Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 32



J’avais si fortement appliqué mon regard
à calmer cette soif vieille de dix années (332),
que tous les autres sens m’avaient abandonné ;

outre que mes yeux même avaient des deux côtés
des murs de nonchaloir, tant ce sourire saint
les retenait lui seul dans ses rets de jadis ;

quand mon regard se vit tourné par ces déesses
soudain du côté gauche, et presque par la force,
quand je les entendis dire : « Tu fixes trop ! »

Et la difficulté de voir clair, qui persiste
après que le soleil nous donne dans les yeux,
fit que pour un instant je restai sans rien voir.

Mais l’oeil s’habituant avec moins de lumière
(je dis « moins », seulement par rapport à l’éclat
suprême dont je fus séparé par la force),

je vis le groupe heureux qui venait d’esquisser
un demi-tour à droite et qui se retournait,
faisant face au soleil et aux sept candélabres.

Comme sous les pavois qui lui font un rempart
tourne le bataillon avec son étendard,
avant que tous les rangs puissent changer de front,

de même ces soldats du royaume céleste
qui venaient les premiers passèrent devant nous,
avant que le timon du char tournât à gauche.

Les dames furent lors se placer près des roues
et le griffon tira la charge bienheureuse,
sans qu’un seul mouvement fît frissonner ses plumes.

Celle qui m’avait fait traverser la rivière,
jointe à Stace et à moi, nous suivîmes la roue
qui traçait, en tournant, le petit arc de cercle.

Traversant le haut bois déserté par la faute
de la femme qui fut trop crédule au serpent,
d’angéliques concerts nous mesuraient les pas.

Une flèche en trois vols traverserait peut-être
la distance qu’à peine nous avions parcourue,
alors que de son char descendit Béatrice.

Puis, j’entendis le choeur qui murmurait : « Adam ! »
et tous vinrent au pied d’un arbre dont les branches
de feuilles et de fleurs se trouvaient dépouillées (333).

Sa couronne, pourtant, s’évasait d’autant plus
qu’elle montait plus haut, et l’on admirerait
hautement sa grandeur dans la forêt des Indes.

« Que tu peux être heureux, Griffon, toi dont le bec
n’arrache rien de l’arbre au goût si savoureux,
mais amer par la suite, et qui tord les entrailles ! »

Ainsi criaient, autour de cet arbre robuste,
tous les autres ; alors l’animal deux fois né :
« C’est ainsi qu’on maintient la source de justice ! »

Retournant au timon qu’il venait de tirer,
il le mit près du pied de l’arbre dépouillé,
l’attachant à son tronc et l’y laissant enfin (334).

Les plantes ici-bas, lorsque tombe sur elles
tout l’éclat du soleil et des rayons issus
du signe qui fait suite aux célestes Poissons,

se gonflent sous la sève, et chacune reprend
ses anciennes couleurs, avant que le soleil
n’attelle ses coursiers sous un signe nouveau.

Tel cet arbre reprit sa force et fut couvert
par des fleurs moins que rosé et plus que violette,
lui qui, l’instant d’avant, n’était que branches nues.

Mais je n’ai pas compris, et l’on ignore ici
l’hymne qui fut chanté par ces gens à la suite, (335)
et que je n’avais pas écouté jusqu’au bout.

Si je savais conter comment s’était fermée
la paupière cruelle au conte de Syrinx (336),
celle qui dut payer chèrement sa veillée,

je ferais comme un peintre imitant son modèle,
et je raconterais comment je m’endormis :
mais qui peut expliquer comment vient le sommeil ?

Je passerai donc vite à l’heure du réveil :
je dis qu’une blancheur vint déchirer le voile
du sommeil, et le cri : « Lève-toi ! Que fais-tu ? »

Lors qu’ils furent conduits près des fleurs du pommier
qui fait avec ses fruits les délices des anges
et offre dans le ciel des noces éternelles,

Pierre et Jacques et Jean, endormis tous les trois,
s’éveillèrent soudain, au bruit de la parole
qui sut vaincre jadis des sommeils plus profonds,

et virent tout à coup leur collège réduit
d’une part de Moïse et d’autre part d’Élie,
et prendre un autre aspect l’étole de leur maître.

