Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 05



« Si je flambe à tes yeux dans le feu de l’amour,
plus fort qu’on ne saurait le concevoir sur terre,
au point que de tes yeux j’offusque le pouvoir,

n’en sois pas étonné : cela vient de la vue
parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit le bien,
sans perdre un seul instant se dirige vers lui.

J’observe cependant que ton intelligence
fait déjà resplendir la lumière éternelle,
qui donne de l’amour aussitôt qu’on la voit ;

et si d’autres objets séduisent votre coeur,
c’est que vous y trouvez les résidus informes
de cet unique amour, brillant en transparence.

Tu veux savoir de moi si par d’autres services,
malgré des voeux manques, on pourrait obtenir
lors du dernier procès l’assurance de l’âme. »

C’est de cette façon que commença ce chant
Béatrice ; après quoi, poursuivant son discours,
elle développa son saint raisonnement :

« La plus chère vertu que Dieu dans sa largesse
mit dans sa créature et qui répond le mieux
à sa propre bonté, la plus douce à ses yeux,

ce fut la liberté de ses décisions,
dont les êtres doués d’intelligence, eux seuls,
furent alors pourvus et le sont depuis lors.

Or, en y pensant mieux, tu comprendras sans doute
l’importance d’un voeu, s’il fut fait de façon
que Dieu consente aussi, quand tu consens toi-même,

puisque l’homme, en signant ce contrat avec Dieu,
spontanément s’engage à lui sacrifier
ce trésor précieux dont j’ai dit l’intérêt.

Partant, que pourrait-on proposer en échange ?
Si tu crois que tes dons servent à cet usage,
c’est d’un bien mal acquis vouloir de bons effets (40).

Te voilà rassuré sur ce point capital ;
pourtant, comme l’Église en donne des dispenses
qui semblent infirmer ce que je viens de dire,

il ne faut pas encore abandonner la table,
car l’aliment trop cru que tu viens d’avaler
demande encor qu’on l’aide avant d’être accepté.

Ouvre donc ton esprit à ce que je te montre
et retiens tout ceci : le savoir ne vient pas
du seul fait de comprendre, il y faut la mémoire.

Si de ce sacrifice on regarde l’essence,
on y voit deux aspects : d’un côté l’on distingue
un objet, et de l’autre une obligation.

Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,
sauf en l’exécutant ; et c’est à son sujet
que je parlais tantôt avec tant de détail ;

c’est pourquoi chez les Juifs on jugeait nécessaire
le devoir de donner, bien que parfois l’offrande
changeât de contenu, comme tu dois savoir.

Pour l’objet, tu comprends qu’il s’agit de matière :
il se peut qu’il soit tel qu’on puisse sans erreur
le remplacer parfois par quelque autre matière (41).

Mais personne ne doit faire changer d’épaule
cette charge à lui seul ou de son propre chef,
sans que tournent d’abord la clef blanche et la jaune (42):

la substitution est toujours insensée,
si l’objet qu’on reprend n’était pas contenu
comme quatre dans six dans l’objet qui remplace.

Si donc du remplaçant la valeur n’est pas telle
qu’irrésistiblement il penche la balance,
on ne peut acquitter par aucune autre offrande.

Ne prenez pas, mortels, les voeux à la légère !
Réfléchissez d’abord, ne soyez pas aveugles,
évitez de Jephté l’erreur du premier voeu (43);

car mieux valait pour lui dire : « J’ai mal agi ! »
que de faire le pire en l’observant. De même,
le commandant des Grecs ne fut pas moins stupide,

qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,
et pleurer sur son sort les sages et les fous,
en entendant parler d’un culte si nouveau.

Soyez, chrétiens, plus lents dans vos décisions !
N’imitez pas la plume, emportée à tout vent,
car n’importe quelle eau ne peut pas vous laver.

Vous avez le Nouveau et le Vieux Testament ;
le pasteur de l’Église est là pour vous guider :
cela doit être assez, pour trouver le salut !

Et si la soif du gain vous inspire autre chose,
il faut agir en hommes, et non pas en moutons,
pour que chez vous le Juif ne se moque de vous.

Et ne faites jamais comme l’agneau qui laisse
de sa mère le lait par simple espièglerie,
afin d’aller, par jeu, se battre avec son ombre. »

Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,
puis elle se tourna, d’un grand désir poussée,
vers cette région où le monde est plus vif (44).

