Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 10



Regardant en son Fils avec ce même amour
qu’ils respirent les deux pour des siècles sans fin,
la Puissance première et impossible à dire

avec tant d’ordre a fait tout ce que l’on conçoit
par l’esprit ou les sens, que, lorsque l’on y pense, "
on ne peut le comprendre ou le voir sans l’aimer.

Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi
vers les sphères d’en haut, au point précisément
où l’un des mouvements se pénètre avec l’autre (109),

et deviens amoureux de cette omniscience
du Maître, qui si fort aime son propre ouvrage,
qu’il n’en détourne pas les yeux un seul instant.

Vois comme c’est de là que vient se séparer
obliquement le cercle où restent les planètes (110),
afin de contenter le monde qui l’appelle ;

et si leur route ici n’était pas inclinée,
bien des forces du ciel iraient se perdre en vain
et les vertus, là-bas, resteraient presque mortes ;

ou si l’écart était plus ou moins important
sur l’horizon, en haut aussi bien qu’à la base
l’ordre de l’univers serait plus imparfait (111).

Garde ta place au banc, ô lecteur, méditant
aux choses dont ici je t’offre les prémices,
et tu seras content bien avant d’être las.

Voici ton aliment : sers-toi seul désormais,
car pour moi, tous mes soins seront accaparés
par l’unique sujet dont je suis l’interprète.

Le premier serviteur de toute la nature,
qui baigne l’univers dans la vertu du ciel
et qui de sa clarté mesure notre temps,

se trouvait sous le signe indiqué tout à l’heure
et roulait maintenant avec les mêmes orbes
où nous l’apercevons chaque matin plus tôt.

Je m’y trouvais déjà (112), mais sans me rendre compte
que je montais vers lui, comme l’on ne sent pas
un penser nous venir, avant qu’il n’ait pris corps.

Béatrice, en effet, conduit du bien au mieux
d’une telle manière et si soudainement
que tous ses mouvements ignorent la durée.

Comme devaient-ils être étincelants eux-mêmes,
ceux qui faisaient demeure au soleil où j’entrais
et dont on distinguait l’éclat, non la couleur !

J’invoquerais en vain art, métier ou génie,
car pour l’imaginer il faut plus que mon dire ;
on peut pourtant y croire et rêver de le voir.

Ce n’est pas étonnant, si notre fantaisie
pour de telles hauteurs reste toujours trop basse,
puisque l’oeil n’a jamais soutenu le soleil.

Telle restait là-haut la quatrième famille
du Père tout-puissant, qui la comble toujours
lui faisant voir comment il insuffle et engendre.

Béatrice se prit à me dire : « Rends grâces,
rends grâces au Soleil des anges, dont la grâce
t’a permis de monter à ce soleil sensible ! »

Jamais un coeur mortel ne fut mieux préparé,
dans ses dévotions, pour l’abandon à Dieu
avec tant de bonheur ni plus rapidement

que je l’étais alors, au son de ces paroles,
et mon amour mortel se mit si fort en lui,
que l’aile de l’oubli me cacha Béatrice.

Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elle en rit,
si bien que la splendeur de son regard heureux
de mon attention divisa l’unité.

J’aperçus des lueurs vives et pénétrantes
former autour de nous une belle guirlande,
la douceur de leurs voix surpassant leur éclat.

C’est ainsi que parfois, quand l’air est plus épais,
la fille de Latone apparaît entourée
d’un halo qui retient le fil de sa ceinture.

Au ciel, dans cette cour dont je suis revenu,
le nombre est infini des joyaux chers et beaux
qu’on prétendrait en vain sortir de leur royaume (113) :

le chant de ces clartés en est un des plus beaux :
qui n’aura pas assez de plumes pour s’y rendre,
attende qu’un muet lui dise ce que c’est !

Lorsqu’en chantant ainsi ces soleils embrasés
eurent tourné trois fois autour de nos personnes,
comme l’étoile tourne autour des pôles fixes,

je crus voir s’arrêter une ronde de dames,
silencieusement, attendant que commencent
les premiers mouvements de la prochaine danse.

Et de l’un de ces feux j’entendis qu’on disait :
« Le rayon de la grâce à la flamme duquel
s’allume l’amour vrai, qui s’augmente en aimant,

en toi se multiplie et resplendit si fort,
qu’il te mène là-haut, le long de cette échelle
que nul ne descendit sans pouvoir remonter.

