Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 02



Argument du Chant 02

Dante s'arrête : il s'inquiète des difficultés et des périls du voyage entrepris. « Pour dissiper tes craintes, lui dit Virgile, apprends qu'on s'intéresse à toi dans le Ciel. Une vierge sainte, ange de sensibilité et de clémence, voyant ton égarement, t'a recommandé à Lucie; Lucie, à son tour, s'est adressée à Béatrix, qui elle-même est venue me trouver dans les Limbes pour me prier de courir à ton secours. » Dante, rassuré, se remet en route avec plus d'ardeur sur les pas de son guide.

 


Chant 02

Le soleil déclinait, l'air se faisait plus sombre,
Et parmi les vivants lentement avec l'ombre
Le repos descendait; seul de tous les humains

Moi je ceignais mes reins et j'armais mon courage
Pour les émotions et les maux du voyage
Que font revivre ici mes souvenirs certains.

Muse, souffle divin, prêtez-moi vos miracles !
O mon esprit, et toi, qui redis ces spectacles,
C'est là qu'en son éclat paraîtra ta grandeur !

Je parlai le premier : « Poète, mon cher guide,
Avant de m'engager dans l'abîme perfide,
Vois si tu n'as pas trop présumé de mon cœur !

Tu nous dis dans tes chants que le pieux Énée,
Quand la mort n'avait pas tranché sa destinée,
Descendit, corps charnel, dans l'immortalité.

Or, qu'il ait reçu, lui, cette faveur insigne,
Que l'ennemi du mal l'en ait estimé digne;
Prévoyant les grandeurs de sa postérité,

Notre raison l'admet sans beaucoup de surprise.
Dans les décrets du Ciel cet heureux fils d'Anchise
De Rome et de l'Empire était le fondateur :

Ville sainte à vrai dire, empire séculaire,
Fondés pour devenir plus tard le sanctuaire
Où de Pierre aujourd'hui siège le successeur.

Grâce à cette, entreprise en tes vers honorée,
Le héros entrevit sa victoire assurée
Et le manteau futur du pontife chrétien.

Plus tard un saint apôtre accomplit ce voyage :
Il devait rapporter de son pèlerinage
Un confort pour la Foi, notre divin soutien.

Mais cette grâce, à moi, qui me l'aurait donnée ?
Je ne suis pas saint Paul, je ne suis pas Énée.
Qui croira ma vertu digne d'un si grand prix ?

Et comme eux si là-bas je vais sur ta parole,
N'aurai-je pas risqué tentative bien folle ?
Mieux que je n'ai parlé, sage, tu m'as compris. »

Comme un homme incertain qui s'avance et recule,
Voulait et ne veut plus, et, cédant au scrupule,
Rejette son projet ardemment embrassé ;

Ainsi je m'arrêtai sur cette pente obscure;
Pensif, je devançais la fin de l'aventure,
Et regrettais déjà le chemin commencé.

— « Si je t'ai bien compris, homme pusillanime,
La peur, » me répondit cette ombre magnanime, «
La peur vient de souiller ton élan courageux :

Des grandes actions chimérique barrière,
Ombre qui fait souvent tourner l'homme en arrière
Et l'arrête, semblable au cheval ombrageux.

Mais afin de chasser de ton cœur cette crainte,
Je te dirai pourquoi j'accourus à ta plainte
Et quelle voix d'abord sut m'émouvoir pour toi.

Aux limbes en suspens j'errais, lorsque m'appelle
Une sainte du Ciel bienheureuse et si belle ;
Que je la conjurai de me dicter sa loi.

Ses yeux resplendissaient mieux que l'étoile pure,
Et sa voix s'échappa douce comme un murmure,
Angélique, et parlant un langage du Ciel :

« O cygne de Mantoue, âme noble ! » dit-elle,
« Dont le monde a gardé la mémoire fidèle,
Et qui vivras autant que le monde mortel !

A l’ami de mon cœur la fortune est contraire,
Tandis qu'il gravissait la pente solitaire,
Devant mille périls, de terreur il a fui.

Il se perd, et j'ai peur, tant mon angoisse est vive,
Que ma protection ne se lève tardive ;
Ce qu'on m'a dit au Ciel m'a fait trembler pour lui.

