Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 23



Argument du Chant 23

Dante et Virgile, délivrés de leur terrible escorte, descendent au sixième bolge, séjour des hypocrites. Les ombres de ces damnés s'avancent lentement, couvertes d'amples chapes qui semblent au dehors brillantes et dorées, mais qui sont de plomb et dont le poids les écrase. Dante interroge deux de ces ombres : ce sont celles de deux moines de l'ordre des Joyeux. Un peu plus loin, il voit un damné crucifié et couché par terre et que les autres ombres foulent en passant: C'est Caïphe, grand prêtre des Juifs; au lieu de porter la chape, il endure le supplice qu'il infligea à Jésus-Christ. Tous les membres du sanhédrin qui participèrent à la sentence, faux zélés comme lui, sont condamnés à la même torture.

 


Chant 23

Silencieux et seuls à travers la carrière
Nous allions tous les deux, lui devant, moi derrière:
Tels les frères Mineurs s'en vont par les chemins.

Je songeais, l'âme encor par leur rixe agitée,
A la fable jadis par Ésope inventée,
Où la grenouille au rat tend de méchants engins.

Si n'a pas avec oui de rapport plus semblable
Que ne m'en paraissaient offrir avec la fable
Le prélude et la fin du combat des démons.

Et comme une pensée en amène plus d'une,
De ma première idée une idée importune
Naquit et redoubla ma peur et mes frissons.

C'est à cause de nous que ces démons, pensais-je,
Se sont laissé berner et sont tombés au piège ;
Le tour a dû leur cuire et froisser leur orgueil

Si leur malice encor s'accroît de leur colère,
Ils vont courir, suivant nos traces par derrière,
Plus acharnés sur nous qu'un chien sur un chevreuil.

Tous mes cheveux déjà se dressaient sur ma tête,
J'avais l'œil par derrière, et je dis : « Maître, arrête,
Si tu ne réussis à nous cacher tous deux,

Sur-le-champ, nous serons dans les griffes : j'en tremble;
 J'entends sur nos talons tous les démons ensemble,
Déjà je sens leurs crocs, maître, tant j'ai peur d'eux. »

— « Si j'étais le cristal d'un miroir, » dit le sage,
« Je ne pourrais vraiment réfléchir ton image
Plus tôt que dans ton cœur je ne pénètre et lis.

Avec les mêmes traits, avec les mêmes formes,
Tes pensers et les miens se mêlaient si conformes,
Que j'ai pris de nous deux un seul et même avis.

Si cette côte à droite assez avant incline,
Que nous puissions descendre en la fosse voisine,
Aux terribles chasseurs nous saurons échapper. »

Il n'avait pas fini sa phrase suspendue,
Que déjà les démons venaient, l'aile étendue,
A quelques pas de nous, tout prêts à nous frapper.

Mon guide, sur-le-champ, me prend, s'élance, vole.
Telle une mère au bruit s'éveille, et, comme folle
En voyant l'incendie autour d'elle éclater,

Prend son fils dans ses bras et s'enfuit toute blême ;
Ayant plus de souci de lui que d'elle-même,
Elle court demi-nue, et va sans s'arrêter.

Du sommet de la rive escarpée et glissante,
Mon maître s'abandonne à la roche pendante
Qui ferme un des côtés du barathre voisin.

Comme une onde qui coule en jaillissant de source
Et qui dans ses conduits précipite sa course
Au moment d'approcher des aubes d'un moulin,

Plus rapide il glissait du haut de la colline,
En me tenant toujours serré sur sa poitrine,
Non comme un compagnon, mais comme un fils chéri.

A peine il eut touché le lit de la vallée,
Sur le haut du coteau la bande rassemblée
Parut ; mais nous étions désormais à l'abri ;

Car l'Être tout-puissant qui, dans sa Providence,
Du cinquième fossé leur commit la vengeance,
Ne leur a pas donné le pouvoir d'en sortir.

Là je vis une foule à la figure peinte,
Qui faisait à pas lents tout le tour de l'enceinte,
Pleurant et paraissant harassée à mourir.

Ils portaient une chape ; un capuchon énorme
Leur tombait sur les yeux : tels et de même forme
On en voit à Cologne aux moines mal vêtus.

Le dessus était d'or, mais ces mantes cruelles
Dessous étaient de plomb, si lourdes, qu'auprès d'elles
Celles de Frédéric n'étaient que des fétus.

Oh ! l'écrasant manteau pour la vie éternelle !
Prenant à gauche auprès de la gent criminelle,
Nous marchions attentifs à son gémissement.