Qui te refuserait de sa gourde le vin
à l’heure de ta soif, ne serait pas plus libre
qu’un fleuve qui s’enlise et ne voit pas la mer.

Tu voudrais bien savoir de quelles plantes s’orne
la guirlande qui forme à cette belle dame
qui t’enseigne le ciel, une cour tournoyante.

Je fus l’un des agneaux de ce troupeau sacré
conduit par Dominique dans un sentier qui fait
que l’on s’engraisse bien, à moins qu’on ne s’égare (114).

Celui qui, sur ma droite, est mon proche voisin
fut jadis mon confrère et mon maître à la fois :
c’est Albert de Cologne (115), et moi, Thomas d’Aquin.

Et si tu veux savoir qui sont aussi les autres,
suis avec le regard le fil de mon discours,
fais avec moi le tour de l’heureuse couronne.

Ce beau pétillement sort de l’heureux sourire
de Gratien, qui rend de si brillants services
à l’un et l’autre droit, qu’il plaît au Paradis (116).

Le suivant, qui plus loin embellit notre choeur,
est ce Pierre qui fit, à l’instar de la pauvre,
offre à la sainte Église de son meilleur trésor (117).

La cinquième clarté, parmi nous la plus belle,
respire un tel amour, qu’au monde de là-bas
on éprouve toujours la soif de ses nouvelles (118) ;

dans son intérieur est cette intelligence
d’un savoir si profond que, si le vrai dit vrai,
nul second n’a surgi qui pût voir aussi loin (119).

À ses côtés se tient l’éclat de ce flambeau
qui, du temps de sa chair, avait mieux que nul autre
pénétré la nature et l’office angéliques (120).

Et dans l’autre splendeur qui sourit près de lui
reste le défenseur des premiers temps chrétiens (121) :
Augustin s’est souvent servi de son latin.

Or, si de ton esprit le regard est venu
de lumière en lumière, en suivant mes louanges,
il te reste la soif de savoir la huitième.

C’est là qu’en contemplant le suprême bonheur
jouit cet esprit saint qui du monde trompeur
à qui sait le comprendre a découvert les pièges (122) ;

quant au corps dont l’esprit a dû se séparer,
il repose à Cieldaure ; et au bout du martyre
et de l’exil, son âme a trouvé cette paix.

Au-delà, tu peux voir briller le souffle ardent
d’Isidore, de Bède et celui de Richard,
d’un esprit plus qu’humain comme contemplateur (123) ».

Celui d’où ton regard s’en retourne vers moi
est le repos d’une âme à qui la mort semblait
venir trop lentement pour ses graves pensers :

C’est l’éclat éternel de Siger (124), qui jadis,
lisant rue au Fouarre, avait syllogisé
des vérités d’où vint l’aliment à l’envie. »

Puis, pareille à l’horloge appelant les fidèles
quand l’épouse de Dieu se lève pour chanter
matines à l’Époux, invoquant son amour,

en sorte qu’un rouage entraîne et presse l’autre,
en sonnant du tin tin l’agréable harmonie
qui baigne dans l’amour les esprits bien dispos,

je sentis s’ébranler la ronde glorieuse
et une voix répondre à l’autre avec un son,
avec une douceur qu’on ne saurait connaître

qu’au seul endroit où dure à tout jamais la joie.

 

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109 - Au point où le mouvement diurne, qui suit le cercle équatorial, se croise avec le mouvement annuel, qui suit le cercle zodiacal. C’est en ce point de croisement que le soleil se trouve au moment de l’équinoxe.

110 - Le cercle zodiacal ou écliptique.

111 - C’est le croisement des deux plans inclinés de l’équateur et de l’écliptique qui produit les saisons et qui, selon la doctrine de Dante, préside à la distribution graduelle des influences célestes : si les deux cercles étaient parallèles, les influences seraient partout et toujours les mêmes.

112 - Béatrice et Dante sont arrivés au ciel du Soleil, le Quatrième, où font leur demeure les âmes des sages.

113 - Les beautés que l’on peut contempler au ciel peuvent être exprimées dans le langage des mortels en sorte qu’on ne peut pas les « sortir » pour les décrire et les rendre compréhensibles aux autres.