Va donc, avec l'appui de ta noble parole,

Avec tout ce qui peut le sauver, va, cours, vole,

Pour assister cette âme et pour me consoler.

Je suis la Béatrix, moi, celle qui t'envoie;
J’arrive d'un séjour où je rentre avec joie
C’est l'amour qui m'amène et qui me fait parler.

Et retour vers mon Dieu, moi qui suis de ses anges,
Souvent je lui dirai ton nom dans mes louanges. »
Alors elle se tut, et moi je repartis :

O dame de vertu, par qui l'espèce humaine
Sur les êtres créés s'élève en souveraine
Dans le ciel de la lune aux cercles plus petits !

Si doux est d'obéir lorsque ta voix commande,
Qu'on se trouve en retard, même avant la demande !
Va, tu n'as plus besoin de m'ouvrir tes désirs.

Mais dis-moi seulement comment tu peux sans crainte
descendre jusqu'ici dans cette basse enceinte
De ce Ciel où déjà remontent tes soupirs ? »

— « Eh bien, en peu de mots, puisqu'il faut te l'apprendre,
Dit-elle, tu sauras pourquoi j'ai pu descendre
Dans ces lieux ténébreux où j'entre sans frayeur.

Pour qui s'expose au mal, il est permis de craindre ;
Mais lorsque nul danger ne pourrait nous atteindre,
Pourquoi s'embarrasser d'une vaine terreur ?

Telle me fit de Dieu la faveur adorable,
Qu'à toutes vos douleurs je suis invulnérable.
Je marche parmi vous, insensible à ce feu.

Une vierge est au Ciel, clémente et qui s'alarme
Des maux où je t'envoie, et souvent d'une larme
Brise un décret sévère entre les mains de Dieu.

C'est elle qui d'abord vint supplier Lucie :
« Ton fidèle servant s'égare dans la vie, »
Dit-elle, « et je le fie à ton soin maternel. »

Et Lucie à son tour par la pitié touchée
S'est levée et de moi bientôt s'est approchée
A la place où je trône à côté de Rachel.

« O louange de Dieu, Béatrix ! » me dit-elle,
Ne défendras-tu pas cet amant si fidèle
Qui se fit glorieux pour te sembler plus cher ?

Vois-tu pas son angoisse ? Es-tu sourde à ses plaintes ?
Il lutte, il se débat en proie à mille craintes
Sur des flots plus troublés que la plus sombre mer. »

Jamais homme au bonheur n'a couru plus rapide;
Nul au monde pour fuir d'une main homicide
N'a volé comme moi, ces mots à peine ouïs.

De mon trône de joie ici je suis venue
Me fiant à ta voix éloquente et connue,
Ton honneur, et l'honneur de ceux qu'elle a ravis. »

Tandis qu'elle achevait ce récit plein de charmes,
Elle tournait sur moi des yeux brillants de larmes
Comme pour me prier de hâter mon départ.

Je suis venu docile à cette voix divine ;
Une louve fermait à tes pas la colline :
Elle n'est plus, j'en ai délivré ton regard.

Qu'est-ce donc ? Et pourquoi demeurer immobile ?
Et nourrir plus longtemps une crainte trop vile ?
Pourquoi ne pas avoir le courage et l'ardeur,

Quand trois femmes, au Ciel où chacune est bénie,
Ont souci de ton sort et protègent ta vie,
Et quand ma voix à moi te promet le bonheur ? »

Sous le froid de la nuit comme une fleur se penche
Abattue et fermée, et, vienne l'aube blanche,
Se dresse sur sa tige et s'ouvre en souriant,

Ainsi je relevai le courage en mon âme;
Je me sentis repris d'une vaillante flamme,
Et d'un ton résolu je dis en m'écriant :

« Toi qui m'as secouru, dans le Ciel sois bénie !
Et toi-même par qui sa voix fut obéie,
Qui si vite exauças sa douce volonté !

Déjà par le pouvoir de ta parole aimée
D'une nouvelle ardeur mon âme est enflammée;
Je brûle d'accomplir le projet redouté.

Va, notre volonté désormais est la même :
Sois mon seigneur, mon guide et mon maître suprême. »
Je me tais; — aussitôt il marche, et tous les deux

Nous entrons au chemin sauvage et tortueux.

 


Dante

 

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