Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 19



Devant moi paraissait, les ailes déployées,
ce symbole éclatant qui, dans le doux fruit (268),
augmentait le bonheur des âmes enchâssées,

et chacune semblait un tout petit rubis
dans lequel scintillait le rayon du soleil
si fort, que ses reflets offusquaient mon regard.

Et ce que je voudrais rapporter à présent,
l’encre ou la voix jamais ne l’ont écrit ou dit,
et l’esprit des humains ne l’a jamais conçu.

Je vis et j’entendis cet aigle qui parlait,
et sa voix prononçait les mots « je » comme « mon »,
quand son intention disait « nous » ou bien « notre ».

Il dit : « Pour être juste et fidèle à la fois,
je me trouve exalté maintenant dans la gloire
qui dépasse de loin le songe des humains.

Sur la terre, là-bas, mon souvenir demeure,
et son exemple est tel, que même les pervers
en font partout l’éloge, et ne l’imitent pas. »

Et comme d’un monceau de charbons embrasés
une seule chaleur monte, de tant d’amours
qui formaient ce portrait, ne sortait qu’une voix.

Je répondis alors : « Ô fleurs perpétuelles
du bonheur éternel, qui me faites ainsi
tir tous les parfums à la fois, comme un seul,

mettez par votre souffle une fin au grand jeûne
qui depuis trop longtemps me tenait affamé,
car je n’en trouve pas le remède sur terre !

Je sais que dans le ciel il est un autre empire
dont forme son miroir la divine Justice ;
mais le vôtre non plus ne le voit pas voilé.

Vous savez que l’esprit s’apprête à vous entendre
avec le plus grand soin ; et vous savez quel est
ce doute, objet pour moi d’un si durable jeûne. »

Et comme le faucon qui, sortant de sa coiffe,
regarde tout autour et se flatte les ailes
et dresse, impatient, sa tête vers le ciel,

tel je vis se mouvoir cet emblème tissé
par le choeur des chanteurs de la grâce divine,
avec des chants que seuls connaissent les élus.

Ensuite il commença : « Celui dont le compas
fit les confins du monde et répartit en eux
les objets que l’on voit et ceux qu’on ne voit pas,

n’avait pas mis le sceau de sa toute-puissance
dans tout ce qu’il a fait ; en sorte que son verbe
demeure infiniment au-dessus du créé.

Comme exemple on peut voir le premier orgueilleux,
lequel, quoique au sommet de la création,
n’attendit pas la grâce et tomba sans mûrir (269).

II est d’autant plus clair que les natures moindres
ne peuvent contenir mieux qu’il l’a fait, ce Dieu
qui, n’ayant pas de fin, se mesure en lui-même.

Donc, votre vision, qui nécessairement
vient de quelque rayon de cette intelligence
qui pénètre et remplit tous les objets du monde,

ne saurait se trouver des forces suffisantes
pour refuser de voir que son propre principe
dépasse de bien loin les bornes du sensible (270).

Et c’est pourquoi la vue accordée aux humains
plonge pour pénétrer la justice éternelle
comme fait le regard qui se perd dans la mer

et qui peut voir le fond, étant sur le rivage,
mais non en haute mer : il n’en est pas moins là,
quoique sa profondeur empêche de le voir.

Il n’est pas de lumière, à part le ciel serein
que rien ne peut troubler ; tout le reste est ténèbres
ou l’ombre de la chair ou, sinon, son venin.

Voilà l’obscurité dissipée à présent,
qui t’empêchait de voir la justice vivante
et produisait en toi des doutes si fréquents.

« Un homme, te dis-tu, qui naquit sur les bords
de l’Indus, où le Christ ne lui fut pas prêché,
où l’on n’enseigne pas et n’écrit pas sa loi,

et dont tous les désirs, tous les actes sont justes
autant que le conçoit notre humaine raison,
qui ne pécha jamais en oeuvres ou paroles,

meurt sans avoir la foi, sans être baptisé :
où donc est le bon droit qui le peut condamner ?
et quelle est son erreur, s’il n’était pas croyant ? » (271)

Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter en chaire
et t’ériger en juge, à plus de mille milles,
avec ton jugement qui porte à deux empans ?

Évidemment, celui qui voudrait ergoter
contre moi trouverait des raisons de douter,
s’il n’avait à côté l’Écriture qui veille.

Oh ! grossiers animaux, esprits par trop obtus !
La Volonté première et bonne par nature
n’a jamais oublié qu’elle est le bien suprême ;

et tout ce qui s’accorde avec elle est donc juste,
et aucun bien créé ne peut disposer d’elle :
c’est elle qui le fait, par son rayonnement. »

Comme au-dessus du nid tourne en rond la cigogne,
après avoir donné la pâture aux petits,
et que ceux-ci, repus, la suivent du regard,

tel je levais les yeux et telle s’agitait
cette image sacrée, en battant des deux ailes
que tant de volontés mettaient en mouvement.

