Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 09



Du décrépit Tithon déjà la concubine (86)
commençait à blanchir au bord de l’Orient
et de son doux ami semblait fuir les étreintes.

Son front resplendissait des pierres précieuses
qui forment le portrait de ce froid animal
qui du bout de sa queue attaque les humains ; (87)

et à ce même endroit où nous restions assis
la nuit avait déjà fait deux pas vers le jour
et semblait mettre en train le départ du troisième, (88)

lorsque moi, qui traînais le premier don d’Adam,
vaincu par le sommeil, je me couchai dans l’herbe
où restaient au repos les autres quatre, assis.

À l’heure où l’hirondelle, aux approches du jour,
commence à dégoiser une triste complainte,
pleine du souvenir de ses premières peines, (89)

et lorsque notre esprit, débarrassé des chaînes
du poids de notre chair et de notre pensée,
se livre aux visions et presque prophétise,

il me semblait en songe apercevoir au ciel
un aigle aux plumes d’or, suspendu dans les airs,
prêt à foncer sur nous, les ailes déployées.

Ensuite je pensais me trouver dans ce lieu
où l’enfant Ganymède abandonna les siens,
lorsqu’il fut enlevé pour le palais des Dieux.

Je disais en moi-même : « Il est habitué
à ne faire qu’ici sa chasse, et n’aime pas
s’agripper à la proie ailleurs qu’en cet endroit. »

Et puis il me semblait qu’il tournoyait dans l’air
et se précipitait sur moi comme un éclair
et m’enlevait là-haut, au céleste foyer (90).

Ensuite il me semblait que nous brûlions tous deux
et le brasier du songe était insupportable,
à tel point qu’il finit par me faire éveiller.

Comme Achille jadis tressaillit en jetant
partout autour de lui des regards étonnés,
sans savoir quel était le lieu qu’il regardait,

lorsque sa mère vint le reprendre à Chiron,
l’emportant endormi dans ses bras à Scyros,
d’où les Grecs par la suite allaient le retirer ;

ainsi je tressaillis, lorsque de mes paupières
s’absenta le sommeil, et perdis les couleurs,
sous le frisson glacé qui m’étreignait le coeur.

Seul restait près de moi celui qui me console ;
le soleil était haut l’espace de deux heures (91) ;
je tenais le regard tourné vers le rivage.

« Ne crains rien maintenant, dit alors mon seigneur.
Nous sommes arrivés à bon port ; prends courage !
Ne te relâche pas, fais un nouvel effort !

Nous sommes arrivés au seuil du Purgatoire :
regarde le rebord de rochers qui l’entoure,
et l’endroit où l’on voit qu’il demeure entr’ouvert !

À l’heure où le matin est devancé par l’aube,
alors que ton esprit plongeait dans le sommeil,
au-dessus de ces fleurs qui parent la vallée,

une dame survint, qui dit : – « Je suis Lucie.
Laissez-moi transporter celui qui dort là-bas,
afin que le monter lui coûte moins d’effort. »

Sordello reste en bas, avec les nobles âmes ;
elle t’a pris ensuite et s’est mise à monter,
dès que le jour fut clair : moi, j’ai suivi ses pas.

Elle t’a déposé, non sans m’avoir montré
avec son beau regard la porte que voilà ;
puis, elle et son sommeil sont disparus ensemble. »

Comme celui qui voit se dissiper ses doutes
et sent se convertir ses frayeurs en espoir,
après avoir enfin appris la vérité,

tel je devins moi-même ; et aussitôt mon guide,
me voyant rassuré, partit vers la falaise,
dont je gravis la pente à quelques pas de lui.

Lecteur, tu comprendras qu’à présent ma matière
commence à s’élever : ne t’étonne donc pas,
si je vais l’habiller avec plus d’artifice.

Nous nous étions déjà rapprochés de l’endroit
où je croyais d’abord distinguer une fente
qui semblait séparer deux pans de la muraille ;

et j’y vis une porte à laquelle on pouvait
monter par trois gradins de couleurs différentes,
et dont le seul gardien demeurait immobile.

Et comme j’ouvrais grands les yeux, pour regarder,
je l’ai bien vu, debout sur la marche d’en haut,
mais je n’ai pu souffrir l’éclat de son visage.

Il tenait à la main toute nue une épée
dont les brillants reflets resplendissaient si fort,
que souvent mon regard en restait ébloui.

« Écoutez-moi, là-bas : qu’est-ce que vous voulez ?
commença-t-il à dire ; où reste votre escorte ?
Gardez que ce chemin ne vous coûte trop cher ! »

« Une dame du Ciel, qui connaît bien ces choses,
répondit mon seigneur, nous envoya tantôt,
nous disant : « Allez là, la porte est devant vous ! »

« Qu’elle soit avec vous sur la route du bien !
répondit aussitôt le gardien trop courtois ;
venez, avancez-vous, venez monter nos marches ! »

Alors nous avançâmes jusqu’au premier degré,
construit en marbre blanc si lisse et si poli,
que je m’y vis tout tel que je suis en effet.

Le second était teint des couleurs de la nuit,
fait en pierre rugueuse et qui semblait brûlée,
en long et en travers sillonné de crevasses.

Le troisième gradin, qui dominait les autres,
paraissait d’un porphyre aussi haut en couleur
que le sang qui jaillit lorsqu’on ouvre une veine (92).

