Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 31



« Toi, qui restes au bord de la sainte rivière,
reprit, tournant vers moi la pointe d’un discours
dont déjà le tranchant m’atteignait durement,

la dame, et poursuivant sans s’être interrompue,
dis, dis si tout cela n’est pas vrai ! Que l’aveu
s’ajoute maintenant aux accusations ! »

Mon esprit se trouvait tellement confondu,
que je voulus parler, mais ma voix s’éteignit
avant de se lancer hors de son propre organe.

Bien vite elle épuisa sa patience et dit :
« Que penses-tu ? Réponds ! Les mauvais souvenirs
en toi n’ont pas encore été touchés par l’eau ».

La crainte qui se mêle à la confusion
arracha de mes lèvres un « oui » si mal formé,
qu’on l’entendait des yeux bien mieux que par l’ouïe.

Et comme ayant bandé trop fort une arbalète,
lorsqu’il faut décocher, la corde et l’arc se cassent
et les flèches s’en vont sans force vers le but,

à la fin j’éclatai sous ce poids accablant,
faisant place soudain aux soupirs et aux larmes,
cependant que ma voix s’étouffait dans ma gorge.

Elle me dit alors : « Au milieu de mes voeux
qui devaient te conduire vers l’amour de ce bien
auprès duquel plus rien n’est digne qu’on en rêve,

quelle chaîne ou fossé sur ta route tendus
avais-tu rencontrés, qui t’ont fait ainsi perdre
tout espoir de poursuivre en avant ton chemin ?

Quelles facilités, ou bien quel avantage
avais-tu découverts, écrits au front des autres,
pour ressentir si fort le besoin de leur plaire ? »

Avalant avec peine un soupir d’amertume,
ce n’est qu’avec effort que j’ai pu lui répondre,
et ma bouche forma péniblement des mots.

Je lui dis en pleurant : « Les objets corporels
avec leurs faux plaisirs détournèrent mes pas,
dès que votre regard se fut caché pour moi. »

« Que tu taises, dit-elle, ou même que tu nies
ce que tu reconnais, ta faute pour autant
n’en est pas moins connue, et ton juge la sait.

Mais lorsque des péchés l’aveu sort de lui-même
des lèvres du pécheur, la meule se retourne,
dans notre tribunal, contre le fil du glaive.

Et pour que maintenant tu ressentes la honte
de ton erreur passée, et pour qu’une autre fois
tu te montres plus fort avec d’autres sirènes,

laisse à présent sécher tes larmes, et écoute :
tu comprendras comment ma chair ensevelie
aurait dû te montrer un tout autre chemin.

La nature ni l’art ne t’ont jamais offert
de plaisir comparable à celui des beaux membres
qui me portaient jadis, et sont cendre à présent.

Or, puisque tu perdis ce suprême plaisir
par suite de ma mort, quel autre objet mortel
pouvait paraître encor désirable à tes yeux ?

Ne devais-tu plutôt, quand les choses trompeuses
venaient de te porter ce premier coup, lever
ton esprit jusqu’à moi, qui lors ne trompais plus ?

À quoi sert-il d’attendre, avec du plomb aux ailes,
des déboires nouveaux, de quelque jeune fille
ou d’autres vanités dont le temps est si court ?

On trompe un jeune oiseau deux ou trois fois de suite :
mais à partir du jour qu’il a toutes les plumes,
il saura reconnaître et la flèche et les rets. »

Pareil à ces enfants qui, muets et honteux,
restent à écouter et, le regard bien bas,
reconnaissent leur faute et en ont du remords,

tel j’étais demeuré : « Si tu ressens, dit-elle,
tant de peine à m’entendre, allons, lève la barbe :
tu seras plus navré de m’avoir regardée. »

Le chêne le plus fort fait moins de résistance
à l’heure où l’ouragan chez nous le déracine,
ou le vent de la terre où régnait Iarbas (329),

que j’en fis, pour lever la tête à ses paroles ;
et lorsqu’elle eut dit « barbe » au lieu de dire « tête »,
je sentis aussitôt la pointe envenimée.