Elle traçait des ronds et chantait : « Comme toi,
tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,
telle est pour vous, mortels, la justice de Dieu ! »

L’incendie éclatant que fait le Saint-Esprit
finit par s’arrêter, formant toujours l’emblème
qui rendit les Romains maîtres de l’univers,

puis il recommença : « Jusqu’à notre royaume
nul n’est jamais monté, s’il ne crut pas en Christ,
soit avant, soit après qu’on l’eut mis sur le bois ! »

Nombreux sont cependant ceux qui s’écrient : « Christ !
qui, lors du jugement, s’en trouveront plus loin Christ ! »
que d’autres qui, pourtant, n’ont pas connu le Christ ;

et l’Éthiopien damnera les chrétiens,
le jour où l’on verra diviser les deux choeurs,
l’un riche à tout jamais et l’autre misérable.

Que pourront dire alors les Perses à vos rois (272),
lorsqu’on leur montrera le grand volume ouvert
où de tous leurs méfaits on tient le compte à jour ?

C’est là que l’on verra, parmi les faits d’Albert,
ce fait dernier qui doit venir bientôt s’inscrire
et changer en désert le royaume de Prague (273).

C’est là que l’on verra le deuil que sur la Seine
doit produire, en frappant de la fausse monnaie,
celui pour qui la mort s’habillera de couenne (274).

C’est là que l’on verra l’orgueil dont l’aiguillon
rend dément l’Écossais aussi bien que l’Anglais (275)
et les pousse à sortir de leurs justes limites.

On verra la luxure et le dérèglement
du souverain d’Espagne et du roi de Bohême (276),
qui n’a jamais aimé ni connu la vertu.

On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,
noté dans le journal de ses bienfaits d’un I,
tandis qu’il porte un M à la colonne en face (277).

On verra l’avarice avec la vilenie
de celui qui régit l’île brûlante où vinrent
se terminer enfin les errements d’Anchise (278) ;

et pour mieux faire voir qu’il ne vaut pas beaucoup,
son compte sera fait en sigles abrégés,
donnant beaucoup de texte en un petit espace.

Chacun y trouvera les oeuvres repoussantes
et de l’oncle et du frère : ils ont déshonoré
leur illustre maison, avec leurs deux couronnes.

Celui de Portugal et celui de Norvège (279)
s’y feront bien connaître, et celui de Rascie,
qui du coin de Venise eut d’injustes profits (280).

Puisqu’elle n’admet plus qu’on la malmène encore,
heureuse la Hongrie ! Heureuse la Navarre,
si la montagne peut lui servir de rempart !

Il est à supposer que c’est en guise d’arrhes
que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,
se plaignent à grands cris de leur bête sauvage (281)

qui va si bien de pair avec ceux que j’ai dit. »

 

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268 - Jouissance, en latin.

269 - Lucifer.

270 - L’intelligence de l’homme reste très au-dessous de l’intelligence divine ; elle suffit cependant pour lui permettre de mesurer cette même distance qui la sépare de Dieu.

271 - C’est là le problème que se pose Dante, et que l’aigle va lui expliquer : peut-on se sauver sans avoir eu la foi ? sinon, la condamnation d’un juste qui a ignoré Dieu est-elle équitable ?

272 - Les Perses et les Éthiopiens s’entendent pour les païens en général.

273 - Albert d’Autriche, empereur d’Allemagne de 1298 à 1308, saccagea la Bohême en 1304.

274 - Philippe le Bel, roi de France, poursuivi par un sanglier, tomba de son cheval et mourut des suites de sa chute, en 1314.

275 - Édouard II d’Angleterre (1307-1327) et Robert Bruce, roi d’Écosse (1306-1329).

276 - Fernand IV, roi de Castille (1295-1312), et Venceslas IV (1270- 1305), ce dernier déjà mentionné ; cf. Purgatoire, note 66.

277 - Charles II d’Anjou, roi de Naples, dans le livre des comptes duquel on ne trouvera qu’un bienfait, et mille méfaits.

278 - Frédéric II d’Aragon, roi de Sicile ; il est ici en compagnie de son oncle, Jacques, roi de Majorque, et de son frère, Jacques II, roi d’Aragon.

279 - Denys le Laboureur, roi du Portugal, et Haakon VIL roi de Norvège.

280 - Etienne II Ouroch, roi de Serbie (1276-1321), frappa des monnaies du poids de Venise mais de moins bon aloi.

281 - Henri II de Lusignan, roi de Chypre.

 


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