C’était sur ce dernier que reposaient les plantes
du messager de Dieu, qui défendait le seuil
et paraissait briller plus que le diamant.

Mon guide m’entraîna, visiblement content,
le long des trois gradins, en me disant : « Demande,
mais bien modestement, qu’on ouvre la serrure ! »

Me jetant aux saints pieds avec dévotion,
j’implorai par pitié que l’on m’ouvrît la porte,
après avoir frappé par trois fois ma poitrine.

Il me marqua sept P sur le front, à la pointe
de son épée, et dit : « Ne néglige donc pas,
quand tu seras entré, de laver ces sept plaies ! » (93)

La couleur de la cendre ou de la terre sèche
est tout à fait pareille à celle de sa robe (94) ;
et de l’un de ses plis il retira deux clefs.

La première était d’or et l’autre était d’argent (95) ;
et avec la clef blanche, ensuite avec la jaune,
il fit ce qu’il fallait pour mon contentement.

« Chaque fois que faillit l’une de ces deux clefs
et ne tourne pas rond au trou de la serrure,
nous dit-il, on ne peut obtenir le passage.

L’une est plus chère ; l’autre exige plus d’adresse
et beaucoup de savoir, avant qu’on puisse ouvrir,
car elle seule peut délier tous les noeuds.

Pierre me les donna jadis, en me disant
qu’il fallait ouvrir trop plutôt que trop fermer,
pourvu qu’on vînt toujours implorer à genoux. »

Ensuite il poussa l’huis de la porte sacrée,
en nous disant : « Entrez ! mais je vous fais savoir
qu’on expulse celui qui regarde en arrière. » (96)

Lorsque, l’instant d’après, nous avons vu tourner
sur leurs gonds les pivots de la porte sacrée,
qui sont faits d’un métal sonore et résistant,

la Porte Tarpéienne a dû grincer moins fort
et céder bien plus vite, quand le bon Metellus
fut enlevé de force, et le trésor vidé (97).

Et m’étant retourné quand j’entendis ce bruit,
je crus entendre aussi Te Deum laudamus (98)
que chantait une voix à ces doux sons mêlée.

Ce que j’en entendais me rappelait assez
l’effet que nous produit quelquefois la musique
quand le texte paraît tantôt être couvert

et tantôt renforcé par les accords de l’orgue.

 

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86 - L’Aurore. Amoureuse de Tithon, elle avait demandé à Jupiter de le rendre immortel comme elle, mais elle avait oublié de lui demander en même temps la jeunesse éternelle. L’interprétation exacte de tout ce passage est rendue difficile par l’absence d’indication sur l’endroit où blanchissait l’Aurore ; il semble cependant qu’il faut comprendre que Dante se référait tout d’abord à l’heure italienne. Cependant, ce n’est pas là la seule difficulté de ce texte, très diversement interprété par les commentateurs.

87 - Cela veut dire, sans doute, que l’Aurore se montrait à l’horizon avec la constellation ainsi désignée. Compte tenu de la saison (le printemps), cette constellation devrait être celle des Poissons (19 février au 21 mars), qui précède le Bélier (comme l’aurore précède le soleil, qui se trouvait alors dans le Bélier) ; mais la description qu’en donne Dante fait penser plutôt au Scorpion.

88 - Si l’on considère qu’en ce moment de l’année la nuit est à peu près égale au jour, les trois pas vers le jour doivent être les trois premières heures de la nuit. Si l’on admet que celle-ci commence vers six heures du soir, Dante veut dire qu’il était alors environ neuf heures du soir au Purgatoire ; ce qui correspond (cf. la note 11) à six heures du matin, approximativement, pour l’Italie. Cette interprétation d’un passage particulièrement confus est possible, sans être tout à fait sûre.

89 - Allusion à la légende mythologique de Procné et de sa soeur Philomèle.

90 - Dante rêve ce qui lui arrive réellement : il est transporté en haut, sur la montagne du Purgatoire, par Lucie, qui n’est autre que la Grâce divine (cf. Enfer, note 27).

91 - Il était donc environ huit heures du matin.

92 - La marche blanche symbolise la contrition ; la noire, la confession orale ; et la rouge, la satisfaction par les oeuvres. Le seuil en diamant symbolise la fermeté du confesseur.

93 - Les sept péchés capitaux, symbolisés par sept plaies ; chacun d’eux s’effacera lors du passage à la terrasse correspondante du Purgatoire. Cf. G. R. Sarolli, Noterella biblica sui sette P, dans Giornale dantesco, 1957, p. 217-224.

94 - La cendre a la couleur de l’humilité.

95 - Les deux clefs du règne des cieux sont le symbole du pouvoir apostolique de l’Église. La clef d’argent représente l’autorité divine grâce à laquelle le prêtre absout ; la clef d’argent est la science qui lui permet de peser et de juger les fautes, avant d’absoudre. La clef d’or est plus chère, parce que d’origine divine.

96 - L’absolution reste sans effet, si le pécheur retourne à son péché.

97 - Lors de l’entrée de César à Rome, L. Cecilius Metellus, tribun de la plèbe et gardien du trésor de Rome, qui était conservé dans un dépôt au-dessous de la Roche Tarpéienne, voulut s’opposer, mais inutilement. César le fit expulser, et la porte du trésor, ouverte par force, « gémit avec un grand bruit », selon Lucain, Pharsaîe, III, 154-155.

98 - Hymne de louange, composé par saint Ambroise.

 


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