autres damnés dont on voyait la tête
Saillir entièrement hors du fleuve écumeux.

« Cette ombre, nous dit-il, qui pleure solitaire
A percé devant Dieu le cœur que l'Angleterre
Garde sur la Tamise avec un soin pieux. »

Et puis d'autres damnés venaient; la tête entière
Et la moitié du corps sortaient de la rivière.
Fe reconnus ainsi les traits de plus d'un mort.

Et le niveau de sang, déclinant davantage,
Ne couvrit à la fin que leurs pieds : du rivage
Sous pûmes sans danger passer à l'autre bord.

— « Par ici, tu le vois, de ce torrent qui gronde
Le lit monte toujours, et l'onde est moins profonde,
Dit le Centaure ; « eh bien, il te reste à savoir

Que de l'autre côté l'eau descend davantage
Jusqu'à ce fond sanglant où, noyé dans sa rage,
Le tyran condamné doit pleurer sans espoir.

C'est là, dans cet endroit de l'immense cratère
Que Dieu plonge Attila, le fléau de la terre,
Et Pyrrhus et Sextus, et pour l'éternité

Chaque bouillonnement arrache un flot de larme ?
A René de Cornète et Pazzi, frères d'armes,
Brigands dont ton pays fut longtemps infesté. »

Il dit, et repassa le fleuve ensanglanté.

 


Dante

 

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