114 - En d’autres termes : « J’appartins à l’ordre de saint Dominique. » C’est saint Thomas d’Aquin qui parle ; et le sens de ce dernier vers se trouvera largement expliqué plus loin. Saint Thomas d’Aquin (1226- 1274), dominicain depuis 1243, sanctifié en 1323, fut élève d’Albert le Grand et professeur de théologie à Cologne, à Paris et à Naples. Ses ouvrages, dont les plus importants sont le commentaire d’Aristote, La Somme théologique et La Somme contre les Gentils, forment une encyclopédie du savoir théologique dont Dante a tiré profit assez souvent.

115 - Albert le Grand (1193-1280), dominicain en 1222, fut professeur aux universités de Cologne et de Paris, et l’un des philosophes les plus estimés de son temps, appelé aussi Docteur universel.

116 - Francesco Graziano, bénédictin, vécut vers le milieu du XIIe siècle et compila le célèbre recueil de droit canon connu sous le nom de Décret de Gratien.

117 - Pierre Lombard ( ? -1164), maître de théologie à Paris, auteur des Sentences, qui furent le premier essai d’encyclopédie dogmatique. « La pauvre » est celle de la parabole (Luc XXI : 1) qui donna à Dieu le peu qu’elle avait et dont le don fut mieux reçu que ceux des riches qui donnaient de leur superflu ; cette parabole était rappelée par Lombard lui-même, dans le prologue de ses Sentences.

118 - C’est Salomon. On était désireux d’avoir de ses nouvelles peutêtre parce que l’on discutait parmi les théologiens pour savoir s’il avait été admis au Paradis, malgré sa luxure.

119 - Ce vers se trouvera largement commenté plus loin.

120 - Saint Denys l’Aréopagite, que l’on tenait à tort pour auteur d’un traité De caelesti hierarchia ; c’est le livre que cite ici, et qui sera mis à contribution aux chants et XXIX, consacrés aux ordres et aux offices des anges.

121 - Cet écrivain des premiers temps chrétiens n’a pas été identifié de façon certaine. Pour les uns, il s’agit de Paul Orose, écrivain du Ve siècle, qui écrivit ses Histoires contre les Païens, à la demande de saint Augustin. Mais cette circonstance ne coïncide pas exactement avec l’indication du texte de Dante ; en sorte que d’autres pensent qu’il s’agit de saint Ambroise, de Lactance ou de saint Paulin de Nola.

122 - Boèce (470?-525), moraliste, auteur d’un traité De la Consolation philosophique ; il mourut en prison et fut enterré à Pavie, dans l’église de San Pietro in Ciel d’Oro ou Cieldauro.

123 - Isidore de Séville (5607-6367), auteur encyclopédique très estimé durant le Moyen Age ; Bède le Vénérable (674-735), auteur d’ouvrages historiques et philosophiques ; Richard de Saint-Victor ( ? - 1173?), théologien, nommé parfois le Grand Contemplateur.

124 - Siger de Brabant (1226?-12847), professeur de philosophie à Paris, rue du Fouarre, où avaient lieu certains cours de philosophie de l’Université. Ses propositions philosophiques furent condamnées en 1277 par l’évêque de Paris. Il alla se défendre devant la Curie, et en fut absous mais tenu sous surveillance, et finit assassiné à Orvieto. Nombre de ses propositions sentaient l’hérésie averroïste ; mais il déclara accepter par la foi ce qu’il ne pouvait affirmer par le moyen de la philosophie, et il semble que ce fut ce qui le sauva.
Les termes qu’emploie Dante à son sujet ne sont pas clairs. On ne sait au juste pourquoi Siger trouvait la mort trop lente : peut-être est-ce une allusion à l’époque de ses malheurs, qui ne finirent qu’avec sa mort Les « vérités » qu’il syllogisait à Paris sont aussi étranges II est certain que parmi les 219 propositions condamnées en 1277, il y en avait qui n’étaient pas hétérodoxes, et que saint Thomas lui-même, disciple et puis confrère de Siger, allait soutenir par la suite. Les commentateurs pensent que c’est à ces vérités-là que se réfère le poète. Il n’en reste pas moins que Siger, réputé averroïste et auteur de propositions particulièrement audacieuses, a non seulement sa place au Paradis, mais aussi sa part dans l’éloge que fait, des plus grands noms de la théologie, saint Thomas d’Aquin : il serait difficile de lui accorder un meilleur certificat d’orthodoxie.

 


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