Se traînant sous le poids, ces malheureuses ombres
Allaient si lentement le long des parois sombres,
Que nous changions de file à chaque mouvement.

Et je dis à mon guide : « Oh ! trouve, je t'en prie,
Une ombre dont je sache ou le nom ou la vie,
Et tout en avançant porte partout tes yeux. »

Un pécheur, entendant l'accent de la patrie,
Cria derrière nous : « Arrêtez, je vous prie,
Vous qui courez ainsi dans cet air nébuleux !

Je puis à ton désir satisfaire peut-être. »
A ces mots se tournant: « Attends-le, dit mon maître,
Et puis règle tes pas sur les siens en marchant. »

Je m'arrête, et je vois un couple qui s'empresse,
Les yeux tendus vers nous et montrant grande presse,
Mais le pied lourd et lent, sous le bois trébuchant.

Quand ils nous eurent joints, ils se mirent, l'œil louche,
A me considérer, avant que de leur bouche
Un seul mot ne sortît, puis se parlant entre eux :

« L'un des deux est vivant ; vois-le, comme il respire,
Et par quelle faveur, s'ils sont de notre empire,
S'en vont-ils dégagés du manteau douloureux ? »

Puis vers moi se tournant : « O Toscan, qui visites
La corporation des mornes hypocrites,
Quel homme es-tu ? dis-le, tu nous rendrais contents. »

« Je suis né, j'ai grandi, leur dis-je tout tranquille,
Sur les bords du beau fleuve Arno, dans la grand ville;
Je porte ici le corps que j'eus depuis ce temps.

Mais vous-mêmes, ô vous dont je vois la souffrance
Distiller sur vos traits des pleurs en abondance.
Quel est donc ce tourment qui vous fait resplendir ? »

— « Ces chapes, répond l'un, sont d'or en apparence,
Mais dessous c'est du plomb, et comme une balance
Nous craquons sous le poids qui nous force à gémir.

A Bologne autrefois nous étions joyeux frères :
Ta ville nous choisit au milieu de ses guerres,
Tous deux, moi Catalan et lui Loderingo ;

Isolés des partis, la cité confiante
Nous commettait sa paix ; nous la fîmes brillante,
Comme on en voit encor la marque au Gardingo ».

— « Moines, vos maux... » Ce fut tout ce que je pus dire :
Un homme était gisant sur le sol, ô martyre !
Cloué sur une croix, par trois pals attaché.

Cette ombre à mon aspect se tordit convulsive
En soufflant dans sa barbe et soupirant plaintive.
Catalan l'aperçut, et, s'étant approché,

Me dit : « Ce transpercé qui gît là contre terre
Dit aux Pharisiens qu'il était nécessaire
De mettre un homme à mort pour le salut commun.

En travers du chemin jeté nu sous la foule,
Ainsi que tu le vois, en passant, on le foule,
Et le malheureux sait ce que pèse chacun.

De son beau-père aussi cette fosse est l'asile;
Il subit ce martyre avec tout le concile
Dont l'odieux arrêt fut aux Juifs si fatal. »

Virgile contemplait, s'étonnant dans son âme,
La misérable croix où gisait l'ombre infâme,
Carcan d'ignominie en l'exil infernal.

Ensuite il adressa ces paroles au frère :
« Apprends-nous, s'il te plaît, sans nous être contraire,
S'il existe une issue à droite, où tous les deux

Nous puissions échapper à ces lieux redoutables,
Pour n'être pas réduits à recourir aux diables,
Anges noirs dont l'appui me paraît hasardeux. »

Catalan répondit : « Il existe une roche
Plus près que tu ne crois, c'est comme un pont tout proche
Qui va sur les fossés depuis le grand mur rond.

Ici le roc brisé roula dans la carrière,
Mais vous pourrez gravir les décombres de pierre
Qui gisent sur la pente et recouvrent le fond. »

Virgile s'arrêta, les yeux fixés à terre.
Et dit avec dépit : « Mal nous contait l'affaire
Ce démon qui là-bas harponne le pécheur. »

— « A Bologne autrefois, reprend l'ombre coupable,
J'ai souvent entendu parler des tours du diable :
On le traitait surtout de fourbe et de menteur. »

Mon guide alors partit à grands pas ; un nuage
Avait comme assombri son calme et doux visage ;
Et, quittant les pécheurs sous la chape meurtris,

Je partis après lui, suivant ses pas chéris.

 


Dante

 

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