Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 06



« Après que Constantin eut retourné les aigles
contre le cours du ciel, qu’elles avaient suivi
sur le pas de l’aïeul, époux de Lavinie (47),

cent et cent ans et plus resta l’oiseau de Dieu
au nid qu’il s’était fait sur le bord de l’Europe
et non loin de ces monts dont il sortit d’abord ;

et là, sous le couvert de ses plumes sacrées,
passant de main en main, il gouverna le monde
et, en changeant ainsi, termina par m’échoir.

Oui, je fus empereur, je suis Justinien ;
mû par la volonté d’un souverain amour,
j’ai supprimé des lois l’excessif et le vain.

Avant de consacrer mes soins à cet ouvrage,
j’admettais dans le Christ une seule nature (48),
et j’étais satisfait avec cette croyance,

jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux qui fut
le suprême pasteur, m’eût avec ses discours
enseigné le chemin de la foi véritable.

Je crus à sa parole, et maintenant son dire
m’est devenu plus clair que pour toi la présence
du faux pris dans le vrai des contradictions (49).

Sitôt que je suivis les sentiers de l’Église,
la divine faveur a voulu m’inspirer
cet important ouvrage (50), et j’y mis tout le temps,

me fiant, pour la guerre, aux soins de Bélisaire :
comme la main du ciel le protégeait partout,
j’ai su que je devais m’en reposer sur lui.

Je viens de contenter ta première demande
par ce que je t’ai dit ; cependant sa nature
m’oblige à t’ajouter une certaine suite,

pour que tu puisses voir avec quels justes titres
on veut se soulever contre l’emblème saint (51),
les uns pour l’usurper, d’autres pour le combattre.

Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendu digne
de respect, à partir de cette heure où Pallas
pour lui faire un royaume avait donné sa vie (52).

Tu sais comment dans Albe il fixa sa demeure
pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de la fin,
quand les trois contre trois ont combattu pour lui.

Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin des Sabins
au malheur de Lucrèce, aux mains de ses sept rois,
soumettant alentour les peuplades voisines.

Tu sais ce qu’il a fait, porté par les vaillants
Romains contre Brennus et puis contre Pyrrhus,
contre les autres rois, contre les républiques,

grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom
tiré de ses cheveux mal peignés (53), Decius,
Fabius, ont gagné le renom que je loue.

C’est lui qui terrassa des Arabes (54) l’orgueil
passant sous Annibal les alpestres rochers
d’où le courant du Pô descend dans la campagne.

C’est sous lui que Pompée et Scipion jouirent
tout jeunes du triomphe ; et il parut bien dur
à ceux de la colline où tu vis la lumière (55).

Puis, à peu près au temps où le ciel voulut rendre
au monde l’ordre heureux qui fut partout le sien,
César vint s’en saisir, avec l’accord de Rome.

Ce qu’il a fait alors, du Var jusques au Rhin,
l’Isère avec la Loire et la Seine l’ont vu,
et tous les affluents qui grossissent le Rhône.

Et ce qu’il fit ensuite, au départ de Ravenne,
passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi
que la langue et la plume ont du mal à le suivre.

Du côté de l’Espagne il porta son essor,
puis contre Durazzo, frappant si fort Pharsale,
que le Nil embrasé frémissait de douleur.

Lors il revit l’Antandre avec le Simoïs
où fut son nid premier, et le tombeau d’Hector,
et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.

Tombant comme la foudre, il fonça sur Juba,
puis vers votre Occident il redressa son aile,
à l’heure où de Pompée éclatait la fanfare.

Et tout ce qu’accomplit le suivant porte-enseigne,
Brutus et Cassius là, dans l’Enfer, l’aboient,
et Modène et Pérouse en ont porté le deuil.

Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre
qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic
une mort ténébreuse aussi bien que soudaine.

Il courut avec lui jusqu’aux ondes vermeilles,
et le monde sous lui connut une paix telle,
qu’on dut fermer la porte au temple de Janus.

Mais ce que l’étendard qui conduit mon discours
a fait par le passé, ce qu’il a fait ensuite
au royaume mortel soumis à son pouvoir,

apparaît comme obscur et insignifiant,
si l’on voit d’un coeur pur et d’un oeil clairvoyant
ce qu’il fit dans la main du troisième César ;

car le juge éternel qui dicte mes paroles
lui céda, lorsqu’il fut dans la main que je dis,
l’honneur de la vengeance où son courroux prit fin (56).

Admire maintenant ce que j’ajoute ici :
plus tard, avec Titus, il courut pour venger
la vengeance, rachat de notre ancien péché.

Et quand la dent lombarde ensuite voulut mordre
l’Église, ce fut lui qui couvrit de son aile
Charlemagne vainqueur, qui la vint secourir.

Or, tu peux maintenant former un jugement
sur ceux que j’accusais tantôt et sur leurs crimes,
qui de tous vos malheurs sont la cause première.