Mais dès que je levai ma face vers le haut,
je sentis d’un regard que les êtres premiers
avaient déjà cessé de parsemer des fleurs,

et mes yeux, qui n’étaient pas encore assurés,
virent que Béatrice était alors tournée
vers la bête qui joint en elle deux natures.

Elle, malgré son voile et malgré la distance,
surpassait d’aussi loin sa beauté de jadis,
que sa beauté, jadis, a surpassé les autres.

Je sentis me piquer du repentir l’ortie
si fort, que les plaisirs qui m’avaient éloigné
le plus de mon amour m’étaient les plus odieux.

Le remords me poignait si durement le coeur,
que je tombai pâmé ; celle à qui je le dois
peut seule raconter ce qu’il advint de moi.

Puis, lorsqu’un peu de force enfin revint au coeur,
cette dame apparut, que d’abord je vis seule
et qui dit, se penchant sur moi : « Serre-moi bien ! »

Elle m’avait plongé jusqu’au cou dans le fleuve
et s’avançait sur l’eau, me traînant après elle
aussi facilement qu’une simple nacelle.

Quand j’arrivai tout près de la rive bénie,
j’ouïs l’Asperges me (330), chanté si doucement
qu’il m’en souvient à peine et je ne puis l’écrire.

La belle dame alors me tendit ses deux bras,
me prenant par la tête, et me plongea sous l’onde,
si bien qu’il me fallut avaler de son eau.

Puis elle m’en sortit et, bien que tout trempé,
me fit entrer en danse avec les quatre belles
et chacune à son tour me couvrit de son bras.

« Nymphes dans cet endroit et dans le ciel étoiles,
avant que Béatrice au monde ne descende
on nous vint désigner pour lui servir d’esclaves.

Nous allons te mener sous ses yeux ; ces trois femmes
au regard plus profond aiguiseront le tien,
pour qu’il reçoive mieux son heureuse clarté. »

Elles chantaient ainsi ; puis elles me menèrent
au-devant du poitrail du griffon, où déjà
Béatrice tournait son visage vers nous.

Elles dirent alors : « Ouvre bien grands les yeux !
Voici, nous t’avons mis devant les émeraudes
d’où l’Amour t’a déjà décoché de ses flèches ! »

Un millier de désirs plus brûlants que la flamme
attachèrent mes yeux aux yeux resplendissants
qui demeuraient toujours fixés sur le griffon.

Et comme le miroir réfléchit le soleil,
tel le double animal rayonnait dans ces yeux
et montrait tour à tour l’une et l’autre nature.

Lecteur, tu peux penser si j’étais étonné
de voir un tel objet, immobile en lui-même,
et dont, pourtant, l’image ainsi se transformait.

Alors, tandis que plein de stupeur et de joie,
mon esprit savourait le céleste aliment
qui peut rassasier sans jamais fatiguer,

soudain les autres trois s’avancèrent vers nous,
montrant par leur maintien leur plus grande noblesse
et dansant aux accords de leur céleste chant.

« Tourne ton saint regard, tourne-le, Béatrice
(c’est ainsi que disait leur chant), vers ton fidèle
qui, pour te retrouver, fit un si long voyage !

Fais-nous la grâce aussi de vouloir dévoiler
ton sourire pour lui, afin qu’il y contemple
la seconde beauté que tu gardes couverte ! » (331)

Splendeur de l’éternelle et vivante lumière,
qui donc pâlit assez à l’ombre du Parnasse,
qui donc se soûle assez de l’eau de ta fontaine,

pour qu’on ne pense pas qu’il a perdu l’esprit,
s’il prétend te montrer telle que tu parus,
à l’endroit où les choeurs du Ciel te font un cadre,

lorsque tu découvris ton visage au grand jour ?

 

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329 - La Libye.

330 - Pendant qu’il restait sans connaissance, Matelda a trempé le poète dans le Léthé, le traînant vers la rive ou reste Béatrice. Les anges chantent la formule qu’employait le prêtre, en jetant l’eau bénite, après la confession.

331 - La beauté des yeux de Béatrice, peut-être l’Intelligence divine, est complétée par la « seconde beauté » de ses lèvres, qui pourraient symboliser l’Amour divin.

 


Dante

 

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