Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 19



À l’heure où la chaleur du soleil ne peut plus
tempérer les effets de la fraîcheur lunaire
et la terre et Saturne ont été les plus forts (198),

alors que les devins, avant que le jour pointe,
voient surgir d’Orient leur majeure fortune (199),
à l’endroit où bientôt s’effaceront les ombres,

je vis dans mon sommeil une certaine femme (200)
bègue, aux yeux de travers et les jambes tordues,
le visage, livide et deux moignons pour mains.

En l’observant, pareil au soleil qui détend
les membres engourdis que la nuit refroidit,
mon regard paraissait lui dégourdir la langue

et puis la remettait complètement d’aplomb
en peu de temps, peignant sur son visage pâle
les couleurs que l’amour y place d’habitude.

Dès qu’elle eut recouvré l’usage des paroles,
elle chanta pour moi tout seul, si doucement
que je n’en aurais su détourner mon esprit.

Elle disait : « Je suis cette belle Sirène
qui fait perdre aux marins leur route en pleine mer,
tant il leur semble doux de m’entendre chanter.

C’est aux sons de ma voix qu’Ulysse abandonna
sa route errante ; et ceux qui hantent avec moi
ne s’en vont plus jamais, tant je les sais charmer. »

Elle n’eut pas le temps de refermer la bouche,
car une sainte dame (201) apparut tout à coup
si près de moi, que l’autre en resta confondue.

« Oh ! Virgile, Virgile, et quelle est cette femme ? »
lui dit-elle en colère ; et lui, venant vers elle,
les yeux toujours fixés sur cette digne image,

et prenant l’autre femme, il l’entrouvrit devant,
lui déchirant la robe, et me montra son ventre,
qui puait à ce point, que j’en fus réveillé.

Je cherchais du regard ; et mon bon maître dit :
« Je t’appelai trois fois au moins ; allons, debout !
et cherchons cette brèche où tu pourras passer ! »

Je me levai. Les flancs de la sainte montagne
étaient déjà partout éclairés d’un grand jour
et le soleil nouveau nous poussait dans le dos.

Je marchais cependant, tenant le front penché,
comme lorsqu’on se sent si chargé de problèmes
qu’on en devient voûté, pareil à l’arc d’un pont,

quand j’entendis : « Venez, c’est par ici qu’on passe !
mais dit d’une façon plus douce et bienveillante
qu’on ne saurait le dire au séjour des mortels.

Ouvrant son aile double et qui semblait de cygne,
celui qui nous parlait ainsi (202) nous fit monter
entre les deux parois du rocher escarpé.

Puis il battit de l’aile en nous faisant du vent
et dit que qui lugent, qui portent dans leur âme
leur consolation, sont parmi les heureux.

« Qu’as-tu donc, à tenir toujours les yeux en terre ? »
me demanda mon guide, alors que tous les deux
nous étions arrivés un peu plus haut que l’ange.

« Un doute, répondis-je, a pris tantôt naissance
d’un rêve et me poursuit, m’occupant à ce point
que je ne parviens pas à l’ôter de l’esprit. »

« Tu viens de voir, dit-il, cette sorcière antique,
seule cause des pleurs que l’on verse au-dessous,
et tu sais maintenant comment on s’en délivre.

Que cela te suffise ; et presse un peu le pas !
Tourne-toi vers l’appât que le Père Éternel
fait rouler sans arrêt sur la grande machine ! »

Comme un faucon regarde à ses pieds tout d’abord,
puis obéit à l’ordre et se lance à l’assaut,
poussé par le désir qui l’attache à sa proie,

tel je pris mon élan et franchis le passage
qui permet de monter à ceux qui vont plus haut,
pour trouver le chemin qui ceinture le mont.

Sortant au découvert sur le cinquième cercle (203),
j’y vis un peu partout des esprits qui pleuraient
et qui gisaient par terre, étendus sur le ventre.

« Adhaesit anima pavimento mea (204),
entendais-je gémir parmi de gros soupirs,
qui me laissaient à peine entendre leurs paroles.

« Ô les élus de Dieu, vous à qui la justice
et l’espérance font les peines moins amères,
montrez-nous le chemin vers les plus hauts gradins ! »

« Si vous pouvez passer les gisants en franchise,
afin de retrouver votre route au plus vite,
il faut garder toujours votre droite au-dehors. »

C’est ce que le poète avait dit et reçu
en réponse, qui vint d’un peu plus en avant ;
et je sus qui parlait, sans que l’on pût le voir,

et je cherchais des yeux les yeux de mon seigneur,
qui daigna m’octroyer, d’un regard gracieux,
tout ce que mon désir demandait par ma bouche.

Aussitôt que je pus agir à ma manière,
je vins jusqu’au-dessus de cette créature
dont j’avais tout d’abord remarqué les propos,

et je lui dis : « Esprit dont les larmes mûrissent
ce qui t’avait manqué pour retourner à Dieu,
suspends un peu pour moi ton souci le plus grand !