Tel je revins à moi ; et je vis se pencher
sur moi la bonne dame à qui je dois déjà
d’avoir conduit mes pas le long de la rivière.

L’âme en suspens, je dis : « Où donc est Béatrice ? »
« Regarde, elle est là-bas, sous les feuilles nouvelles ;
tu peux la voir, dit-elle, assise auprès du tronc.

Tu vois aussi le choeur qui fait cercle autour d’elle ;
les autres vont là-haut, derrière le Griffon,
aux sons d’un autre chant, plus doux et plus profond. »

Et si dans son discours elle en dit davantage,
je ne sais, car mes yeux ne voyaient plus que Celle
qui m’empêchait d’entendre ou de voir d’autres qu’elle.

Seule, elle était restée assise sur le sol,
comme voulant monter la garde auprès du char
que je vis attacher par la Bête biforme.

Les sept nymphes en cercle autour d’elle formaient
un chapitre, portant dans les mains ces flambeaux
qui restent à l’abri d’Aquilon et d’Auster.

« Tu ne resteras pas longtemps dans ces forêts ;
avec moi, tu seras à jamais citoyen
de cette Rome vraie où le Christ est Romain.

Cependant, pour le bien du monde qui vit mal,
observe donc ce char ; et tout ce que tu vois,
une fois de retour, conte-le par écrit ! »

Ainsi dit Béatrice ; et moi, qui ne voulais
que me montrer soumis à ses commandements,
des yeux et de l’esprit j’obéis à ses ordres.

Jamais feu n’a jailli des épaisses nuées
aussi rapidement, lorsque descend la pluie
des régions du ciel qui se trouvent plus haut,

que j’ai vu lors piquer l’oiseau de Jupiter
tout le long de cet arbre, déchirant son écorce
aussi bien que les fleurs et les feuilles nouvelles.

Et de toute sa force il fonça sur le char,
qui vacilla soudain, comme au vent le vaisseau
ballotté par les flots de bâbord à tribord (337).

Après cela, je vis se glisser dans la caisse
par-derrière ce char de triomphe un renard
qui semblait ignorer la bonne nourriture ;

mais, en lui reprochant la laideur de ses fautes,
Béatrice le fit déguerpir aussi vite
que ses pieds décharnés semblaient le lui permettre.

Et suivant le chemin qu’il avait pris d’abord,
sur la caisse du char je vis descendre l’aigle,
mais il y dut laisser une part de ses plumes.

Aussitôt une voix comme d’un coeur en peine
parut sortir du Ciel et dire ces paroles :
« Que l’on t’a mal chargée, ô ma pauvre nacelle ! »

Je crus ensuite voir, juste entre les deux roues,
que la terre s’ouvrait, et je vis un dragon
en sortir et percer tout le char de sa queue ;

et, pareil au frelon qui retire son dard,
il ramenait vers lui la pointe envenimée,
avec un bout du fond, et s’en fut satisfait.

Le reste fut couvert comme une terre grasse
qu’habille le gazon, par les plumes offertes (338)
dans une bonne et sainte intention, sans doute,

si bien que le timon et l’une et l’autre roue
furent entièrement noyés en moins de temps
que la bouche ne met à lâcher un soupir.

De l’édifice saint transformé de la sorte
je vis surgir ensuite un peu partout des têtes,
trois au bout du timon et une à chaque coin (339).

Les trois, comme les boeufs, s’affublaient de deux cornes ;
le front des autres quatre en portait une seule,
et l’on n’aura jamais vu des monstres pareils.