L’on oppose parfois l’universel symbole
aux lis d’or ; l’on en fait l’emblème d’un parti (57);
et l’on ne voit pas bien quel est le plus coupable.

Qu’ils fassent leurs complots, mais sous une autre
les Gibelins ; c’est mal servir sous celle-ci, enseigne,
que de la maintenir si loin de la justice !

Que ce Charles (58) nouveau, secondé par ses Guelfes,
ne pense pas l’abattre, et qu’il craigne la serre
qui tira plus d’un poil à de plus fiers lions !

Souvent, dans le passé, les enfants ont pleuré
par la faute du père ; et qu’on ne pense plus
que Dieu pourrait changer ses armes pour les lis !

Cette petite étoile renferme en son enceinte
les esprits vertueux qui se sont employés
à faire que la gloire et l’honneur leur survivent ;

et lorsque les désirs se proposent ce but,
ce chemin détourné fait que de l’amour vrai
le rayon monte au ciel avec plus de lenteur.

Mais c’est un autre aspect de notre heureux état,
que cette égalité du mérite et des gages,
qui fait qu’on ne les veut ni moindres ni plus grands.

Le vivant justicier modère dans nos coeurs
si bien notre désir, que l’on ne peut jamais
le tordre dans le sens de quelque iniquité.

Diversité de voix fait la douce musique :
de même parmi nous des sièges différents
produisent dans nos cieux une douce harmonie.

Et dans l’intérieur de cette marguerite
brille d’un grand éclat ce Romieu, dont l’ouvrage,
quoiqu’il fût grand et beau, fut mal récompensé (59).

Mais tous les Provençaux qui tramaient contre lui
n’en ont pas ri ; partant, mal choisit son chemin
qui paie avec le mal le bien fait par un autre.

Car Raymond Bérenger avait eu quatre filles,
qui toutes ont régné : ce résultat était
l’oeuvre de ce Romieu, modeste et sans parents.

Les intrigues, plus tard, de certains envieux
lui firent demander des comptes à ce juste,
qui lui rendit pour dix, sept et cinq à la fois.

Et il partit, bien vieux et sans un sou vaillant ;
si le monde savait ce qu’il avait au coeur,
lorsqu’il dut mendier pour un morceau de pain,

quoiqu’on le loue assez, on le louerait plus. »

 

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47 - L’aigle romaine, apportée de Troie par Énée, fut ramenée en Orient, « contre le cours du ciel » et du soleil, du fait de la capitale de l’Empire fixée par Constantin à Byzance, non loin de Troie même.

48 - L’hérésie monophysite ne voyait dans le Christ que sa nature divine. Justinien n’était pas tombé dans cette erreur, que partageait, du moins, sa femme, Théodora : et Agapet Ier, pape de 533 à 536, n’eut pas l’occasion de le faire revenir à la véritable religion.

49 - Toute contradiction contient nécessairement une proposition vraie qui s’oppose à une proposition fausse.

50 - La réorganisation du droit romain, qui fut en réalité l’oeuvre de Tribonien et de ses collaborateurs.

51 - L’aigle de Rome, qui n’est que l’emblème de l’Empire. Il n’y a pas de « justes titres » pour s’opposer à l’Empire, en sorte que l’expression de Dante doit être entendue comme une ironie.

52 - Pallas, fils d’Évandre, était mort en combattant aux côtés d’Énéas contre Turnus. Tout ce qui suit est une brève histoire de Rome, dans laquelle apparaissent tour à tour Albe la longue, première ville du Latium, fondée par le ris d’Énée ; le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces ; l’enlèvement des Sabines ; le viol de Lucrèce ; etc.

53 - Quintius, surnommé Cincinnatus, à cause de ses cheveux frisés, de cincinni, « boucles ».

54 - Des habitants de Carthage.

55 - C’est Pompée qui assiégea et détruisit Fiésole.

56 - C’est sous Tibère, le troisième César de Rome, que la vengeance de Dieu, suscitée par le péché d’Adam, prit fin par le sacrifice du Sauveur. Cette « vengeance » fut à son tour suivie, sous le règne de Titus, de la vengeance que Dieu tira de la mort du Christ, en disposant la défaite et la dispersion des juifs.

57 - Les Guelfes s’appuient contre l’Empire sur les lis de France, tandis que les Gibelins se servent du même Empire pour leurs propres fins.

58 - Charles II d’Anjou, roi de Naples, en qui les Guelfes cherchaient un protecteur.

59 - Romieu de Villeneuve (1209-1245) fut premier ministre de Raymond Bérenger IV, comte de Provence. Il ne mourut pas dans la disgrâce, mais survécut à son maître ; cf. A. Paul, Le Grand Romieu, dans Var illustré, 1921, pp. 15-16, 23-24. Les quatre filles qu’il maria si avantageusement furent Marguerite, reine de France, Eléonore, mariée à Henri III, roi d’Angleterre, Sanche, mariée à Richard de Cornouailles, roi de Germanie, et Béatrice, mariée à Charles, roi de Naples.

 


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