Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 04



Choisir entre deux mets également distants
et excitants serait, si le choix était libre,
mourir de faim avant de toucher à l’un d’eux.

Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois la peur
de deux loups carnassiers qui s’avancent vers lui ;
ainsi, le chien devrait rester entre deux daims (30).

Si donc je me taisais, c’était bien malgré moi,
suspendu que j’étais au milieu de mes doutes,
et je n’en méritais ni blâme ni louanges.

Je me taisais ; pourtant mon désir se montrait
comme peint au visage, avec mes questions,
beaucoup plus vivement que par un vrai discours.

Béatrice imita ce que fit Daniel
lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor
que sa rage rendait injustement cruel (31).

Elle dit : « Je vois bien qu’un désir te tourmente,
en s’opposant à l’autre, en sorte que ton soin
s’embarrasse en lui-même et ne peut s’exprimer.

Si persiste, dis-tu, la bonne intention,
comment la volonté violente des autres
pourrait-elle amoindrir l’éclat de nos mérites ?

Tu trouves, d’autre part, des raisons de douter
du retour supposé des âmes aux étoiles,
si nous nous en tenons aux dires de Platon (32).

Voici les questions qui sur ta volonté
pressent également ; et pour cette raison
je traiterai d’abord de la plus venimeuse.

Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près,
Moïse et Samuel et celui des deux Jean
que tu préféreras, aussi bien que Marie

ne font pas leur séjour dans un ciel différent
de celui des esprits que tu vis tout à l’heure,
et leur être n’aura ni plus ni moins d’années (33);

ils embellissent tous la première des sphères,
quoique leur douce vie y coule en sens divers,
selon qu’ils sentent plus ou moins l’esprit divin.

Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cet orbe
leur soit prédestiné, mais comme témoignage
de ce céleste état qui se trouve plus haut (34).

C’est ainsi qu’il convient de parler à l’esprit
de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de ses sens
ce qu’ensuite il transforme en biens de l’intellect.

C’est pourquoi l’Écriture accepta de descendre
jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu
des jambes et des mains, qu’elle entend autrement,

et que la sainte Église a fait représenter
Gabriel et Michel sous un aspect humain,
et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.

Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,
cela n’est pas d’accord avec ce que tu vois,
admettant qu’il le faut prendre au pied de la lettre.

S’il y dit que l’esprit retourne à son étoile,
c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefois détachée,
quand la nature eh fit la forme de son corps.

Peut-être sa pensée est-elle différente
de ce que dit sa phrase, et son intention
pourrait bien mériter mieux qu’une raillerie.

Si par ce qui retourne à l’étoile il entend
le blâme ou bien l’honneur de sa propre influence,
il se peut que son trait frappe assez près du but.

On sait que ce concept mal compris a fait naître
jadis l’égarement de presque tout un monde
qui révérait Mercure et Mars et Jupiter (35).

Quant au doute second qui te préoccupait,
il a moins de venin, car sa malignité
ne lui suffirait pas pour t’éloigner de moi.

Parfois notre justice, en effet, semble injuste
aux regards des mortels, mais c’est un argument
qui sert la foi plutôt que l’hérésie impie.

Et comme il est possible à votre entendement
de pénétrer au coeur de cette vérité,
je vais te contenter au gré de ton désir.

Dans toute violence où celui qui la souffre
contre son oppresseur n’a pas fait résistance,
les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,

car on n’étouffe pas un vouloir qui résiste,
mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,
même si mille fois l’abat un dur effort.

S’il finit par céder, que ce soit plus ou moins,
il suit la violence : et celles-ci (36) l’ont fait,
qui pouvaient retourner au refuge sacré.

Car, si leur volonté fût demeurée entière,
telle que l’eut toujours saint Laurent sur le gril,
ou comme Mucius ennemi de sa main,

elle les aurait fait revenir, sitôt libres,
par le même chemin qu’on les forçait à prendre ;
mais on ne trouve plus de telles volontés.

Si tu pénètres donc le sens de mon discours,
il devrait te suffire à supprimer l’erreur
qui pouvait, malgré tout, t’inquiéter souvent.

Mais voici maintenant qu’un écueil différent
se présente à l’esprit, et tel que, par toi-même,
tu te fatiguerais avant de l’éviter.

J’ai mis dans ton esprit comme une certitude
qu’une âme bienheureuse est du suprême Vrai
la voisine éternelle, et ne saurait mentir ;

mais tu viens d’écouter Piccarda qui disait
que Constance a toujours gardé l’amour du voile :
il semble qu’en cela nous nous contredisons (37).