Son silence et l’aspect qui la transfigurait
imposaient le silence à mon esprit avide,
où d’autres questions se pressaient sans arrêt ;

et pareil au carreau qui vient frapper le but
dès avant que la corde ait cessé de vibrer,
notre vol arrivait au second des royaumes.

Là, je vis que ma dame était si radieuse,
dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ce ciel,
que plus resplendissante en devint la planète.

Si l’étoile sourit et changea de visage,
que devais-je sentir, moi, qui de ma nature
suis enclin à changer de toutes les façons ?

Comme dans un vivier à l’eau tranquille et pure
accourent les poissons vers tout ce qu’on leur jette
du dehors, en pensant que c’est de la pâture,

de même je vis là plus de mille splendeurs
se diriger vers nous, et chacune disait :
« Voici quelqu’un qui vient augmenter nos amours ! » (45)

Et comme chacun d’eux s’approchait davantage,
on pouvait voir l’esprit qui, rempli d’allégresse,
résidait dans chacun des éblouissements.

Pense, si le récit que je commence ici
s’interrompait, lecteur, comme tu sentirais
le désir angoissant d’en savoir davantage ;

et par toi tu verras comment je désirais
apprendre de ceux-ci quel était leur destin,
aussitôt qu’à mes yeux ils se manifestèrent.

« Ô toi, mortel heureux et bien né, que la grâce
du triomphe éternel laisse admirer les trônes,
avant d’abandonner l’état de la milice,

nous sommes embrasés par l’éclat répandu
dans tout ce ciel ; partant, si de nous tu désires
savoir quoi que ce soit, satisfais ton envie ! »

C’est ainsi que me dit l’un des pieux esprits ;
et Béatrice : « Dis ; parle avec assurance,
crois ce qu’ils te diront, comme l’on croit aux dieux ! »

« Je vois bien, dis-je alors, que tu t’es fait un nid
dans ta propre splendeur, qui jaillit de tes yeux,
car je les vois briller pendant que tu souris ;

j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,
et pourquoi tu jouis du cercle de ce globe (46)
qui se voile aux mortels sous les rayons d’un autre. »

Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat
qui parla le premier ; et il devint alors
bien plus resplendissant qu’il n’était tout d’abord.

Et pareil au soleil qui se cache parfois
dans son éclat trop grand, à l’heure où la chaleur
consume les vapeurs qui semblaient l’amoindrir,

sa plus grande liesse également cachait
cette sainte figure au creux de ses rayons ;
et ainsi prise, prise elle me répondit

comme chante le chant qui suit un peu plus loin.

 

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40 - Les voeux sont un sacrifice fait à Dieu du libre arbitre, qui est le don le plus précieux que Dieu ait fait à l’homme ; on ne saurait le compenser par rien d’aussi précieux.

41 - Selon Dante, un voeu est comparable à un contrat entre l’homme et Dieu. Ce contrat prévoit d’une part une obligation, qui reste inéludable: c’est pourquoi chez les juifs, chez qui l’offrande était une obligation, on pouvait, en certain cas, la permuter, mais non la supprimer ; et, d’autre part, un objet matériel qui, lui, est susceptible de substitution.

42 - Les deux clefs qui sont le symbole du pouvoir spirituel de l’Église : elle seule peut décider si une substitution ou un changement de voeux est licite ou non.

43 - Jephté, juge d’Israël, avait fait voeu de sacrifier le premier être qui sortirait de chez lui, s’il gagnait la victoire contre les Ammonites : ce fut sa fille qui sortit la première. Ce sacrifice rappelle celui d’Iphigénie, cité plus bas.

44 - Vers le soleil, ou vers l’Empyrée, ce qui probablement revient au même, les deux se trouvant au-dessus de leurs têtes. L’ascension de Béatrice et de Dante s’effectue vers le haut, virtuellement vers le zénith ; leur prochaine étape sera le ciel de Mercure, où font leur demeure les âmes qui ont fait le bien, poussées par l’amour de leur réputation et de leur gloire.

45 - Cf. Purgatoire, XV, 67-75, où il est expliqué par Virgile comment le bonheur céleste s’augmente avec le nombre des bienheureux.

46 - Mercure se trouve le plus souvent caché par le soleil, dont il est le satellite le plus rapproché.

 


Dante

 

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