Qui fus-tu ? Dis-le-moi. Pourquoi donc tournez-vous
le dos au ciel ? Veux-tu que j’impètre pour toi
quelque chose là-bas, d’où j’arrive vivant ? »

Il dit : « Pourquoi le ciel a retourné nos fesses
vers lui, tu le sauras bientôt ; en attendant,
scias quod ego fui successor Pétri (205).

Un bel et frais ruisseau descend entre Sestri
et Chiavari, là-bas ; et du nom de cette eau
ma maison s’était fait un titre plein d’orgueil.

Un mois et quelques jours j’ai connu ce que pèse
la grande chape à qui la garde de la boue,
car tous les autres poids ne sont rien auprès d’elle.

Hélas, mon repentir ne vint que sur le tard ;
mais du jour où je fus élu pasteur romain,
je découvris soudain les leurres de la vie.

Là, je vis que mon coeur restait insatisfait
et qu’on ne peut, sur terre, demander davantage,
et j’éprouvai la soif de la vie éternelle.

J’avais été d’abord une âme misérable,
oublieuse de Dieu, âprement convoiteuse,
et, comme tu peux voir, j’en porte ici la peine.

C’est ici que paraît l’effet de l’avarice ;
les âmes à l’envers font ainsi pénitence,
et tout ce mont n’a pas de peine plus amère.

Comme alors mes regards ne cherchaient pas le ciel,
pour ne pas s’éloigner des choses de la terre,
la justice les tient ici cloués au sol.

Et comme l’avarice avait éteint en nous
l’amour du bien, rendant toutes nos oeuvres vaines,
la justice nous garde étroitement ici,

pieds et poings attachés, comme des prisonniers ;
tant qu’au juste Seigneur il plaît de nous garder,
nous devons y rester étendus sans bouger. »

Je me mis à genoux et voulus lui parler ;
mais dès que j’eus ouvert la bouche, en m’entendant,
il comprit la façon dont je le révérais.

« Quelle raison, dit-il, te fait pencher si bas ? »
« À cause, dis-je alors, de votre dignité,
j’éprouvais du remords à vous parler debout. »

« Redresse-toi, dit-il ; lève-toi donc, mon frère !
Ne fais pas cette erreur ! Je suis coserviteur,
comme toi, comme tous, d’une même puissance.

Si le message saint transmis par l’Évangile
qui dit neque nubent (206) fut bien compris par toi,
tu t’expliques assez pourquoi je parle ainsi.

Mais va-t’en maintenant ! Il ne faut plus rester
car tu m’empêcherais de répandre mes larmes
et de faire mûrir ce dont tu me parlais.

J’avais laissé là-bas une nièce, Alagia (207) ;
son naturel est bon, si ceux de notre race
ne la font devenir mauvaise à leur exemple ;

et c’est le seul objet qui me reste sur terre. »

 

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198 - La terre étant froide naturellement, et Saturne étant considérée comme la planète froide par excellence.

199 - Les devins qui lisaient l’avenir à l’aide de points jetés par terre ou sur le papier, appelaient Forturie majeure une figure que le hasard produisait parfois, et qui ressemblait à la seconde moitié du Verseau ou à la première des Poissons : c’était signe de chance et de prospérité.

200 - Symbole de faux bonheur dont il a été question plus haut (note 189), ou du triple vice de la gourmandise, de l’avarice et de la luxure.

201 - Elle n’est pas facile à identifier. On a pensé à Béatrice ; mais, si c’était elle, le plus probable est que Dante l’aurait nommée.

202 - L’ange qui veille à la sortie de la quatrième terrasse, et qui, d’un battement d’aile, efface le quatrième P sur le front du poète, en récitant l’une des béatitudes évangéliques.

203 - Il est réservé aux avares et aux prodigues, qui gisent par terre, le visage collé au sol.

204 - « Mon âme était attachée à la terre », paroles du Psaume CXVIII, qui traduisent bien l’attachement coupable des avares pour les biens de la terre.

205 - « Sache que j’ai été le successeur de Pierre. » Celui qui parle ainsi est Ottobuono Fieschi, qui fut pape pendant trente-huit jours, en 1276, sous le nom d’Adrien V. Il appartenait à la famille des comtes de Lavagna, qui tiraient leur titre du nom d’une rivière dans la région de Gênes, entre Sestri et Chiavari, sur la Riviera ligure.

206 - « Après la résurrection, les hommes ne se marieront pas », avait dit le Christ (Mat. XXII : 30). Par extension, le pape ne sera plus l’époux de l’Église : il n’est ici qu’un esprit comme les autres.

207 - Fille de Niccolò Fieschi, elle avait épousé Moroello Malaspina, avec qui Dante était en relations au moins depuis 1306 : il faut donc croire que cette mention de son nom est une fleur poétique adressée au passage à la femme de son protecteur.

 


Dante

 

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