Tranquille comme un roc au sommet des montagnes,
je vis une putain assise sur ce monstre,
au maintien indécent et aux regards lascifs (340) ;

et, comme pour veiller à ce qu’on ne la chasse,
auprès d’elle un géant semblait monter la garde
et tous les deux, parfois, échangeaient des baisers.

Son regard dissolu s’étant posé sur moi
l’espace d’un instant, cet amant furieux
se mit à la frapper, des pieds jusqu’à la tête ;

puis, mû par la colère et les cruels soupçons,
il détacha le monstre et l’emmena si loin
au fond du bois, que seul celui-ci fit rempart

entre moi, la putain et cette étrange bête (341).

 

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332 - Béatrice Portinari était morte en 1290.

333 - C’est l’arbre de la science du bien et du mal. Le rappel du nom d’Adam en cette circonstance est un reproche, car c’est par sa faute que l’arbre est dépouillé. Il a été interprété de façon très différente ; mais on admet généralement qu’il représente le droit naturel, ou l’Empire.

334 - Ce passage devrait être fondamental pour l’intelligence des doctrines politiques de Dante : malheureusement il est enveloppé dans les nuages d’un symbolisme trop épais, que les commentaires en général ne font qu’obscurcir encore plus. S’il est certain que le char est l’Église militante et l’arbre est l’Empire, le fait de les attacher ensemble est le symbole de l’union nécessaire des deux, tant de fois prônée par Dante.
Il n’est donc pas possible de se mettre d’accord avec les commentateurs qui voient dans le Griffon le Christ lui-même – car ce n’est pas lui qui tire le char de l’Église, et cette image serait pour le moins irrévérencieuse. La double nature de cet animal n’est donc pas l’humaine et la divine, mais probablement la temporelle et la spirituelle réunies. Nous sommes donc devant le même rêve d’unité et de primauté de l’Empire, que le poète appelle de tous ses voeux et qu’il avait déjà exprimé plus d’une fois ailleurs, notamment par le symbole du Lévrier. Ainsi « l’animal deux fois né » serait le même qui doit naître « entre feutre et feutre » et que sa double naissance (ailleurs sa naissance sous la constellation des deux frères) prédestine à la réalisation de l’union entre le spirituel et le temporel. Il faut ajouter que, pour d’autres commentateurs, le griffon qui rattache la croix du timon à l’arbre du bien et du mal serait le Christ qui rachète par son sacrifice le péché d’Adam.

335 - Si l’explication proposée plus haut est bonne, on comprend pourquoi l’hymne qu’entendit Dante n’est pas connu sur terre, puisqu’il devrait dire les louanges de l’union entre l’Église et l’Empire, c’est-à-dire de quelque chose qui n’existait que dans les voeux du poète.

336 - Mercure contait à Argus le conte des amours de Syrinx, pour l’endormir avant de le tuer.

337 - Par l’aigle romain, il faut probablement entendre les empereurs de Rome qui persécutèrent l’Église primitive ; le renard qui se glisse dans le char est l’hérésie. La seconde descente de l’aigle est l’attitude de Constantin, qui, selon Dante, avait commencé par persécuter l’Église, et qui lui fit ensuite la donation si justement célèbre, et dont le poète parle plus d’une fois. Le dragon qui sort de terre n’a pas été expliqué de manière satisfaisante : on a pensé au démon, au schisme oriental, à Mahomet.

338 - Par l’aigle dont il a été question, c’est-à-dire par Constantin.

339 - Les sept péchés capitaux, qui rappellent la bête de l’Apocalypse.

340 - Probablement la cour de Rome aux pires temps de sa dissolution, c’est-à-dire pendant le pontificat de Boniface VIII. Le géant, aux dires des commentateurs, serait Philippe le Bel, roi de France, qui tour à tour caresse et frappe celle qu’il garde de près. Ce symbolisme n’est pas toujours clair : on ne comprend pas bien, par exemple, pourquoi la courtisane le regarde, lui, Dante.

341 - Le char de l’Église, devenu bête de l’Apocalypse.

 


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