Frère, il est arrivé souvent dans le passé
que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi,
des choses qu’autrement on ne voudrait pas faire :

témoin cet Alcméon qui, prié par son père
de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,
devenant criminel pour être obéissant (38).

Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes
comment, la volonté se pliant à la force,
l’offense qui s’ensuit devient impardonnable.

Le vouloir absolu n’admet pas le péché ;
et s’il a transigé, c’est parce qu’il craignait
que son abstention n’augmente son malheur.

Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de la sorte,
elle se référait au vouloir absolu,
moi, je pensais à l’autre (39), et les deux disions vrai. »

Tels étaient lors les flots de la sainte rivière
qui jaillissaient du puits d’où sourd la vérité,
apaisant à la fois l’un et l’autre désir.

« Vous, du premier amant l’amour, lui répondis-je,
dont le discours m’inonde et réchauffe mon coeur,
si bien qu’il me ranime un peu plus chaque fois,

toute ma gratitude est trop insuffisante
pour rendre aux grâces grâce : ainsi donc, que Celui
qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi.

Oui, j’ai bien remarqué que notre intelligence
n’est jamais satisfaite, en l’absence du vrai
hors duquel on ne trouve aucune vérité.

Elle y va reposer comme la bête au gîte
dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peut l’atteindre,
sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain.

Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître
le doute au pied du vrai ; la nature elle-même
monte de butte en butte et nous mène au sommet.

Et c’est ce qui m’engage et ce qui me rassure
pour demander, ma dame, avec tout le respect,
une autre vérité qui demeure confuse.

J’aimerais bien savoir si l’on peut satisfaire
aux voeux abandonnés, au moyen d’autres biens
qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances. »

Béatrice posa sur moi ses yeux remplis
d’étincelles d’amour, d’un regard si divin
que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir

et, baissant le regard, je faillis défaillir.

 

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30 - Ce problème, que Dante avait pu trouver indiqué par saint Thomas d’Aquin, allait être repris par Buridan (1300-1358) ; c’est l’argument sophistique de la liberté d’indifférence, connu sous le nom d’âne de Buridan. Dante se posait deux questions également pressantes :
  1. Si le manquement aux voeux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ?
  2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire.

31 - Elle devine et interprète la pensée de Dante, comme Daniel avait deviné et interprété le songe de Nabuchodonosor.

32 - Dante se posait deux questions également pressantes :
  1. Si le manquement aux voeux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ?
  2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire.

33 - Le séjour des bienheureux, leur bonheur ne sont différents pas d’après les cieux dans lesquels ils font leur demeure.

34 - Comme manifestation sensible de l’Empyrée, qui est le vrai séjour des âmes élues. Si l’on fait des étoiles l séjour des âmes, ce n’est pas parce que ce séjour leur a et’ destiné, mais parce que l’imagination et l’intelligence de hommes ont besoin de points d’appui matériels, et que ce n’est qu’à partir de l’image visible des étoiles que l’on peut concevoir l’image invisible de l’Empyrée. Ainsi donc, Platon a tort, lorsqu’il dit que les âmes retournent aux étoiles

35 - Quoique Platon se trompe absolument, il a raison s’il ne se réfère qu’aux influences qui viennent aux âmes, des étoiles, puisqu’il est certain que ces influences existent. Cependant, elles ne sont pas telles, qu’elles suppriment le libre arbitre : et c’est à tort que le monde ancien avait transformé cette même influence en divinité.

36 - Les âmes que Dante vient de voir au ciel de la Lune.

37 - Béatrice avait dit au poète, au chant précédent, qu’il peut parler aux âmes élues, qui ne sauraient mentir, car le Vrai dont elles dépendent immédiatement « les oblige à rester à jamais dans ses voies » . Cependant, Piccarda venait de dire que l’impératrice Constance, tirée de force de son couvent (ce qui, d’ailleurs, n’est pas un fait historique), était restée « fidèle au voile » ; et maintenant Béatrice lui dit que ces âmes sont là parce qu’elles n’ont pas eu la « volonté entière » comme saint Laurent : il y a une contradiction apparente entre ces deux affirmations.

38 - Cf. Purgatoire, note 123.

39 - Le vouloir relatif, qui pousse à accepter une mauvaise solution comme un moindre mal.

 


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